Fiche du document numéro 31763

Num
31763
Date
Janvier 2019
Amj
Taille
1710938
Titre
La garde présidentielle de Bob Denard. Un mercenariat à la française (1961-1989) ?
Sous titre
Le nom de Bob Denard est bien connu. C’est généralement moins le cas de la liste de ses activités comme du contexte géopolitique dans lequel elles se sont déroulées. Déplaçant la focale habituelle, cet article nourri d’archives remarquables revient sur ces combattants français irréguliers de la guerre froide qui ont œuvré, avec le soutien tacite de l’État français, pour les pays africains « amis de la France ». Du Katanga congolais aux Comores en passant par le Gabon, il montre en particulier comment prend forme un mercenariat particulier, « à la française », qui a pleinement pris part aux processus de violences postcoloniales du continent africain.
Nom cité
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Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Le nom de Bob Denard est bien connu. C’est généralement moins le cas de la liste de ses activités comme du contexte géopolitique dans lequel elles se sont déroulées. Déplaçant la focale habituelle, cet article nourri d’archives remarquables revient sur ces combattants français irréguliers de la guerre froide qui ont œuvré, avec le soutien tacite de l’État français, pour les pays africains « amis de la France ». Du Katanga congolais aux Comores en passant par le Gabon, il montre en particulier comment prend forme un mercenariat particulier, « à la française », qui a pleinement pris part aux processus de violences postcoloniales du continent africain.

15 octobre 2017, au cimetière de Grayan-etl’Hôpital (Gironde) : les anciens de la Garde
présidentielle des Comores (GP) sont venus
rendre leur hommage annuel à Bob Denard.
Sur sa pierre tombale est dressée une plaque
en forme d’écusson de la GP et portant l’inscription : « Au Colonel Robert Denard. Vous
nous avez fait vivre nos rêves. Nous vous avons
fait réaliser les vôtres. Vos Hommes. » Trois
symboles ornent la plaque : le portrait de Bob
Denard, coiffé de son béret rouge du temps
du Congo ; l’insigne composé d’un faisceau
des licteurs sur un globe terrestre de l’association des anciens baptisée Orbs Patria Nostra,
en écho à la Legio Patria Nostra des légionnaires ; et trois oies sauvages qui s’envolent, en
référence au chant d’hommage rendu aux parachutistes morts.

L’histoire des mercenaires français a longtemps été vue à l’ombre de Bob Denard.
Pourtant, ce « corsaire de la République »,
comme il a aimé à se présenter, n’incarne
qu’une seule des voies tracées par les combattants postcoloniaux français. La première
génération de mercenaires est en effet celle
des « soldats perdus » des guerres coloniales
(années 1950-1960) qui en constitueraient en
quelque sorte la matrice, ce qui permettrait
d’expliquer des violences commises dans la
lignée des violences coloniales.
Cette lecture ne rend toutefois pas compte
de la diversité des combattants irréguliers
français de la guerre froide en Afrique. À
cette génération succède celle des années
1960‑1980 qui s’identifie, au fil de trois décennies, à Bob Denard. L’activité de ce dernier se
décline en trois temps : les années 1960 où il
est l’« affreux » (surnom donné aux mercenaires du Katanga), le chien de guerre, de la
République démocratique du Congo à l’État
du Katanga en passant par le Yémen ; les
années 1970, où il est l’expert, le consultant de
la Françafrique et de ses chefs d’États qui lui
commandent des opérations coups de poing
chez des voisins jugés subversifs (les Comores
en 1975 et 1978, et le Bénin en 1977 sont les
exemples les plus célèbres) ; les années 1980 où
il stabilise géographiquement et économiquement son modèle mercenarial avec la GP, qui
contrôle intégralement l’archipel des Comores.
Sur fond de guerre froide, qui sert autant
d’argument que de prétexte à ces combattants
irréguliers, la recomposition de cette culture de

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20 & 21. REVUE D’HISTOIRE, 141, JANVIER-MARS 2019, p. 143-157

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Jean-Pierre Bat

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guerre s’effectue à travers deux facteurs géopolitiques : la Françafrique et l’Afrique du Sud de
l’apartheid, véritable patrie des mercenaires.
Tout le travail identitaire des mercenaires du
groupe de Bob Denard a consisté à réduire
l’ethos du guerrier irrégulier pour mettre en
avant l’ethos du militaire français. Il s’agit pour
eux de bâtir une compagnie militaire africaine, encadrée par un savoir-faire inspiré de la
culture parachutiste française. Si celle-ci s’inscrit dans la droite ligne des guerres coloniales,
les membres de la GP de Bob Denard ne sont
cependant pas des vétérans de ces guerres. À
leurs yeux, ce n’est pas le combattant qui est
irrégulier, mais la nature de la guerre 1. C’est
la raison pour laquelle ils placent comme
figure tutélaire de « Grand Ancien » de leur
Panthéon militaire, le commandant Roger
Faulques. Officier légionnaire sorti du rang,
pionnier du bataillon étranger parachutiste en
Indochine, il est célèbre pour son ardeur au
combat, saluée jusque par le Viêt-Minh. Figure
du 1er régiment étranger parachutiste (dissout
après le putsch des généraux d’avril 1961) et
acteur clé de la bataille d’Alger, il y assume le
recours à la torture au nom de l’efficacité dans
la lutte contre le Front de libération nationale
(FLN). Ces mercenaires entendent mettre en
œuvre la guerre non conventionnelle que ne
peuvent ou ne veulent plus assumer les États
postcoloniaux, mais qui reste selon eux le seul
rempart contre l’ennemi : la « subversion communiste ». Tandis que l’Afrique du Sud de
l’apartheid crée le modèle des grandes compagnies de mercenaires, les combattants français, à défaut de pouvoir les concurrencer,

développent à la suite de l’expérience gabonaise une école qui leur est propre, à l’ombre
de chefs d’État « amis de la France » : les
gardes présidentielles (GP).
Faute de sources accessibles, l’histoire des
combattants irréguliers après 1962 reste encore
largement à écrire. Si l’essentiel des connaissances provient des mémoires ou des témoignages d’anciens mercenaires 2, les travaux de
l’historien Walter Bruyère-Ostells, fondés sur
des sources inédites, ont apporté des perspectives nouvelles. Le fonds d’archives de Bob
Denard et sa GP comorienne 3, actuellement
en cours de classement aux Archives nationales
(fonds 770 AP), ouvre une nouvelle voie. Cet
article s’appuie quant à lui sur les fonds Bob
Denard, Jacques Foccart (AG/5/F) et Philippe
Lettéron (90 AJ) conservés aux Archives nationales, sur des enquêtes de terrain au Gabon et
sur des entretiens avec d’anciens mercenaires.

(1) Archives nationales (AN), 770 AP, archives de Bob
Denard, collections photographiques personnelles. À la fin de
sa vie, dans les années 1990, Bob Denard aimait à se présenter en compagnie des officiers de l’armée française qui ont été
les artisans de la guerre non conventionnelle : Jean Sassia (service Action en Indochine), Paul Aussaresses (cadre fondateur
du service Action et vétéran d’Indochine et d’Algérie), Bob
Maloubier (cadre fondateur du service Action et fondateur de
la GP au Gabon).

(2) Le style est précocement inauguré en France par l’ouvrage de Jacques Duchemin, Jacques Le Bailly et Roger
Trinquier, Notre guerre au Katanga, Paris, La Pensée universelle, 1963. Le genre des mémoires a été plus directement inauguré par l’Irlandais Mike Hoare (Congo Mercenary,
Londres, Hale, 1976).
(3) Walter Bruyère-Ostells, Dans l’ombre de Bob Denard. Les
mercenaires français de 1960 à 1989, Paris, Nouveau Monde éditions, 2014.

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De Trinquier à Denard : la jungle
congolaise des mercenaires français
(1961-1967)
La première expérience mercenariale en
Afrique, au Katanga, province congolaise,
entre 1961 et 1963, se solde par un échec.
Alors que s’achève la guerre d’Algérie, les officiers français envoyés officieusement par le
gouvernement français au secours de Moïse
Tshombé (à la tête de la révolte sécessionniste katangaise) se heurtent à l’inefficacité
de la tactique contre-subversive pour préserver l’indépendance du Katanga. La guerre
contre-­révolutionnaire demeure cependant le

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JEAN-PIERRE BAT

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credo militaire de la guerre froide en Afrique.
À défaut d’engagement des politiques français, les militaires s’affilient à un chef d’État
africain « ami de la France ». Leur stratégie consiste à se tourner vers les compagnies
de mercenaires sud-africains, qui, au nom de
l’apartheid, mènent la lutte anticommuniste
en Afrique. La multiplication des violences
postcoloniales constitue une tactique destinée
à semer la confusion quant à la recherche des
responsabilités (comme dans le cas de la guerre
menée par les mercenaires contre l’Organisation des nations unies) et à faire basculer l’opinion publique internationale.
Peu après la sécession du Katanga, le
11 juillet 1960, moins de deux semaines après
la proclamation d’indépendance du CongoKinshasa, certains milieux français 1 suggèrent
d’offrir au Katanga de Moïse Tshombé une
assistance officieuse dans le cadre du nouveau
Grand Jeu anticommuniste qui se développe au
cœur de l’Afrique, dans lequel la menace révolutionnaire est incarnée selon les Occidentaux
par Patrice Lumumba. Si l’initiative est belge
durant les six premiers mois, à partir de 1961,
en pleine guerre d’Algérie, des combattants
aguerris de la lutte contre-révolutionnaire,
vétérans d’Indochine et d’Algérie, sont officieusement débauchés. En janvier 1961, le
cabinet du ministre des Armées convoque en
effet le colonel Roger Trinquier, ancien chef
du groupement du commando mixte aéroporté en Indochine (le bras armé du service
Action en Asie) et un des officiers clés de la
bataille d’Alger puis du Comité de salut public
fondé le 13 mai 1958. Son ouvrage célèbre
La Guerre moderne, paru en 1961, théorise
(1) Jean-Pierre Bat, La Fabrique des Barbouzes. Histoire des
réseaux Foccart en Afrique, Paris, Nouveau Monde éditions,
2015. Jean Mauricheau-Beaupré, collaborateur de Jacques
Foccart, est envoyé à Brazzaville en août 1960 où il est en
contact avec Charles Delarue, ancien policier anticommuniste recyclé comme chef de la police politique du CongoBrazzaville.

la guerre contre-révolutionnaire ou guerre
contre-insurrectionnelle qu’il a pratiquée en
Indochine contre le Viêt-Minh, puis théorisée
en Algérie 2. Mêlant considérations tactiques
non conventionnelles et réflexions politiques
prétendant décrire les thèses marxistes révolutionnaires, il devient le bréviaire des partisans d’un nationalisme colonial anticommuniste, les rouges-bruns. Son implication dans
l’instigation du coup d’État du 13 mai 1958
motive néanmoins son éloignement d
­ ’Alger et
son affectation dans le Sud-Est de la France.
En janvier 1961, il rend compte au ministre
des Armées Pierre Messmer de la visite reçue,
à son domicile de Nice, d’émissaires de Moïse
Tshombé 3, venus lui proposer de devenir le
chef d’état-major de la gendarmerie katangaise.
Celle-ci lutte alors contre les rebelles Baluba,
l’armée du gouvernement central congolais, et
les Casques bleus de l­ ’Organisation des nations
unies (ONU). Face à tant d’adversaires, seule
la « guerre moderne » pourrait selon lui permettre de vaincre politiquement. Le cabinet du ministre des Armées l’enjoint à accepter cette proposition – autant pour l’éloigner
jusqu’au cœur de l’Afrique que pour poursuivre officieusement une forme de Realpolitik
dans la continuité de la décolonisation de
l’Afrique centrale. Roger Trinquier et les officiers qu’il a choisis pour l’accompagner dans
ce saut sans parachute au Katanga sont invités
à se mettre en disponibilité de l’armée, mais
ils obtiennent des garanties pour leur retour et
des soutiens sur place. Pour ces officiers, qualifiés par le général de Gaulle dans son discours
(2) Roger Trinquier a notamment publié : La Guerre
moderne, Paris, La Table ronde, 1961 ; Le Coup d’État du
13 mai 1958, Paris, Esprit nouveau, 1962 ; Notre Guerre au
Katanga, Paris, La Pensée universelle, 1963 ; L’État nouveau,
la solution de l’avenir, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1964 ;
Guerre, subversion, révolution, Paris, Robert Laffont, 1968 ; Le
Temps perdu, Paris, Albin Michel, 1978 ; La Guerre, Paris, Albin
Michel, 1980.
(3) Entretien de l’auteur avec Jacques Duchemin (2008).

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LA GARDE PRÉSIDENTIELLE DE BOB DENARD

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du 23 avril 1961 d’« officiers partisans, ambitieux et fanatiques 1 », la guerre contre la
« subversion communiste » ou le « communisme international », commencée en Asie et
poursuivie dans le monde arabe, doit désormais être conduite en Afrique, dans la lignée
de la décolonisation. L’influence des combats
menés lors de la guerre du Cameroun est également sensible, qu’il s’agisse de la guerilla,
de la guerre de la jungle devenue guerre de
la brousse, des politiques de regroupement et
d’intimidation collective, des pratiques de responsabilité collective des populations civiles,
de l’action dite psychologique ou encore des
interrogatoires violents. Si la venue de Roger
Trinquier au Katanga fait long feu face à la
résistance des officiers coloniaux belges reconvertis auprès de Moïse Tshombé 2, ses lieutenants parviennent à prendre pied sur le terrain
et à poser les jalons de la « guerre moderne »
en Afrique : le commandant Roger Faulques,
épaulé par les capitaines La Bourdonnaye et
Égé, prend la tête du petit contingent d’officiers français 3, bientôt rejoint par le capitaine Ropagnol et le lieutenant Badaire. Les
mercenaires français obtiennent le soutien de
l’équipe de l’Union aéromaritime des transports (UAT), compagnie aérienne privée mise
au service du renseignement français par son
directeur des relations extérieures, Daniel
Richon. Ce dernier est un proche du secrétaire
général des Affaires africaines et malgaches de
l’Élysée, Jacques Foccart, et honorable correspondant du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE).
Surtout, au consulat de France à Élisabethville
(1) Jacques Duchemin, Roger Trinquier, Notre guerre au
Katanga, Paris, La Pensée moderne, 1963.
(2) Van Doal [F. Van de Walle], Une ténébreuse affaire ou
Roger Trinquier au Katanga, Bruxelles, Tamtam Ommegang,
1979.
(3) Entretiens de l’auteur avec Jacques La Boudonnaye
(Paris, 2008) et entretien téléphonique avec Roger Faulques
(2009).

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(capitale du Katanga), surnommé le « consulat
corse », le consul Joseph Lambroschini, honorable correspondant du SDECE 4 devient selon
Conor O’Brien, chef de la mission de l’ONU
à Élisabethville, le chef des mercenaires 5. De
Brazzaville, c’est en fait Jean MauricheauBeaupré, envoyé de Jacques Foccart auprès
des chefs d’États du « pré carré » et conseiller
officiel de l’abbé Fulbert Youlou, président du
Congo-Brazzaville, qui organise et coordonne
l’action des mercenaires pour Moïse Tshombé.
Jean Mauricheau-Beaupré incarne le « circuitcourt » entre Paris et les chefs d’État « amis
de la France », c’est-à-dire la liaison politique directe entre Jacques Foccart et les présidents africains, en marge des arcanes classiques
de la diplomatie. En contact étroit avec Jean
Mauricheau-Beaupré et Joseph Lambroschini,
Roger Faulques, nouvelle icône, et son groupe
de mercenaires mènent leur guerre contre
l’ONU, le « machin » selon la terminologie
gaulliste 6. Le Katanga sert ainsi de répétition
générale d’une formule appelée à un certain
avenir en Françafrique : l’illégalisme d’État,
c’est-à-dire le recours à des troupes irrégulières, dont Jean Mauricheau-Beaupré se veut
un des grands maîtres d’œuvre. Mais les officiers spécialistes de la contre-insurrection
rompus aux guerres coloniales ne s’avèrent
finalement pas les meilleurs atouts politiques
et tactiques.
En 1961, Jean Mauricheau-Beaupré dé­­
couvre un « nouveau talent » : un certain Bob
Denard, débarqué au Katanga avec le concours
de milieux activistes anticommunistes liés officieusement à l’armée française. Il deviendra le
mercenaire par excellence de la Françafrique, à
tel point que son ombre occulte toute l’histoire
(4) Entretien téléphonique de l’auteur avec le fils de Joseph
Lambroschini (2009).
(5) Conor O’Brien, To Katanga and Back. A UN Case History,
Londres, Hutchinson & Cie, 1962.
(6) J.-P. Bat, La Fabrique des barbouzes, op. cit.

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des soldats irréguliers et mercenaires français en
Afrique durant la guerre froide 1. Indépendant
par rapport à l’armée française malgré un bref
passage dans la Marine en Indochine, inconnu
du grand public à la différence des officiers
­d’Algérie malgré une condamnation au Maroc
en raison de son implication dans un attentat contre Pierre Mendès France, en rupture
de ban avec la société des Trente Glorieuses, il
tente sa chance dans le mercenariat en Afrique.
Après avoir été fait officier de la gendarmerie
katangaise où il est distingué pour son usage
tactique des mortiers, il est rappelé par Jean
Mauricheau-Beaupré pour épauler le retour
au pouvoir de Moïse Tshombé en 1964. Entretemps, Bob Denard a tracé sa route de mercenaire du Congo au Yémen, dans un mélange de
fuite en avant et d’opportunisme aventurier 2.
Au Congo en 1965, Bob Denard a pour
mission de créer une unité spéciale, inspirée
du modèle des compagnies sud-africaines mais
émancipée de celles-ci : le 1er Choc 3. En lien
avec Jean Mauricheau-Beaupré et son fondé
de pouvoir à Léopoldville, Philippe Lettéron,
Bob Denard se rapproche de Maurice Robert,
le chef du secteur N (Afrique) du SDECE.
Officiellement intégré à l’Armée nationale
congolaise (ANC) du général Mobutu, le
1er Choc s’avère en fait un outil indépendant
qui mène une guerre non conventionnelle de

(1) Campagnes d’entretiens avec Philippe Lettéron (Paris,
2004-2005) ; Pierre Lunel, Bob Denard, le roi de fortune, Paris,
Éditions no 1, 1991 ; Bob Denard, Corsaire de la République,
Paris, Robert Laffont, 1998.
(2) En témoigne la rédaction de son projet d’action au
Yémen (AN, 770 AP, archives de Bob Denard, dossier Yémen,
feuille de route olographe de la mission au Yémen rédigée par
Bob Denard sur un sac en papier de voyageur aérien, 1964).
(3) Archives nationales (AN), 90 AJ/55-62, archives de
Philippe Lettéron, conseiller de Moïse Tshombé (1964-1965) ;
rapport du commandant Denard pour la création et l’organisation d’un bataillon mixte d’intervention (BMI) et d’un bataillon étranger d’intervention (BEI), Léopoldville, 26 décembre
1964 ; lettres du commandant Bob Denard au général Mobutu,
27 et 28 décembre 1964 ; 90 AJ/56-57, lettre codée de Bill
[Denard] à Philippe Lettéron, mars 1965.

brousse et de jungle 4. L’efficacité de cette unité
mérite d’être interrogée : légère et rapide,
elle essuie plus d’accrochages, certes violents,
qu’elle ne mène de véritable bataille. Face aux
milices rebelles Simba issues du Kivu et de la
Province orientale, les mercenaires redoublent
de violence.
Après la chute de Moïse Tshombé en
octobre 1965, les mercenaires restent au service du général Mobutu qui les emploie pour
liquider les restes de la rébellion lumumbiste. Mais rapidement, ces mercenaires, perçus comme l’héritage de Moïse Tshombé,
deviennent encombrants. Sous la conduite de
Bob Denard et de Jean Schramme, avec l’aval
officieux du SDECE et de Jean MauricheauBeaupré, les mercenaires fomentent en 1967
une insurrection générale pour le compte de
Moïse Tshombé contre le général Mobutu.
L’échec leur impose de quitter le Congo 5.
Blessé à la tête, Bob Denard lui-même est
contraint à une convalescence forcée qui lui
offre l’occasion de réfléchir aux formes de son
engagement militaire non conventionnel.
La garde présidentielle gabonaise :
au service de la Françafrique (1964-1981)
C’est au Gabon que se redessine l’engagement irrégulier d’anciens militaires français.
Au lendemain du putsch raté de février 1964
au cours duquel le président Léon M’Ba est
enlevé, Jacques Foccart, Guy Ponsaillé, ancien
administrateur colonial devenu le bras droit
de Pierre Guillaumat à l’Union générale des
pétroles (UGP devenue Elf en 1967) et conseiller politique de Léon M’Ba, ainsi que Maurice
(4) Entretien de l’auteur avec Henri Clément, officier du
1er Choc (Paris, 2016) ; Henri Clément, Journal de marche du
1er Choc sous le commandement de Robert Denard, Saint-Maurdes-Fossés, Orbs Patria Nostra, 2016.
(5) AN, 90 AJ/61, Insurrection manquée de mercenaires,
1976 ; entretien de l’auteur avec Maurice Robert, chef du secteur Afrique du SDECE (Cap Ferret, 2004).

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Robert, chef du secteur N au SDECE 1, sollicitent l’aide de Bob Maloubier. Celui-ci est
un ami de Jacques Foccart, ancien capitaine
du service Action du SDECE, reconverti en
forestier puis en pétrolier au Gabon après avoir
quitté l’armée française en 1956. Il est alors
engagé sous contrat de la Coopération pour
créer la GP afin d’assurer la protection physique du président gabonais. Le premier cercle
des cadres français de la GP est formé par les
anciens élèves de Bob Maloubier, réservistes
du 11e Choc qui reconnaissent s’ennuyer dans
la France des Trente Glorieuses. À son départ
en 1966, il désigne pour le remplacer Yves
Le Braz, ancien officier colonial, à qui succède
Louis-Pierre Martin dit « Loulou » Martin,
vétéran du 1er régiment étranger parachutiste
(1er REP). Tous deux sont des officiers issus
des guerres d’Indochine et d’Algérie, nationalistes, anticommunistes et rompus à la doctrine
de la guerre révolutionnaire (DGR). Dès 1966,
Omar Bongo, vice-président de la République
gabonaise, résilie le statut de coopérant du chef
de la GP pour le passer sous contrat gabonais
et conserve ainsi un contrôle intégral sur « sa »
garde prétorienne.
L’action de la GP souligne le flou de la frontière entre coopération et mercenariat. Celui-ci
l’est d’autant plus que le SDECE ou des personnalités à la croisée de milieux interlopes,
ni vraiment officiels ni tout à fait officieux,
servent d’intermédiaires entre la République
et les mercenaires (Jean Mauricheau-Beaupré).
Un sentiment d’impunité contribue à la multiplication de violences extra-légales. Servant
Omar Bongo, ces soldats pensent servir la
France et sa politique en Afrique ; c’est du
moins le récit auquel ils adhèrent et dont ils
entendent tracer les contours, affranchis de
toute argutie diplomatique. En conséquence,
(1) Jean-Pierre Bat, « Le secteur N (Afrique) et la fin de
la guerre froide », Relations internationales, 165, 2016, p 43-56.

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au cours de la décennie 1970, Libreville
devient un laboratoire de la Françafrique, et
la GP gabonaise le support de cette expérience
sécuritaire 2. C’est ainsi que de nombreux
vétérans des guerres coloniales, parfaitement
connus de l’armée ou des services spéciaux, se
recyclent à Libreville et contribuent à asseoir
le pouvoir d’Omar Bongo au fil de la décennie.
La main de certains d’entre eux a été soupçonnée dans l’assassinat de Germain M’Ba, l’historique opposant à Omar Bongo, survenu le
17 septembre 1971, sans toutefois qu’aucune
preuve n’ait pu être apportée. La kongossa, la
rumeur gabonaise bien informée, en garde le
souvenir 3.
La kongossa associe d’autant plus la GP à
la France et à son système mercenarial que la
sociologie de cette unité plaide en ce sens, après
les purges de la guerre d’Algérie. Nombre d’officiers ou de sous-officiers de la GP gabonaise
sont connus pour leur engagement en faveur
de l’Algérie française. Façonnés par les guerres
coloniales, ils ont le sentiment de poursuivre
à Libreville le combat mené dans les rizières
d’Indochine puis le djebel algérien. Travailler
pour l’État gabonais présente un double avantage : ils ne servent pas le régime gaulliste avec
lequel ils entretiennent un rapport complexe à
(2) AN,
AG/5(F)/2012-2013,
dossiers
« Gabon »
(1965‑1966). Bob Maloubier, L’Espion aux pieds palmés, Paris,
Éditions du Rocher, 2013 ; entretiens de l’auteur avec Bob
Maloubier, 2008. De 1964 à 1966, Bob Maloubier a scrupuleusement veillé à ce que sa mission soit exercée dans le cadre
d’un contrat de Coopération, c’est-à-dire qu’elle s’intègre dans
un dispositif français de mise à disposition. À son départ, Omar
Bongo s’arrange pour que le poste de chef de la GP se transforme en contrat gabonais : cela a eu pour conséquence que le
payeur a repris peu à peu la main sur l’orientation politique de
la GP, tout en laissant entendre que cette évolution s’inscrit
simplement dans celle de la redistribution des moyens sur le
terrain. Le gage du maintien de l’esprit de la GP est donné par
sa sociologie d’anciens militaires français, fréquemment vétérans des guerres coloniales, plus ou moins venus avec la protection de Maurice Robert, fondateur du secteur Afrique du
SDECE.
(3) Enquêtes de terrain de l’auteur au Gabon (2008, 2017,
2018).

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JEAN-PIERRE BAT

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la suite du processus politique qui a conduit à
l’indépendance de l’Algérie, mais continuent à
défendre ce qu’ils estiment être le grand dessein français et la lutte dite antisubversive et
anticommuniste. Ils peuvent ainsi continuer à
« servir », sans contradiction politique. Une
carrière, au sens propre du terme s’offre de
plus à eux : ils accèdent avec la GP à des grades
d’officiers supérieurs et généraux dans l’armée
gabonaise, des grades auxquels ils n’auraient
jamais pu prétendre dans les rangs de l’armée
française. Ce contrat militaire africain hérité
de l’armée coloniale permet aussi aux hommes
du rang de « faire carrière ». Cette dimension joue aussi bien dans un répertoire social
(ils acquièrent une authentique autorité dans
la société gabonaise qu’ils ont perdue dans la
société française, surtout après Mai 68), que
symbolique (en termes d’estime professionnelle et personnelle de soi) ou financier (pour
ceux qui atteignent les grades supérieurs, les
salaires garantissent un train de vie plus que
confortable). Bob Denard lui-même, simple
sous-officier de la Marine nationale, gagne
des galons d’officier subalterne au Katanga,
puis un brevet de colonel dans l’armée nationale congolaise du général Mobutu entre 1961
et 1967. Il devient alors pour ses hommes « le
colonel » du Congo et le reste jusqu’à sa mort.
Alors qu’il n’aurait jamais pu prétendre à un
grade d’officier dans l’armée française, il réalise en six ans de mercenariat un cursus honorum inespéré quand, en 1959-1960, il est en
quête d’un travail. Pendant les années 1970,
au lendemain du bouleversement provoqué
par Mai 68, la fraternité d’armes, le sentiment
d’« entre soi », le désir d’aventure face à une
France qu’ils jugent endormie dans le confort
matériel des Trente Glorieuses, mais aussi la
conviction de poursuivre un combat qu’ils
considèrent juste mais incompris par l’opinion publique française (et inavouable pour
l’État français), constituent autant de facteurs

de cohésion et un imaginaire commun pour
l’aventure de ces hommes en Afrique 1.
La GP gabonaise, avec la nébuleuse de
contractuels français employés par la présidence gabonaise de manière temporaire ou à
travers d’autres structures 2, constitue donc le
creuset d’un certain modèle sécuritaire et un
outil de transition générationnelle après les
guerres coloniales. Les « mercenaires » ne sont
plus des chiens de guerre ou des « soldats perdus ». Ils recomposent (régénèrent selon eux)
une nouvelle culture de terrain, dans la droite
ligne de la guerre contre-subversive appliquée
au quotidien, auprès d’un régime issu de la
Françafrique qu’il faut « défendre » contre la
menace intérieure et extérieure.
La victoire des socialistes en 1981 constitue
en ce domaine une rupture avec la promesse,
non tenue, d’un aggiornamento de la politique
africaine de la France. À la suite d’une intoxication et d’une provocation parties de Libreville
et dont le gouvernement socialiste a évité de
peu de faire les frais en octobre 1981, Pierre
Marion, directeur général de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), rédige le
17 novembre 1981 à la demande de l’Élysée un
rapport. Plus ou moins juste dans ses détails,
il retrace les « réseaux africains », leur histoire
(1) AN, 770 AP, archives de Bob Denard, photographies
des « colleurs d’affiches » (1968). Le sentiment de cassure avec
la France de Mai 68 est d’autant plus fort que Bob Denard et
ses hommes n’ont pas hésité à se rendre à Paris pour jouer
les colleurs d’affiches en Mai 68, pour lutter, d’un même
combat de l’Afrique à la France, contre la « subversion ».
La mémoire estudiantine en a gardé le souvenir sous le nom
de « Katangais », pour désigner les appariteurs musclés, et
jusqu’alors inconnus du monde universitaire, lancés contre les
occupants de la Sorbonne.
(2) On peut notamment citer le Centre de documentation
(CEDOC), service de renseignement intérieur créé au lendemain de l’indépendance, dirigé par l’inspecteur de police coloniale Georges Conan et restructuré par le commissaire de police
du Service de coopération technique international de police
(SCTIP) René Galy, ou encore le service de contre-ingérence
(service de contre-espionnage offensif), créé à la fin des années
1970 par le lieutenant-colonel du SDECE Jacques Ferrari
détaché au Gabon. (Maurice Robert, « Ministre » de l’Afrique.
Entretiens avec André Renault, Paris, Éd. du Seuil, 2004.)

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LA GARDE PRÉSIDENTIELLE DE BOB DENARD

JEAN-PIERRE BAT

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Mais la politique africaine est dirigée très officiellement depuis l’Élysée par Jacques FOCCART.
Tout à fait logiquement se crée donc un lien d’allégeance entre le Secteur Afrique [du SDECE]
et M. FOCCART. […] Il arrive vers la fin des
années 60 que des missions confiées au SDECE
par le Gouvernement se trouvent doublées, de
façon plus concurrentielle que complémentaire, par des missions dirigées par le Secrétariat
Général aux Affaires africaines et confiées à ce
qu’il faut bien appeler des « mercenaires ». […]
Vers les années 70, la Société ELF-ERAP qui
s’intéresse de son côté à l’Afrique, se dote d’un
véritable petit service de renseignement animé par
quelques anciens du SDECE, dont M. TROPEL
et le Colonel ROBERT, ancien Chef du Secteur
Afrique et très lié à M. FOCCART. […] 1974 voit
le départ de M. Jacques FOCCART. L’accession
de son ancien adjoint, M. René JOURNIAC, au
poste de Conseiller pour les Affaires africaines
ne modifie pas fondamentalement les données
[…]. L’élément perturbateur va être le changement politique survenu en mai dernier. Des responsables nouveaux apparaissent avec lesquels les
Chefs d’État africains traditionnellement liés à la
France vont devoir composer sur des bases nouvelles 1.

Ce même rapport établit un profil sociologique
de ces hommes des « réseaux africains » parmi
lesquels les mercenaires trouvent une place de
choix :
– Fonctionnaires français ayant su se rendre
indispensables dans leur pays de séjour ;
– des chefs d’entreprises, chefs d’agence ou affairistes ayant besoin de la complaisance des pouvoirs locaux ;
(1) AN, Archives de Philippe Gaillard, 20140408, rapport
du SDECE sur les réseaux d’influence en Afrique (1981). Ce
rapport, comme les deux précédents établis pour Alexandre
de Marenches en 1977 et 1980, a terminé entre les mains de
Jacques Foccart grâce à des complicités ; il les a ensuite remis à
Philippe Gaillard pour préparer leurs entretiens.

150

– journalistes spécialisés à la recherche d’information (et souvent de subsides) et payant de
retour sous forme d’influence et d’articles bien
orientés ;
– enfin et surtout tous les « mercenaires » mis en
place au fil des ans auprès des différents Chefs
d’État avec un contrat local.
Certains sont nantis d’un emploi de Conseiller,
d’autres occupent un poste technique à la
Présidence ou dans un Ministère, beaucoup sont
employés dans les Services de Sécurité locaux
(d’où l’appel fréquent à d’anciens membres du
SDECE) ou les Gardes présidentielles.
Initialement, ces emplois étaient pour la plupart
tenus par des créatures de Jacques FOCCART.
Le champ des recrutements s’est ensuite ouvert
par cooptation, mais le système a gardé de façon
globale son allégeance initiale.

Le tableau ainsi dressé est le fruit d’un raccourci, mais il devient un imaginaire partagé,
avec des valeurs ressenties et revendiquées différemment par chaque camp. Pour les socialistes, il s’agit de balayer les avatars « barbouzards » des réseaux Foccart passés, au Gabon,
au service d’Omar Bongo ; pour cette nébuleuse, au contraire, il importe d’assumer sur le
terrain la politique africaine et antisubversive
de la France sur le continent, politique que le
gouvernement socialiste ne peut à leurs yeux
que trahir. La définition du mercenaire s’en
trouve lentement mais sûrement altérée par
rapport aux « affreux » du temps du Katanga
et du Congo. Le modèle de la GP devient leur
nouvel ethos à partir des années 1970 et de l’expérience gabonaise.
Bob Denard en quête d’un modèle
mercenarial (1968-1978)
À la fin des années 1960, alors qu’il a perdu son
brevet d’officier congolais avec l’insurrection
manquée de 1967, Bob Denard est en proie à
des difficultés financières après l’acquisition de
son bateau, le Mi Cabo verde, pour assurer le

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depuis les années 1960 et les perspectives nouvelles à l’aube des années 1980. On peut y lire :

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transport d’armes et de matériel de secours à
la sécession biafraise (1967-1970). Il cherche à
rebondir. Côté français, s’il a perçu les limites
de l’emploi de mercenaires au service de Jean
Mauricheau-Beaupré, il a pu mesurer l’ampleur du soutien de Maurice Robert, créateur
du secteur Afrique au SDECE : en 1967, le
SDECE lui fournit un vrai-faux passeport au
nom de Gilbert Bourgeaud et en 1968 Robert
lui rédige une véritable lettre de marque pour
se présenter à Maurice Delauney à l’ambassade de France à Libreville 1. Bob Denard est
en outre allé au bout de son engagement politique en mobilisant ses troupes rhabillées pour
la cause en appariteurs musclés puis en colleurs d’affiches afin d’affronter les événements
de Mai 68. Du côté africain, Félix Houphouët
Boigny, président de la Côte d’Ivoire, tâche
de le dédommager à travers le rachat de Mi
Cabo verde à l’issue de la guerre du Biafra, tandis qu’Omar Bongo l’installe au Gabon, où
il crée la société gabonaise de sécurité (SGS)
en 1976. Cette expérience marque un tournant et préfigure son action aux Comores. Sur
le modèle des doctrines de la guerre contrerévolutionnaire, il prône une lutte sur tous les
fronts (militaires, politiques, économiques et
sociaux), alliant recours à la force armée, devenue dans les années 1970 la GP, et mise en
œuvre d’ambitieux programmes de développement économique planifiés sur le modèle
de l’assistance indigène. La ferme kibboutz de
Bob Denard au Gabon préfigure ainsi la ferme
modèle de Sangani aux Comores une décennie
plus tard. Mais pour l’heure, Bob Denard peine
encore à trouver son modèle économique. La
société gabonaise de services (SGS) demeure
relativement modeste, faute de pouvoir assumer financièrement la création d’une « grande
compagnie », véritable régiment permanent
(1) AN, 770 AP, archives de Bob Denard, lettre de Maurice
Robert à Maurice Delauney, 9 juillet 1968.

privé, à l’image des mercenaires sud-africains.
Elle offre néanmoins une base-arrière aux soldats perdus des guerres coloniales. Une culture
fondée sur les traditions militaires françaises
s’y recompose, et constitue un gage identitaire
et corporatiste solide, surtout pour ceux qui
ont quitté, par la force des événements, le service régulier de l’armée française.
Passé du « chien de guerre » de la jungle
congolaise à « l’expert » des coups d’État en
Françafrique dans la décennie 1970 depuis
sa base gabonaise, le statut de Bob Denard
s’améliore. Par l’entremise de chefs d’État
« amis de la France » (tel que Omar Bongo,
le roi du Maroc Hassan II ou le président de la
République du Togo Éyadéma), il est employé
par la France (principalement le SDECE et
René Journiac à la cellule de l’Élysée) dans les
coups des Comores (1975 et 1978) et du Bénin
(1977), mais aussi pour la formation des commandos du Rassemblement des Guinéens de
l’extérieur hostiles à Sékou Touré, et pour le
soutien clandestin, aux Comores, à Savimbi
(1976).
Ces diverses expériences lui permettent de
mûrir son projet de garde présidentielle. En
1971, sur recommandation du roi du Maroc
Hassan II et du président gabonais Omar
Bongo, le président mauritanien Moktar
Ould Daddah, en butte à la menace du front
Polisario soutenu par l’Algérie, confie à Bob
Denard la mission d’étudier un plan d’organisation d’une GP. Il lui est ensuite demandé de
constituer un service de sécurité pour la présidence de la Haute-Volta. S’il ne voit pas le jour,
ce projet atteste de l’évolution des conceptions
de Bob Denard. Ce dernier propose la création d’un BLDS : un bureau de liaison, documentation et de sécurité qui, comme le nom
l’indique, mêle renseignement, contre-ingérence et sécurité présidentielle, dans un dispositif sécuritaire africain dont le Maroc et
le Gabon s’imposent comme les deux piliers
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LA GARDE PRÉSIDENTIELLE DE BOB DENARD

JEAN-PIERRE BAT

(1) AN, 770 AP, archives de Bob Denard, rapport sur le
projet de BDLS.
(2) Entretiens avec des anciens de la GP comorienne,
2016‑2017 ; AN, 770 AP, archives de Bob Denard, dossier sur
la création de la GP, correspondance de Bob Denard alias Bako
au commandant Charles et rapports du commandant Charles
(1979-1985).

152

La GP comorienne : le paradis
des mercenaires français (1978-1989) ?
Autant pour des raisons économiques (autofinancement du groupe Denard), géopolitiques
(liés à la Françafrique et aux « sous-traitances »
de certains chefs d’État comme Omar Bongo
ou Gnassingbé Éyadéma) que sociologiques (la
recherche d’une certaine fraternité d’armes),
Bob Denard construit pas à pas son groupe sur
un modèle empirique mais distinct des grandes
compagnies sud-africaines. La GP comorienne
de Bob Denard constitue un modèle hybride,
inspiré de l’expérience françafricaine et soutenu financièrement par le régime de l’apartheid au nom de sa géopolitique anticommuniste en Afrique australe face aux États de la
« ligne de front » (Frontline States).
En 1975, au lendemain de la proclamation de l’indépendance de la république des
Comores, Bob Denard abat le régime d’Ahmed Abdallah au profit d’Ali Soilih avec l’aval
de Paris ; avant de renverser, en 1978, ce dernier dont la politique est jugée trop révolutionnaire par Paris (opération Atlantide) et de
restaurer Ahmed Abdallah. Paris et ses alliés
africains soutiennent ces deux coups d’États.
Cependant, en 1978, après deux décennies
de service en coulisse de la Françafrique, les
mercenaires de Bob Denard, en quête d’une
base-arrière, installent définitivement leur
compagnie et fondent leur service de sécurité présidentielle qui prend le nom de GP.
Si René Journiac, « Monsieur Afrique » de
Valéry Giscard d’Estaing, n’avait pas imaginé une telle issue lorsqu’il a validé l’opération de 1978, Paris accepte finalement sans
trop de difficultés de composer avec cette nouvelle donne. Selon le projet de Bob Denard,
la GP devient le noyau dur de l’État comorien. Elle contrôle aussi bien la vie politique
(surveillance de l’opposition) qu’elle commande au développement économique (ferme
de Sangani, hôtel Galawa pour le tourisme

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de la sous-traitance en Françafrique dans la
décennie 1970 1. Ces deux projets témoignent
de l’importance pour les Français de deux
pôles d’activité des services africains : le volet
« renseignement, documentation et sécurité » et celui de la protection présidentielle,
les deux dimensions étant considérées indissociables pour garantir la sécurité des « amis
de la France ». La GP constitue alors la clé
de voûte technique de ce système politique de
Françafrique. Dans ces conditions, la France
peut détacher un officier du service Action du
SDECE en qualité de « conseiller technique »
de chaque GP (comme elle le fait traditionnellement dans de nombreux pays du continent) ; mais elle ne peut pas prendre en charge
intégralement une GP. C’est dans cet espace
essentiel, mais aux frontières floues, que Bob
Denard trouve finalement sa niche, et l’originalité du modèle économique du « mercenariat français ».
L’échec de l’opération Crevette (ou Oméga
selon l’équipe Denard) au Bénin en 1977
est toutefois lourde de conséquences pour
Bob Denard : la cantine de documents qu’il
a oubliée sur le tarmac dans la précipitation
du repli fournit tous les détails du complot,
de la compromission d’Hassan II, du général
Gnassingbé Éyadéma, d’Omar Bongo et de
René Journiac, et même son vrai-faux passeport au nom de Gilbert Bourgeaud. Désormais
compromis, la quête d’une base-arrière s’acccélère. Le second coup d’État de 1978 aux
Comores lui en offre l’occasion 2.

sud-africain, etc.). Rien n’échappe à l’œil et
aux ordres de la GP.
Créée par décret, la Garde présidentielle a pour
mission d’assurer la sécurité du président, sous
l’autorité duquel elle est directement placée, ainsi
que la continuité et la stabilité des institutions
[…]. « Force, foi, fidélité » : c’est la devise de
cette unité d’élite qui, entraînée et encadrée par
des professionnels, puise son prestige et ses traditions dans la légende née du débarquement du
13 mai 1978. […] Prête à réagir à tout moment
face à un danger intérieur ou face à un ennemi
extérieur, la Garde est en alerte permanente. […]
Force vive de la nation, consciente de ses responsabilités et de son image, la Garde présidentielle
est garante de la stabilité du régime et du maintien des institutions démocratiques. Deux conditions préalables au développement économique
et social 1.

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Extraite d’un film de propagande, cette citation inscrit la GP dans un héritage postcolonial évident, qui a fait florès en Françafrique :
l’ordre est affiché comme le préalable indispensable au développement social et économique, sous-entendant que l’agitation révolutionnaire (qui synthétise l’ennemi intérieur et
extérieur au nom de la guerre froide) constitue
le désordre par excellence. Cette vision organique et binaire de la politique nourrit l’argumentaire d’une GP omnipotente puisqu’elle
est la clé de voûte de l’ordre comorien et donc
de son développement 2. En érigeant le débarquement de 1978 en acte fondateur, et en se
parant de symboles militaires d’inspiration
romaine comme une garde prétorienne, la GP
crée son propre imaginaire.
(1) Film de propagande Les Comores. La Garde présidentielle,
Orbs Patria Nostra [années 1980] (6’27’’, 7’52’’, 8’21’’, 17’21’’).
Le film se conclut par une considération politique qui sousentend que la GP est la clé de voûte de tout le système.
(2) Félix Houphouët-Boigny résumait d’une formule devenue célèbre cette conception de l’ordre politicosocial : « Je
préfère une injustice que le désordre. »

La GP reste une institution en évolution
permanente, autant pour des raisons humaines
que techniques. Bob Denard, alias colonel Bako
pour ses hommes, cède dès 1979-1980 la direction opérationnelle de la Garde au commandant
Charles, pour se consacrer à des activités plus
politiques, partageant alors son temps entre les
Comores et Paris, avec l’appui de la France.
Sous le nom de Rémy Destrieux, Bob Denard,
conseiller présidentiel, ambassadeur itinérant
et représentant personnel d’Ahmed Abdallah,
jouit grâce à ce statut et à son passeport diplomatique comorien, d’une impunité totale. Il ne
la doit qu’au système GP des Comores, et non
plus au SDECE, comme c’était le cas dans les
années 1960. La GP est réorganisée une première fois en 1985. Le complot du mouvement communiste marxiste-léniniste comorien (MCMCL) et du Front démocratique
(FD), dit complot de mars 1985, confronte
pour la première fois une GP jusqu’alors tournée vers des opérations extérieures, dans la tradition des années 1960-1970, à une menace
intérieure réelle, et impose des ajustements
de son fonctionnement interne. En témoigne
le volumineux rapport sur la menace communiste aux Comores 3. Dans le même temps de
1986 à 1989, le remplacement du commandant Charles par le commandant Malacrino,
alias Marques 4, renforce la structuration de la
GP qui, d’une garde prétorienne plus ou moins
empirique, se mue en une véritable organisation régimentaire sous les ordres de Marques,
avec des bureaux spécialisés, allant du renseignement à l’intendance. Elle s’impose alors en
rempart intransigeant du régime.
En se professionnalisant, la GP cherche
de plus en plus à reproduire la vie quotidienne d’une armée. L’organisation de son

(3) AN, 770 AP, archives de Bob Denard, rapport de la GP
sur le complot de mars 1985.
(4) Entretiens avec des anciens de la GP, 2016.

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LA GARDE PRÉSIDENTIELLE DE BOB DENARD

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état-major en bureaux spécialisés est directement copiée des pratiques d’état-major français. L’origine sociale de ces hommes, la plupart recrutés pour l’opération de 1978 puis au
fur et à mesure entre 1978 et 1989, explique
également cet ethos. Pour nombre d’entre eux,
il s’agit de poursuivre une vie militaire qu’ils
n’ont goûtée que de manière éphémère lors
d’un bref contrat, voire du seul service militaire en France. Le brevet parachutiste passé à
l’école des troupes aéroportées de Pau (ETAP)
leur sert de marque de reconnaissance : moins
qu’une pratique de combat utilisée à la GP, le
parachutisme vaut comme identification de
leur formation d’élite qu’ils mettent au service
de la GP. Cette identité parachutiste est confirmée par le numéro matricule de brevet gravée
au dos de l’insigne de parachutiste fièrement
agrafé sur la poitrine. Elle constitue leur lien
social avec l’armée française et ses anciens. Bob
Denard lui-même, quoique n’ayant jamais été
breveté parachutiste, a attaché un soin particulier à se coiffer au Congo du béret amarante
des forces parachutistes (ce portrait congolais
devient d’ailleurs son image d’Épinal). Cette
culture militaire parachutiste d’élite les inscrit explicitement dans l’héritage politique et
militaire des guerres coloniales d’Indochine et
d’Algérie. La volonté de ces hommes d’expérimenter rigoureusement un fonctionnement
militaire réglementaire dans la GP est d’autant
plus forte qu’il ne s’agit pas pour cette génération d’une deuxième chance, comme pour les
« soldats perdus » des guerres coloniales, mais
de leur principale expérience militaire.
Outre ses activités aux Comores, la GP a
vocation à se projeter dans différentes crises,
sous contrats de présidents locaux à l’image
de son principal contrat au Tchad auprès
­d’Hissein Habré. Entre 1982 et 1983, en attendant le lancement de l’opération « Manta » par
la République française, Habré recourt aux services de l’équipe de Bob Denard. Toutefois,
154

une fissure apparaît dans le monde mercenarial : après un premier engagement des
hommes de la GP, René Dulac, ancien membre
de l’équipe Denard, propose ses services à
Hissein Habré et finit par écarter les hommes
de Bob Denard 1. En coulisse se joue un bras
de fer clandestin : René Dulac supplante peu à
peu Bob Denard auprès de la DGSE – sans que
celle-ci ne rompe les ponts avec lui, en maintenant la liaison depuis Paris ou les Comores.
Mais de telles évolutions plaident dans le sens
d’une indispensable indépendance financière
de la GP, a fortiori pour des engagements extérieurs qu’elle confie à ses « experts », c’est-àdire à ses officiers français engagés en qualité
de « conseiller technique » et non à ses soldats
comoriens.
En son sein, entre 1978 et 1989, la GP
assure un certain renouvellement générationnel : si plusieurs anciens restent auprès de Bob
Denard, la noria des contrats se poursuit. Les
hommes contractent, comme à l’armée, pour
une période donnée (traditionnellement de
cinq ans), renouvelable. Ils s’enrôlent sous un
faux-nom, pour se ménager la possibilité d’un
retour à la vie civile en France : c’est d’ailleurs
sous ce pseudonyme, forte empreinte identitaire d’une expérience particulièrement marquante, qu’ils continuent à s’identifier entre
eux après 1989. Certains voient dans la GP
la poursuite d’une politique anticommuniste
postcoloniale (attisée en Afrique australe par
la lutte de l’Afrique du Sud contre les régimes
révolutionnaires de la « Frontline » qui soutiennent le combat de l’African National
Congress contre le régime de l’apartheid), tandis que d’autres n’y voient qu’une opportunité
(1) Vincent Nouzille, Les Tueurs de la République. Assassinats
et opérations spéciales des services secrets, Paris, Fayard, 2015. Pour
mener cette enquête, l’auteur a recueilli de manière inédite
et unique le témoignage de René Dulac, qui prend l’affaire
tchadienne comme point de départ de sa séparation avec Bob
Denard, sous la protection de la DGSE.

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JEAN-PIERRE BAT

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d’aventure que ne leur offre plus la société
française en crise des années 1970 et 1980.
Une génération d’officiers de la GP naît aux
Comores ; ils sont les principaux porteurs de
mémoire à travers l’association Orbs Patria
Nostra 1. Une évidente sélection est conduite
par le bureau de recrutement de Bob Denard
ainsi qu’en attestent les dossiers de candidature 2. L’essentiel des hommes finalement retenus partagent fréquemment une formation
parachutiste reçue à l’ETAP de Pau, lors de
leur passage préalable dans l’armée française,
dans le cadre du service militaire ou d’un temps
d’engagement régimentaire (parfois d’élite, tel
que le 13e Dragon ou un régiment de parachutistes de l’infanterie de Marine). Bob Denard a
poursuivi l’ethos expérimenté au Gabon : la vie
sous la bannière de la GP donne tous les gages
d’une authentique « vie de soldat », identité
hautement revendiquée par les anciens. La
discipline régimentaire, le rythme de vie ou
encore la culture physique se veulent au niveau
d’exigences éprouvées dans l’armée française 3.
Cependant, le quotidien de la GP, quoique
disciplinairement rythmé, n’est pas organisé
autour de la guerre. Ainsi, Bob Denard n’envoie qu’un contingent de cinq mercenaires au
Tchad en 1982. La GP leur procure au quotidien un certain confort social et un train de
vie qui leur serait inaccessible en France, mais
aussi l’impunité et une aura qui se manifeste
à travers la peur des Comoriens de l’uniforme
noir de ses membres.
Les liasses de dossiers de ressources
humaines, de comptabilité, de factures diverses
et variées (du mess aux uniformes en passant
(1) http://www.orbspatrianostra.com/ ; campagne d’entretiens avec des vétérans d’Orbs Patria Nostra, Saint-Maur-desFossés, 2016.
(2) AN, 770 AP, archives de Bob Denard, dossiers de personnel des candidats à la GP, années 1970-1980.
(3) Cette assertion mérite toutefois une nuance : l’astreinte
est particulièrement effective sur l’île de Grande Comore,
siège de la capitale. Dans l’île d’Anjouan et l’île de Mohéli,
la vie des hommes de la GP semble un peu plus décontractée.

par la nourriture) ou des reçus de frais de mission, toutes conservées dans les archives Bob
Denard, témoignent d’une ingénierie qui n’aurait rien à envier à l’administration française.
Pour le service de renseignement militaire
sud-africain qui finance la GP, le Direction of
Military Intelligence (DMI) 4, cette dernière
est un sous-traitant clé dans l’océan Indien : les
services sud-africains ont installé aux Comores
leur principale antenne de relais et d’écoute
dans la sous-région, et le système Denard permet de contrôler le canal du Mozambique,
sur l’Est de la « Frontline ». Le Belge Freddy
Thielemans, vieux compagnon de lutte de Bob
Denard du temps du Congo, dirige l’antenne
de la GP à Pretoria, où il est responsable de la
liaison quotidienne et logistique avec les protecteurs sud-africains. Par l’entremise de l’antenne de Pretoria, le DMI abonde annuellement le budget des Comores pour la seule
GP ; les commandes et autres fournitures transitent pour l’essentiel par l’Afrique du Sud, qui
trouve ainsi un débouché commercial supplémentaire en Afrique alors qu’elle est frappée
d’embargo. En ce sens, si les Comores sont la
base arrière dont le condottiere Denard rêvait,
elles n’en sont pas moins un pion dans le dispositif géopolitique des services spéciaux de
l’apartheid sur la façade orientale du continent.
Alors que les problèmes de trésorerie s’accumulent au cours des années 1980, le prix de
la GP est au cœur du litige qui l’oppose aux
Forces armées comoriennes (FAC). Celles-ci
s’estiment sacrifiées au profit de cette garde
prétorienne. Ce bras de fer provoque une
grave crise les 26 et 27 novembre 1989. Le
président Ahmed Abdallah est tué, et Bob
Denard et ses hommes doivent être exfiltrés en
catastrophe vers l’Afrique du Sud. La guerre
froide s’achève, l’heure de la GP est passée. À
(4) Kevin O’Brien, The South African Intelligence Services.
From Apartheid to Democracy, Londres, Routledge, 2010.

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LA GARDE PRÉSIDENTIELLE DE BOB DENARD

JEAN-PIERRE BAT

Sic transit gloria mundi : la fin
d’un mercenariat à la française ?
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Les trois procès Denard tenus en France dans
les années 1990 et 2000 (pour le coup d’État
manqué au Bénin en 1977, l’assassinat du président des Comores en 1989 et le coup d’État
manqué aux Comores en 1995) tiennent lieu
à la fois d’épilogue personnel et de substitut
de procès public de la Françafrique. Alors que
ses anciens commanditaires disparaissent, Bob
Denard, affaibli par la maladie, est politiquement isolé. Cherchant une catharsis politique
à ce mercenariat « à la française », le gouvernement fait voter en 2003 une loi contre le
mercenariat au-dessus duquel plane la figure
de Bob Denard 3. Au même moment, l’essen(1) Entretien de l’auteur avec Claude Silberzahn (Simorre,
2015).
(2) AN, 770 AP, archives de Bob Denard, brouillon d’un
récit autobiographique rédigé en avril 1998. Ce texte est
écrit en parallèle à son projet de publication de Corsaire de
la République rédigé avec le concours de l’écrivain militaire
Fleury dans la perspective de son procès pour les événements
des Comores en 1989.
(3) Légifrance, loi 2003-340 du 14 avril 2003 relative à la
répression de l’activité de mercenaire.

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tiel des « contractuels » français de la jeune
génération née dans la crise des Balkans, et
qui n’avait pas attendu la loi de 2003 pour en
finir avec Bob Denard, imagine de nouvelles
voies vers le métier des armes privées, que ce
soit à travers des entreprises de sécurité ou en
rejoignant directement les nouvelles générations de grandes compagnies d’Afrique du Sud
ou d’Amérique du Nord, véritables entreprises
sécuritaires modernes qui deviennent les principaux sous-traitants des nouveaux conflits au
Moyen-Orient et en Afrique au lendemain du
11 Septembre 4.
Toute la mise en scène autobiographique de
Bob Denard, à l’automne de sa vie, aura été de
donner du sens à ce qu’il considère être son
« engagement » militaire au nom de la France
en Afrique. « Corsaire de la République »,
ainsi qu’il le revendique en titre de la deuxième
version de ses mémoires parues en 1998, il
entend donner a posteriori une profondeur historique à son parcours en se plaçant sous les
mannes des mercenaires d’Hannibal et de la
tradition gasconne des grandes compagnies de
la guerre de Cent Ans (arguant de ses origines
du Bordelais). Bob Denard cherche avant tout
à se donner la légitimité d’une main gauche de
la République en Françafrique. Son travail de
mise en scène conquiert finalement l’imaginaire collectif et est étendu sans débat à tous
les mercenaires des GP africaines, du Gabon
aux Comores.
Dans une France qui, aux yeux de ces jeunes
gens, s’aseptiserait, c’est moins l’espoir financier que l’opportunité d’ailleurs et d’aventures
armes à la main, affranchies de tout interdit,
qui motive l’entrée en mercenariat. Certains
peuvent ainsi imaginer ce contrat mercenarial
(4) Franck Hugo et Philippe Lobjois, Mercenaires de la
République. 15 ans de guerres secrètes, Paris, Nouveau Monde
éditions, 2009.

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l’échelle mondiale, la menace communiste (ou
subversive) justifiée par l’affaire de mars 1985
n’est plus d’actualité. À l’échelle régionale, le
régime de l’apartheid est en cours de démantèlement. En France, enfin, le directeur général
de la DGSE Claude Silberzahn donne l’ordre
à la DGSE de mettre un terme à la collaboration avec Bob Denard 1.
La décision sonne le glas de l’équipée Denard. Désormais connu de l’opinion
publique, Denard doit aussi affronter condamnations politiques et judiciaires. « Malgré la
tutelle de monsieur Jacques Foccart, ce n’était
plus dans le vent de l’histoire, il fallait donc
que je disparaisse, cela a bien failli arriver 2 »,
affirme Denard lui-même, dans un brouillon
de 1998.

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comme une séquence de jeunesse avant de « se
ranger », tandis que d’autres veulent définitivement rompre les amarres avec la société française d’après Mai 68. Tout le travail identitaire
de ces mercenaires a consisté à réduire l’ethos
du guerrier irrégulier pour mettre en avant un
ethos du militaire français : formation initiale
d’élite (notamment avec les brevets parachutistes), organisation interne de la GP (suivant
les modèles traditionnels de l’armée française)
ou encore poids de l’outil administratif (pour
justifier des recrutements, des activités et des
dépenses). Au fond, les GP refusent l’ombre de
la clandestinité. Cela dit, il convient de rappeler
les deux caractères fondamentaux de l’irrégularité. Premièrement, dans les opérations de déstabilisation de régimes et de coups d’État, ces
mercenaires ne relèvent d’aucun État, et surtout pas de la France officielle, même si leurs
parrains africains sont connus (Gabon, Maroc,
Togo, etc.) : il faut l’échec de l’affaire béninoise
en 1977 pour que le scandale éclate internationalement. Deuxièmement, dans le cas de la
protection des « régimes amis » à travers les
GP, ces hommes servent (on l’oublie trop souvent et certains mercenaires veulent délibérément l’oublier) un gouvernement étranger
et non la France. Ils prennent leurs ordres de
chefs d’État qui, s’ils se disent le fer de lance de
la politique africaine de la France, n’en donnent
pas moins des ordres que la République française ne pourrait jamais assumer officiellement.
En trois décennies de guerre froide, on passe
du profil du « soldat perdu » des guerres coloniales, qui n’est finalement pas majoritaire, à

de jeunes aventuriers qui trouvent dans les GP
des expériences que ne leur autorisent ni l’armée française, rentrée dans ses casernes après
les guerres de décolonisation, ni la société française née au lendemain de Mai 68. En conséquence, et sans que la filiation ne soit individuellement directe, ces mercenaires « à la
française » sont fiers d’apparaître comme les
héritiers des soldats des guerres de décolonisation, parce qu’ils s’inscrivent ainsi dans
des rapports de force qui les dépassent et
prennent comme principal argument la lutte
anticommuniste contre la subversion. La
fin de la guerre froide condamne cette histoire. Nombre d’entre eux « retournés à la vie
civile » (selon leurs propres termes) après 1989
se considèrent frappés de « mort sociale » aux
yeux d’une société française qui ne peut ni ne
veut comprendre leur trajectoire. En effet,
l’imaginaire national souhaitait que soit mis un
point final officiel à la crise coloniale dès 1962.
Ce n’est pourtant qu’à partir de cette date que
commence l’histoire de ces mercenaires, éminemment inscrite dans les violences postcoloniales du continent africain.
Jean-Pierre Bat,
École des chartes, 75005, Paris, France.

Agrégé et docteur en histoire, Jean-Pierre Bat est archiviste paléographe et chercheur associé à l’École des chartes-­
Université PSL. Il a été responsable du fonds Jacques Foccart
aux Archives nationales. Ses travaux portent sur l’histoire
contemporaine de l’Afrique centrale et du golfe de Guinée
ainsi que sur la Françafrique. (bat.jeanpierre@gmail.com)

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