Citation
Fin novembre 1991, l’hebdomadaire Kangura, connu pour le rôle qu’il a joué dans la préparation des esprits au génocide, publiait un numéro dont la couverture portait une photo de l’ancien président Grégoire Kayibanda, à côté de laquelle était posée une machette. Une légende en kinyarwanda en donnait le sens et l’objectif : « Batutsi bwoko bw’Imana. Uwagarura revolisiyo y'i 1959 y’abahutu kugirango dutsinde Inyenzi-Ntutsi 2 ? » Par la suite, dans ce même journal comme plus tard sur
1. Docteur en histoire de l’Université Paris 1, consultant à l’Unesco. J’ai rencontré Jean-Pierre Chrétien pour la première fois en 1980-1981 à Bujumbura : dans un amphithéâtre de l’Université du Burundi, il nous parlait de la fête des semailles (umuganuro). Je croyais rêver. L’auteur de livres sur l’histoire du Burundi, le savant, ne pouvait avoir comme nous une chair ! En 1986, un hasard fit qu’il devint, avec feu J. Devisse, mon directeur de thèse sur l’économie et les technologies du sel dans la région des Grands Lacs. Je garde le souvenir d’un professeur préoccupé de la méthode et des résultats, autant que des conditions matérielles de mon travail. Au moment où j’achevais ma thèse, fin 1991, le sel était devenu fade dans la région des Grands Lacs qui amorçait une descente en enfer. Paradoxalement, nos liens se renforcèrent alors. Sous sa direction, je participais en 1995 à la publication à quatre, avec J.-F. Dupaquier et J. Ngarambe, de l'ouvrage sur Les Médias du génocide. En 2001, à la demande du Tribunal pénal international pour le Rwanda, nous rédigeâmes tous quatre un rapport sur le rôle des médias dans le génocide des Tutsi au Rwanda. En 2002, Jean-Pierre et moi nous sommes retrouvés, passant successivement devant la Cour pénale pour répondre aux questions du procureur, des avocats et des juges. Par ces « aventures » intellectuelles communes aux frontières de l’histoire et de l’actualité tragique et judiciaire, sans cesser d’être mon professeur et maître, le directeur est devenu un grand ami, que je rencontre dans des colloques mais aussi avec qui, ma famille et moi passons des fêtes ensemble…
2. « Batutsi, race de Dieu. Et si on refaisait la révolution des Bahutu de 1959 afin de vaincre définitivement les Inyenzi-Ntutsi [des cancrelats de race tutsi] ? »
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l’antenne de la fameuse Radio télévision libre des mille collines (RTLM). cette période a été très souvent évoquée comme une référence, et ce qui s’y est passé comme un modèle d’action susceptible d’apporter la solution à la guerre avec les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR). En juin 1994, en plein génocide, le Président de la République délivrait une exégèse plus complète dans des termes dont la précision est d’autant plus étonnante qu’elle constitue un aveu de responsabilité des hautes autorités de l’État dans l’extermination en cours des Tutsi :
« Je suis là pour vous exprimer mon appui dans le combat difficile pour défendre la Révolution des Rwandais de 1959 et pour la sécurité de notre pays. Je suppose que vous connaissez les causes de la guerre dans laquelle nous nous trouvons depuis le 1er octobre 1990. La cause est que le peuple majoritaire a déchu du pouvoir en 1959 une minorité qui ne voulait pas le lâcher. Depuis les années 1961, les tenants de l’arrogance et de l’autoritarisme ont lancé des attaques dans le Bugesera, le Bweyeye. Nshili et en beaucoup d’autres endroits, dans le double but de reprendre le pouvoir au peuple majoritaire et de le dominer. En ce temps-là, le gouvernement de salut public, dirigé par le président Grégoire Kayibanda, a fait appel à l’armée nationale qui a mis les Inyenzi en déroute après les avoir désarmés. C’est ainsi que de 1967 à 1990, le Rwanda a connu une relative accalmie et que dans le pays de ses ancêtres, le peuple majoritaire a pu disposer de lui-même. Mais les Inyenzi n’ont jamais accepté la défaite. Ce sont leurs enfants qui ont déclenché la guerre du 1er octobre 1990. C’est pour fausser les pistes qu’ils se sont appelés Inkotanyi. En se lançant dans une entreprise dont ils connaissent les risques, les Inyenzi ont un seu! objectif : reprendre le pouvoir que leur a enlevé le peuple majoritaire. Ils n’ont pas encore compris que le pouvoir est revenu entre les mains de ses naturels détenteurs et que ceux-ci n’ont nullement l’intention de s’en laisser déposséder.… Soldats, armée nationale, vous avez compris qui est votre ennemi, à part qu’il a changé de nom, c’est celui-là qui n’a jamais accepté que le peuple majoritaire prenne le pouvoir en 1959, votre ennemi n’est autre que les Inyenzi qui maintenant s’appellent Inkotanyi 3. »
Le thème récurrent dans les médias des années 1990-1994 est la République. Il y est question de la lutte par laquelle elle à été fondée, de ses leaders — dont les discours sont sans cesse reproduits —, de l’intervention décisive des populations civiles au combat contre les forces monarchistes, et des risques de disparition que fait peser sur elle la guerre déclenchée par les rebelles du FPR. Comme le montre la couverture du
3. Message du Président du gouvernement intérimaire, Théodore Sindikubwabe.
RTLM, 5 juin 1994.
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numéro 26 de Kangura, l’évocation de la mémoire des années 1960-1963 est une incitation ouverte auprès des civils à entrer en guerre pour défendre la République. Mais lorsque le président Sindikubwabo la convoque en plein génocide, le but est de justifier les massacres en renouant avec la violence fondatrice de la République. Là réside l’une des difficultés à analyser cette propagande et à donner un sens à ces discours : la période 1960-1964 qui en a constitué la référence et la matrice essentielles a été très peu étudiée par les historiens. Pendant trente ans, l’accent a été mis sur la « révolution sociale » de 1959. Très vite cependant, le combat contre l’institution monarchique a dégénéré en guerre contre les Tutsi, globalement accusés d’être des ennemis de la République. Considérée comme un dégât collatéral ou comme une honteuse dérive, cette contamination du processus révolutionnaire par une idéologie raciale et raciste a été soigneusement gommée dans le discours officiel de transmission de la mémoire de la révolution et de la naissance de la République au Rwanda. Nous allons ici nous intéresser à l’un des épisodes emblématiques de la violence raciale au nom de la République à travers un témoin, Gilles Denis Vuillemin. Notre propos s’appuiera notamment sur deux sources : son journal personnel et les archives du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).
Pour commencer, qu’il soit dit quelques mots sur ces deux sources. En ce qui concerne les sujets ou les épisodes sur lesquels elles pourraient avoir un quelconque fondement, on peut dire que Vuillemin était sur place au moment des faits, et que ses notes sont circonscrites aux seuls événements dont il a été témoin. En revanche, les délégués du CICR ne sont arrivés au Rwanda que le 26 janvier 1964. Les massacres de la fin de l'année précédente qui nous intéressent ici étaient alors terminés. Mais à la différence de Vuillemin, ces délégués ont fait des enquêtes à travers tout le pays et ils ont notamment visité les prisonniers politiques détenus depuis les événements de décembre 1963. G. D. Vuillemin a pour sa part été accusé de naïveté, de marxisme ou de néocolonialisme dans sa présentation des faits 4. Il est cependant important de souligner dès à présent la concordance entre son témoignage et les observations des délégués du CICR. Ce constat paraît d’autant plus important que ces derniers ont travaillé lors de leur séjour en étroite collaboration avec la Présidence de la République du Rwanda, et en lien avec Mgr Perraudin : c’est à l'évêché de Kabgayi qu’ils ont passé leur première nuit au Rwanda 5, et sur le conseil de Mgr Perraudin, ils ont été accompagnés dans leurs
4. Discours du Président Kayibanda (27 janvier 1964). Voir aussi Mgr A. PERRAUDIN (2003 : 413 et sq).
5. Archives du CICR : BA AG 200 175 001, notes pour le CICR par G. C. Senn,
25 janvier 1964. :
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déplacements dans le pays et dans leurs enquêtes par un prêtre ami du président Kayibanda 6.
Gilles Denis Vuillemin est de nationalité suisse. Il est aujourd’hui à la retraite et habite dans la ville où il est né, La Chaux-de-Fonds, dans le canton de Neuchâtel. Il se souvient encore des six mois qu’il a passés au Rwanda entre avril 1963 et janvier-février 1964. Il a gardé son propre journal, ses notes et des coupures de presse sur les événements qui se sont déroulés au Rwanda entre décembre 1963 et janvier 1964.
Quand il arrive au Rwanda en avril 1963, Vuillemin ne connaît pas le pays. Il fait partie d’un corps de volontaires que l’Unesco envoie à cette époque dans toutes les jeunes nations, notamment africaines, pour épauler leur effort à se doter des capacités dont elles ont besoin pour assumer auprès de leur peuple les responsabilités qu’assuraient les anciennes métropoles coloniales (capacity building). Cependant, il a dès son arrivée l’impression qu’il est déjà connu et que sa venue n’est peut-être pas souhaitée. En effet, alors qu’en accord avec le gouvernement rwandais, l’Unesco l’avait recruté pour enseigner la langue française au Groupe scolaire de Butare, c’est à l’école d’infirmières de Rwamagana qu’il est affecté, d’autorité, par le ministère de l’Éducation nationale. Il a le sentiment d’être sous-utilisé. Il accepte le poste mais proteste auprès de l’Unesco qui parvient à obtenir une réaffectation à Butare à la rentrée de septembre 1963.
À Butare, le professeur Vuillemin est très satisfait de ses élèves qu’il trouve motivés, mais il craint que le fruit ne tienne pas la promesse de la fleur en raison du caractère excessivement confessionnel de l’enseignement au Rwanda :
« On ne peut donner un enseignement à caractère plus confessionnel qu’au Rwanda. Ainsi, au gymnase scientifique de Butare, l’unique du pays, les élèves sont astreints à 9 h d’offices et à 3 h de religion par semaine. En outre, tous les cours sont envisagés dans une optique confessionnelle, le programme officiel étant celui de l’enseignement catholique belge. Les conseillers du ministère de l’éducation, en même temps surveillants de l’enseignement, semblent choisis en fonction surtout de leur attachement à l’église. Les conséquences du caractère confessionnel sont l’absence presque totale dans les bibliothèques, de livres autres que pieux ou puérils. À l’école d’infirmières de Rwamagana, où l’on insistait beaucoup sur l’importance de la culture humaine, mes élèves n’avaient pour toute lecture que des contes de fées, des récits de martyres
6. Archives du CICR : BA AG 200 175 001, lettre de G. C. Senn au bureau du CICR à Genève, 31 janvier 1964 ; B AG 225 175, note n° 4.
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subis par les chrétiens, certains de ces récits étaient antisémites, et, chose étrange, quelques récits de guerre. Ici, où le programme insiste sur l’enseignement de la littérature, on ne trouve évidemment aucun auteur du XVIIIe siècle, pas davantage Hugo, Stendhal, Maupassant ou Zola, pas d’autres auteurs contemporains que Claudel, Mauriac et Bernanos. Une enquête discrète m’a confirmé qu’il s’agit moins d’un manque de moyens financiers que d’une volonté d’endoctrinement et d’un refus de montrer d’autres conceptions du monde que celles qui correspondent à l’orthodoxie catholique. On semble ignorer ici tout autre courant catholique que celui de l’Opus Dei 7. »
Nous devons rester prudents dans l'interprétation de cette note. Il nous faudrait davantage de témoignages à ce sujet pour juger de sa validité. Au Rwanda, Vuillemin avait croisé un compatriote, l’archevêque Mgr André Perraudin, de la congrégation des Pères Blancs. Très tôt l’hostilité entre les deux hommes était née. Vuillemin ne supportait pas de voir que les Rwandais, quels que soient leur âge et leur condition lui baisent la main. Ostensiblement, il refusa de sacrifier à ce rite qui ne gênait pourtant pas ses collègues européens de l’assistance technique. Il est cependant évident qu’il posait là le problème du sens et de l’efficacité de l’intervention de l'Unesco auprès du gouvernement, alors que l’enseignement était étroitement contrôlé par les confessions religieuses qui ne songeaient pas à lâcher du lest. Au Rwanda, l’école était le lieu de l’évangélisation. Après cinq ans de scolarité primaire, le jeune Rwandais recevait automatiquement le baptême. Plus une confession avait d’écoles, plus elle avait d’adeptes. Toute réforme qui n’en tenait pas compte était condamnée à échouer.
En décembre 1963, G. D. Vuillemin est confronté à des difficultés d’un autre genre qui le révoltent et confortent son sentiment d’inutilité dans son action d’enseignant, le conduisant petit à petit vers un combat plus politique contre le régime d’oppression qu’il croit déceler au Rwanda. Le 20 décembre 1963, un groupe de Tutsi réfugiés au Burundi pénètrent dans le territoire rwandais par la frontière du Bugesera. Légèrement équipés, ils passent leur première nuit à mobiliser les Tutsi de la région pour qu’ils se joignent à eux et participent à l’attaque. La nuit suivante, à 4 heures du matin, les envahisseurs attaquent le camp militaire de Gako. Informés de l’attaque et craignant pour leur propre vie, les Pères de la mission de Nyamata partent pour Kigali où ils mettent les autorités militaires au courant de ce qui vient de se passer. Dans la même journée, l’armée régulière arrive sur les lieux, stoppe l’avancée des envahisseurs et les repousse de l’autre côté de la frontière sur le sol burundais.
7. Dossier personnel de G. D. Vuillemin.
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À 16 heures de l’après-midi, les combats sont terminés. À l’issue des combats, l’armée régulière déplorait trois soldats tués et deux disparus 8.
L’onde de choc relayée et amplifiée par les autorités de Kigali parcourut le pays, affectant particulièrement les Tutsi, globalement soupçonnés de complicité avec les agresseurs. En effet, pendant que les éléments de la Garde nationale guerroyaient avec les envahisseurs dans le Bugesera, le président Kayibanda demanda à tous les citoyens, par le canal de la Radio nationale, de dénoncer tous les adversaires du régime. Il s’agissait d’une excellente occasion pour tous de liquider les vieilles histoires, de piller et de voler, voire même de liquider les adversaires avec impunité 9.
À la veille des fêtes de Noël, dans la ville de Butare où il réside depuis trois mois, le professeur Vuillemin entend parler de l'invasion du Bugesera et de menaces de nouvelles attaques. Très vite, il est témoin des premières arrestations opérées contre des personnes soupçonnées de complicité avec les ennemis. Le 23 décembre 1963, il note dans son journal :
« Nous constatons qu’à Butare on procède à des arrestations massives Deux commissaires m’affirment qu’il n’y a rien de bien grave à Nyamata Je vais chez le sous-préfet Daniel, qui me parle de 5 000 inyenzi pour Nyamata. Il a ce mot : “Ils veulent rentrer par la force, nous les exterminerons”. »
Dans la semaine du 26 au 31 décembre, il fait encore état d’informations sur les arrestations qui se poursuivent, sur les contrôles et sur les exécutions sans jugement de 21 Tutsi à Kigali. Au cours de cette semaine. il apprend du directeur de la poste que la censure a été établie et que le courrier est surveillé pour stopper l’échange de lettres séditieuses.
Le 1er janvier 1964, l’un de ses collègues l’informe que des populations civiles sont massacrées dans le voisinage immédiat :
« Je rencontre le matin Demeulmester (un collègue) qui me parle des massacres de Cyanika. Il fait état de milliers de morts. Je reste sceptique Le Rwanda est un grand village. L’après-midi, passage d’un employé de préfecture, qui habite près de chez moi. Il me confirme qu’à Kigali on a exécuté sans jugement. Il sait qu’il y a eu des morts à Cyanika. Il a vu. le dimanche 29, un camion arriver à Butare chargé de cadavres. Le soir au groupe scolaire, j'apprends que les missions de Cyanika et Kaduha abritent
8. Archives du CICR : B AG 200 175 001, témoignage des Pères de la mission de
Nyamata recueillis le 20 février 1964 par les délégués du CICR.
9. Archives du CICR : B AG 200 175 001, lettre du délégué du CICR, Bujumburs
25 janvier 1964.
10. Journal personnel de G. D. Vuillemin, 1er janvier 1964.
RWANDA, LES MASSACRES DE 1963 421
un grand nombre de réfugiés. Les Frères ravitaillent Cyanika en patates douces ; ils ramènent des élèves. Ils parlent de milliers de morts ; la plupart seraient jetés à la rivière”… »
Les missions de Cyanika et de Kaduha évoquées ici se trouvent à quelques kilomètres de Butare, dans la préfecture récemment créée de Gikongoro où M. Vuillemin décide de se rendre. Sur la route, des barrages ont été installés. Mais sur présentation de sa carte de l’Unesco, il arrive à les franchir. À la mission de Cyanika, il découvre un camp de réfugiés. Entre 1 500 et 2 000 personnes s’y sont entassées pour fuir les massacres. Elles sont environ 4 600 dans la mission de Kaduha. Un nombre inconnu de réfugiés s’est rassemblé dans la troisième grande mission de la zone, celle de Kibeho. De l’avis des responsables des trois missions, le plus grand nombre des réfugiés vient des environs. Ceux qui habitent loin de la mission n’auraient jamais pu arriver car les réfugiés marchent la nuit et se cachent le jour pour échapper aux bandes de tueurs qui contrôlent la circulation. Au plus fort des massacres, les Pères passent une bonne partie de la nuit devant l’entrée des presbytères pour empêcher les assassins qui rôdent autour des missions d’intercepter ceux qui viennent y trouver refuge. Nombre de réfugiés ont dû mourir sur le chemin d'épuisement, ou en tombant malencontreusement sur les bandes d’assassins qui écument alors librement le pays.
Dans la mission de Cyanika, la seule qu’il a effectivement visitée Vuillemin a procédé à un travail minutieux de recueil de témoignages, prenant des photos des blessures et des cadavres, filmant et notant quotidiennement ses observations dans un journal personnel. Sa façon de procéder s’apparente à celle d’un savant dans un laboratoire : il observe, écoute et enregistre dans le détail ses observations. Ainsi, quand il voit les cadavres flotter dans la rivière, il ne se contente pas de noter le fait, mais il donne une information sur le mort. On sait que c’est une femme, une jeune fille, un adulte ou un enfant. Il s’attarde à décrire la position et l’état du corps : du pont de la rivière Mwogo, il voit dans l’eau « en dessous, un corps de femme agenouillée, la tête dans l’eau. Elle est morte, ses habits sont tachés de sang… » Et quand il repasse dans l’après- midi, il aperçoit « à 20 mètres en aval, retenus par un tronc d’arbre, une femme et deux enfants nus, noyés ; sous le pont, une jeune fille 11. » C’est sans aucun doute ce qui fait l’intérêt de son journal : l’observation ou la restitution d’un témoignage sont très rarement encombrées de commentaires ou de réflexions personnelles. Il distingue bien le temps de l’enregistrement des faits du moment de leur recoupement et de l’analyse.
11. Journal personnel de G. D. Vuillemin, 5 janvier 1964.
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Lorsque Vuillemin arrive à Cyanika, le camp est au centre d’un bras de fer entre les pères de la mission et les autorités gouvernementales. Celles-ci en exigent la fermeture au plus vite et le retour des réfugiés chez eux. L'existence de ce camp et le grand nombre de personnes qui s’y entassent dans le dénuement sont la preuve de l’insécurité qui règne sur les collines et des persécutions qu’elles ont subies ou craignent de subir. Les corps cruellement blessés racontent l’horreur de la violence qui à frappé indistinctement les enfants, les femmes et les vieillards. La présence de jeunes enfants non accompagnés et de veuves témoigne indirectement des assassinats. Le camp rend disponible et accessible l’information sur les massacres. Les Pères de la mission et les infirmières ont enregistré des récits effroyables de brutalité, de pillages, d’incendies de maisons, de vol de bétails, de chasse à l’homme, de noyades dans les rivières Mwogo et Rukarara, de suicides et d’exécutions 12. Ce sont ces récits qui nourrissent les dénonciations de Vuillemin. Devant les images du camp et les témoignages des réfugiés, le gouvernement de Kayibanda ne peut nier la réalité des massacres. Mais il cherche en réalité quand même à obtenir la fermeture du camp :
« 4 janvier… Le soir, nous apprenons que le ministre de l’Agriculture est venu à Cyanika et a donné l’ordre aux réfugiés de réintégrer [sic]. Il a fait poser une barrière sur la route qui conduit à la mission. Cette barrière est gardée par un soldat armé d’une mitraillette. Le ravitaillement de le mission est interdit. À peine sommes-nous arrivés qu’arrive le ministre de l’Agriculture, accompagné du préfet. Il prétend s'opposer au déchargement de vivres, affirme que ces haricots représentent une récompense pour ceux qui ont réintégré, que ces vivres doivent par conséquent être déposés à la préfecture 13. »
Un mois plus tard, des veuves et des orphelins sans domicile s’accrochaient encore à la mission de Cyanika et les représentants locaux de l’État continuaient à les harceler, comme l’indique un membre du CICR :
« On March 6th the Préfet came to the Cyanika Mission himself and gave the orders to the Fathers to remove all remaining refugees from the Mission. The Préfet could not give any reason for his order — and the question arises whether such an order of the Préfet is not “ultra vires" - it is certainly arbitrary and contradictory to the principle of voluntary social assistance, and it is clear evidence that the Préfet is incapable of
12. Papiers personnels de G.D Vuillemin : compte rendu des événements au Bufundu
Noël 1963.
13. Journal personnel de G. D. Vuillemin, 4 et 9 janvier 1964.
RWANDA, LES MASSACRES DE 1963 423
objectively administering Government, but does it on the basis of racial discrimination. The question arises whether he receives instruction to that effect 14.»
Pour accélérer le nettoyage du camp, il est ensuite décidé de « distribuer » les orphelins en suivant une procédure pour le moins cynique :
« Mardi dernier, le 14 janvier, un ministre, le Préfet et les bourgmestres sont venus à Cyanika pour mettre très brutalement à la porte de la mission les quelques 500 réfugiés qui y restaient… Les orphelins ont eu l’autorisation, mardi, de rester à la mission. Néanmoins, dès mercredi matin, le même ministre est arrivé à la mission pour “distribuer” les orphelins dans les familles bahutu (donc les agresseurs)... Or, les femmes bahutu qui accompagnaient le ministre choisissaient, parmi les orphelins, d’abord les garçons aînés d’une famille, ceci pour deux raisons : d’abord, de grands garçons (12, 13 ans) peuvent travailler déjà et ensuite, leur héritage de bétail etc. revient de droit à la famille qui les a recueillis. Ce qui est assez juste dans n’importe quelle autre circonstance, mais ce qui, dans le contexte présent, devient véritablement sordide : on assassine une famille, on laisse vivre un enfant, on va le recueillir ensuite pour le faire travailler et on s’approprie son héritage. Vous imaginez sans peine quelle vie est réservée à ces enfants dans la maison des assassins de leurs parents. Un autre problème très douloureux est celui des quelques jeunes filles qui ont été “recueillies” par des hommes bahutu. Il faut dire que ces filles sont pour la plupart très belles et soignées, très au contraire des femmes bahutu. Selon les Pères Blancs qui sont à Cyanika, les hommes font subir à ces filles (12 à 18 ans) des traitements inhumains et humiliants 15. »
Le camp témoignait de ce qui s’était passé et son maintien était la preuve que la situation n’était pas normalisée. Le gouvernement voulait très vite enfouir cette image d’un massacre dans les chaumières dissimulées sous l’épais feuillage des bananeraies qui recouvrent les pentes inaccessibles des collines accrochées à la chaîne de montagnes de la crête Congo-Nil. Pour appuyer sa demande, il invoqua une loi de juin 1963 interdisant d’héberger quiconque sans l’autorisation de l’administration locale. Et pour contraindre les réfugiés à partir, les autorités de Kigali interdirent l’approvisionnement du camp en nourriture, eau et médicaments.
14. Archives du CICR : B AG 200 175 001, « Some information on the situation in
the Gikongoro Prefecture », Rapport du délégué du CICR, 17 avril 1964.
15. Archives du CICR : B AG 200 175 001, lettre de Mme Judith Vuillemin au Swiss
Committee for Unicef, Butare, 18 janvier 1964.
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Mais, à la question « allez-vous rentrer chez-vous ? », les réfugiés firent comprendre qu’ils ne le souhaitaient pas :
« Il faudra bien, mais on me tuera avant que la maison ne soit reconstruite. Mes voisins ne me pardonnent pas d’avoir échappé. Non, j'ai essayé trois fois, et j’ai dû chaque fois rebrousser chemin ; mes voisins ne souffrent pas ma présence. Alors autant mourir ici. Je ne peux pas rentrer, je suis encore trop faible. Si on vient me faire sortir de force, j'irai m'asseoir devant la mission et j’attendrai qu’on vienne me tuer… Les conseillers communaux sont venus me harceler pour que je rentre. J'ai essayé et j'ai failli me faire tuer par les voisins. Je n’essaierai plus… Hier. je suis parti, accompagné du bourgmestre ; il m’a laissé à mi-chemin et aussitôt, les gens me sont tombés dessus, j'ai pu m’échapper de justesse. Je ne recommencerai plus… Non, parce qu'on me tuerait ; j'ai très peur.… J'espère trouver une autre solution car je n’ai pas de quoi reconstruire la maison ni de quoi faire vivre les proches qui me restent. Non, puisque je n’ai plus de chez moi 16. »
« Une autre solution », c’est ce à quoi pensent aussi les Pères de la mission :
« Les Pères n’hésitent pas à parler de génocide ; pour eux, seule la pression de l’opinion mondiale peut amener les autorités à modifier leur politique. À plus ou moins long terme, disent-ils, les Batutsi du Rwanda sont condamnés. Il faudrait offrir l’établissement en un autre pays avec le contrôle et l’aide internationaux 17. »
L’embarras des Pères de la mission est total. Ils savent que les réfugiés n’ont nulle part où aller et qu’une fois sortis du camp, ils n’auront plus ni protection, ni ravitaillement en vivres et en médicaments. Sur les collines. nombre d’habitations ont été pillées et incendiées. Dans les centres urbains, petits ou grands, le régime a profité des événements pour épurer les services de l’État des agents d’origine tutsi qui avaient « survécu » aux bouleversements consécutifs à la révolution de 1959 (cadres administratifs. techniciens médicaux, agents comptables, techniciens agricoles…). Pour les remplacer, de nouveaux fonctionnaires ont vite été nommés. Pour les loger, les épouses et les enfants des agents disparus ont été chassés des maisons de fonction. Par ailleurs, en matière de sécurité, les Pères
16. Papiers personnels de G. D. Vuillemin : témoignages recueillis les 11 et 12 janvier 1964 au camp de réfugiés de Cyanika, en collaboration avec les Pères Blancs responsables de cette mission.
17. Journal personnel de G. D. Vuillemin, 3 janvier 1964.
RWANDA, LES MASSACRES DE 1963 425
partagent les craintes des réfugiés et la méfiance que ceux-ci nourrissent à l'égard des administrations territoriales. En effet, différentes sources ont confirmé les témoignages des réfugiés sur la responsabilité des autorités locales dans le déclenchement et l’exécution des massacres. Dans une lettre adressée au préfet de Cyangugu, les Pères de la paroisse de Nyamasheke ont formellement accusé les forces de l’ordre du massacre d'une trentaine de leurs paroissiens :
« Des dizaines de cadavres non enterrés peuvent être vus sur la route Cyangugu-Butare, 200 mètres avant le Km 35 sur la gauche. Leur puanteur et les millions de mouches qui les environnent en sont un sinistre indicateur. J’ai été moi-même avec un de mes vicaires donner l’absoute à ces malheureux probablement fusillés par vos soins le 30 ou 31 décembre. Les traces des camions qui les ont amenés sont encore très visibles sur l’herbe, ainsi que les points d’impact des balles. Des douilles de fusils de guerre jonchent encore le sol. Au nom des droits de l’homme, je vous demande de faire donner à ces malheureux une sépulture décente. Au nom de la simple humanité, je vous demande de me dire si oui ou non les chrétiens dont les noms suivent sont encore en vie. J’ai l’impérieux devoir en tant que prêtre catholique de prier et de faire prier pour les défunts. J’ai le douloureux devoir de prévenir les familles éprouvées et de consoler leurs veuves. 18 »
Selon les enquêtes menées dans le pays par la délégation du CICR, la
responsabilité directe des députés à l’Assemblée nationale, des préfets,
des bourgmestres, des conseillers communaux et des forces de l’ordre
dans le déclenchement des massacres, dans les arrestations et les exécutions ne fait aucun doute :
« Similar information has been received about the Prefectures of Cyangugu and Kibuye : in the former, allegedly the Prefect himself visited the communes, accompanied by soldiers and police, and arrested and took with him all those whom the “bourgmestres” pointed out to him as “inyenzi” or “Tutsi-sympathisers” … In several prefectures members of the Assemblée nationale have taken a very active part in the Administration during the “events” and must be held responsible for many acts which they have either ordered or even participated themselves 19. »
18. Papiers personnels de G. D. Vuillemin : lettre du Père Bazot de la mission de Nyamasheke au Préfet de Cyangugu.
19. Archives du CICR : B AG 200 194, rapport du 17 avril 1964.
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Par ailleurs, les Pères savent qu’aucun des actes commis contre les Tutsi et leurs biens n’a fait l’objet d’une poursuite judiciaire. Ils connaissent en revanche la position du Président de la République qui est ouvertement agressive à l’égard des Tutsi, accusés en bloc de complicité avec les agresseurs, et par conséquent, considérés comme seuls responsables des malheurs qui les ont frappés :
« Durant cette période, les dirigeants de la République ont mené des enquêtes et ont constaté qu’il y avait des complices parmi les Batutsi qui résident à l’intérieur du Rwanda. Ces complices étaient particulièrement nombreux parmi les fonctionnaires et agents de l’État, parmi les commerçants et autres. À partir de là, l’État a décidé de voler au secours de la République avant qu’il ne soit trop tard, en faisant arrêter et emprisonner quelques-uns parmi les suspects. Sur les plus téméraires, des documents qui témoignent de la haute trahison ont été saisis. Même la préfecture de Gikongoro a été envahie par les Inyenzi en provenance du Burundi Parvenus à Gikongoro, les envahisseurs ont commencé à répandre le bruit selon lequel ils avaient emporté la victoire, que le président Kayibanda s’était enfui aux États-Unis d’Amérique et que tous les dirigeants de la République avaient été arrêtés, que Kigali avait été prise et entièrement détruite. Ces rumeurs ont causé trop de mal à la population qui s’est alors souvenue des années de servage en se demandant pourquoi ce passé qu’elles croyaient révolu avait pu les rattraper. Saisissant les massues, elles jurèrent d’en finir avec ce qu’il restait des Tutsi. Ainsi commença la violence dans Gikongoro. Certains Tutsi périrent, tués les uns par les populations, et les autres, en se donnant la mort pour échapper à la torture 20. »
L’attitude générale des plus hautes autorités de l’État tendait à confirmer l’idée que les Tutsi de l’intérieur avaient objectivement trahi la nation. Pour faire bonne figure, le gouvernement de Kayibanda décida de libérer les Tutsi arrêtés à l’occasion des événements de décembre 1963, et qui avaient échappé à la vague d’exécution. Mais alors qu’aucune preuve n’avait permis de confirmer leur complicité avec les agresseurs, ils furent systématiquement contraints, avant de sortir de prison, de reconnaître qu’ils étaient coupables et de payer une amende :
« Une procédure nouvelle apparemment sans base légale a récemment été adoptée par le gouvernement rwandais pour la libération des détenus politiques arrêtés durant ou après les événements. Le détenu est interrogé
20. Extrait du discours de Kayibanda, Kinyamateka, n° 8, février 1964.
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par un substitut du procureur ou un autre fonctionnaire autorisé. Si par manque de preuves la prévention ne peut être maintenue (ce qui généralement est le cas) le détenu est informé qu’il sera libre moyennant le paiement d’une amende qui selon les renseignements recueillis varie entre 1 000 et 5 000 [francs] (USD 20 à 100). Le motif de cette amende inscrit par les fonctionnaires sur la quittance qui est délivrée à l’intéressé, est résumé par la formule suivante : “avoir commis des actes et montré une attitude hostile au gouvernement”. Il n’a aucun moyen d’appel ni aucune possibilité de savoir sur quelles preuves repose la peine pécuniaire ainsi prononcée. Il est permis de penser, jusqu’à plus ample informé, qu’une telle procédure ouvre la porte à l’arbitraire, non seulement parce que les amendes ne sont pas prononcées à la suite d’un jugement rendu par un tribunal régulièrement constitué, et assorti des garanties judiciaires les plus élémentaires, mais encore parce que les sentences rendues dans ces conditions maintiennent indûment à l’égard des titulaires de ces quittances la suspicion non établie de s’être livrés à une atteinte à la sécurité de l’État 21. »
Très clairement, le gouvernement de Kayibanda maintenait contre les Tutsi l’accusation de trahison, imputant à leur barbarie la cause des souffrances qu’ils connaissaient :
« Cela a pour origine la barbarie naturelle de Gatutsi qui a refusé de renoncer à la barbarie, mais qui l’a perfectionnée depuis qu’il est à l’étranger dans des universités avec l’espoir qu’elle lui permettra de rétablir sa domination sur un peuple qui a opté pour une République juste et fondamentalement hostile à la barbarie. C’est ce Gatutsi que nous appelons Gatutsi/Inyenzi. Qu’on le laisse venir, il se heurtera à nos forces armées et de police qui le repousseront d’où il vient, comme cela se passe en ce moment 22. »
Les Pères de Cyanika étaient pris entre deux loyalismes impératifs : l’un, évangélique, et l’autre, politique. Par tradition, l’église est un refuge inviolable. Une fois qu’il en a franchi les portes, celui qui s’y réfugie ne peut plus être poursuivi. Par ailleurs, les Pères étaient conscients du fait que renvoyer certains réfugiés chez eux revenait à les livrer aux assassins. Ils savaient aussi que nombre de réfugiés n’avaient plus de maison. Ils n’ignoraient pas que leurs hôtes avaient tout perdu et que la fermeture du camp équivalait à très court terme, à les condamner à mourir de faim. Ils ont dû méditer la parole de l'Évangile, « j'avais faim, tu m’as.… ».
21. Archives du CICR : B AG 225 175 2, note n° 19, 10 mars 1964.
22. Extrait du discours de Kayibanda, Kinyamateka, n° 5, février 1964.
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Seulement, l’Église catholique avait tissé depuis la révolution des liens très particuliers avec la République. Elle défendait depuis longtemps les idées de ses leaders qu’elle relayait avec force et fidélité auprès de l’opinion rwandaise ; elle était particulièrement la garante de son image dans l’opinion publique européenne 23. Or, il était clair que la diffusios d'informations sur les massacres pouvait détériorer cette image et priver la jeune République de la sympathie et de l’aide dont elle avait besoin pour établir et consolider ses fondements, ce qui rendait très malaisé l’application de ses principes. Aussi, dans l’affaire des massacres, la hiérarchie catholique a parfois donné l’impression d’être sur la même longueur d’onde que le gouvernement. À l’instar du Président de la République, elle a tendu à accréditer la thèse de l’existence de complicités internes avec les agresseurs. S’arrogeant le rôle du législateur, l’évêque de Butare, Mgr Gahamanyi, a ainsi dressé un catalogue très détaillé des actes de complicité dont les auteurs méritaient selon lui d’être sanctionnés :
« Nous désapprouvons et nous condamnons ceux qui les aident ouvertement ou ceux qui le font en cachette. Ceux qui prennent l’argent du pays pour l’envoyer aux criminels, ou ceux qui l’envoient par le biais d’intermédiaires afin de les aider à préparer les attaques, tous ceux-ci sont des coupables et méritent une punition. Nous pourrions dire que ceux qui divulguent les secrets de l’État, les traîtres, ceux qui accueillent chez eux les criminels, ceux qui leur donnent les moyens de subsistance, ceux qui savent et dissimulent, ceux qui les assistent de quelque manière que ce soit dans l’accomplissement de leurs forfaits, tous ceux-là sont coupables. ils méritent eux-mêmes d’être sanctionnés pour cela. Nous pourrions dire que ceux qui entretiennent la correspondance avec des personnes vivant hors du pays, que ce soit ceux qui écrivent, reçoivent ou ceux qui transportent les courriers vers le camp des criminels, ils sont coupables et méritent une sanction. Nous pourrions dire que ceux qui organisent des réunions, grandes ou petites, publiques ou secrètes, en tenant des propos louant des attaques, s’en réjouissent ou s’y préparent sont aussi coupables 24. »
Ailleurs, la hiérarchie catholique s’est opposée aux projets de publication d’articles sur les massacres dans des journaux européens, et a présenté cette censure comme une mesure de précaution indispensable à la poursuite de sa mission :
23. Voir à ce sujet L. SAUR (1998), I. LINDEN (1999) et M. KABANDA (2007, à
paraître).
24. Lettre pastorale de Mgr Gahamanyi, Kinyamateka, n° 8, février 1964.
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« Et maintenant, écoute bien : le 1.1.1964 j'ai envoyé un petit rapport sur ces massacres qui a dû arriver puisque “Ma firme” comme tu disais, m'écrivait qu’elle avait téléphoné de suite au “Vaterland” (journal chrétien suisse) pour que l’article ne soit pas accepté… Et j'ai reçu une lettre de “ma firme” : “Il est à constater une fois de plus qu’il est nécessaire que quelqu’un d’objectif surveille ce qui doit être publié. L’article ne vous apporte pas de profit mais pourrait au contraire vous nuire dans la mission. Si ce que tu dis dans ton article correspond aux faits, d’autres moyens bien plus efficaces devraient être à ta disposition sur place.” Tu sais ces choses-là, je ne les comprends pas. Si j'avais su où écrire ou vers qui crier… Mais quoi faire ?... N’ai-je pas le droit ou le devoir de crier ces choses-là à haute voix ? Nous aussi, “notre firme”, devrait-elle participer à cette hypocrisie, continuer à prêcher la légende du “Rwanda chrétien” ? N’aurions-nous pas été obligés de parler depuis longtemps ?… Au nom de l’Église, au nom du gouvernement catholique voilà ces massacres et personne ne proteste 25. »
Le 10 février 1964, s’appuyant sur des sources nombreuses et bien informées sur les manifestations au Rwanda d’une haine raciale soigneusement entretenue, Radio Vatican avait qualifié les événements dans ce pays du plus terrible génocide : « Depuis le génocide des Juifs par Hitler, le plus terrible génocide systématique a lieu au cœur de l’Afrique 26. »
Dans cette prise de position du Vatican, deux éléments au moins étaient de nature à offenser l’honneur de la plus haute autorité de l’Église catholique du Rwanda, l’archevêque Mgr Perraudin. Premièrement, Kayibanda était depuis longtemps son ami, et il ne pouvait tolérer qu’il soit comparé à Hitler. Deuxièmement, le Vatican lui signifiait clairement qu’il n’était pas la seule source digne de foi sur le Rwanda. D’où cette énergique protestation : « Protestons contre nouvelles fausses concernant situation Rwanda diffusées le 10 février par Radio Vatican. Demandons diffusion de ce télégramme 27. »
Privés de l’appui de leur hiérarchie préférant se taire ou adhérant ouvertement à la thèse du pouvoir, les Pères de Cyanika vont essayer de fonder leur position sur le rappel de l’histoire de leur action en faveur des groupes menacés depuis 1959 et sur les principes généralement acceptés de l’éthique politique et de la responsabilité des citoyens en situation de crise :
25. Archives du CICR : B AG 225 175 001, lettre du Père Hansjôrg Gyr adressée à
R. Kessler à Zurich (« Letter written by Pater Hansjôrg Gyr to Reginald Kessler in Zurich »), Nyamasheke, 27 janvier 1964.
26. Cité in G. PÉRIÈS et D. SERVENAY (2007 : 135).
27. Ibid.
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« Lorsque la situation de l’État est menacée, les autorités ont le droit et le devoir de prendre toutes les mesures qui s’imposent… Tout citoyen a le devoir d’aider les autorités à découvrir les complices. Mais lorsque les moyens employés sont indignes, il peut exercer son droit de critique tout en se maintenant dans l’obéissance et dans le respect de la Constitution et des lois du pays. Même si la responsabilité du bien commun appartient aux gouvernants, la justice et la charité imposent à chaque citoyen de suppléer — selon ses moyens — à la carence ou à l’impuissance des autorités civiles. En cela, il ne se substitue pas à elles, il les seconde dans leur tâche, il collabore avec elles quand il assiste ceux qui sont exposés au danger de mort, quand il soigne les blessés et les malades, quand il loge ceux qui n’ont plus de toit. En effet, tout citoyen est obligé de défendre les droits primordiaux de l’homme contre toutes les atteintes, d’où qu’elles proviennent ; le droit à la vie, le droit à la dignité et à la sécurité, le droit à l’assistance en cas d’extrême nécessité sont des droits tellement inviolables que contre eux, aucun prétexte de bien commun, aucune raison d’État, ne sauraient prévaloir. Ils sont protégés par une barrière infranchissable 28. »
Au nom de ces principes et en raison de la situation d’insécurité qui prévaut dans le pays, ils refusent d’ordonner aux réfugiés de quitter la mission :
« Beaucoup de familles, à qui nous avions conseillé de rentrer chez elles, ont été exterminées au cours des derniers événements. Nous n’avons aucune garantie à donner aux réfugiés, aucune enquête sur les responsables des meurtres n’ayant été faite. À l’heure actuelle, l’ordre n’est pas revenu dans la région. Des meurtres se commettent encore tous les jours. Les réfugiés sont, pour la plupart, des rescapés de familles presque entièrement détruites. Certains sont des enfants, orphelins de père et de mère [.….]. La plus grande partie des réfugiés ont tout perdu (récoltes, maisons, bétail, vêtements, argent). Or, jusqu’à ce jour, rien n’a été entrepris pour eux alors que les autorités préfectorales ont été averties dès le premier jour... Nous signalons que la réintégration actuelle des réfugiés obligerait à une vaccination générale de la population, vu que les réfugiés sont menacés d’une épidémie de fièvre typhoïde et de dysenterie et qu’ils ont été vaccinés par ordre des autorités médicales. Sans que ces conditions qui dépassent les moyens de la mission soient réalisées, il ne nous est pas possible d’user de notre influence pour la réintégration des
28. Papiers personnels de G. D. Vuillemin : compte rendu des événements au
Bufundu, Noël 1963.
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réfugiés, réintégration que nous souhaitons, à condition qu’elle soit faite dans [le] respect des droits de l’homme et de la charité chrétienne”. »
La force de ces principes n’avait d’égale que leur fragilité face à un pouvoir dont l’autoritarisme n’était confronté à aucune forme de contestaton à l’intérieur du territoire. Pour tenir, les Pères avaient besoin d’une opinion mondiale. Mais comment l’informer ? Sur la base de ses observations et des témoignages qu’il reçut des Pères de Cyanika et des réfugiés, Vuillemin, avec l’aide de son épouse, Judith, élabora des synthèses, proposa des analyses, mais surtout, il décida d’agir. Son premier but fut de protéger les réfugiés menacés d’être renvoyés sur les collines où ils risquaient de se faire tuer et d’être privés du ravitaillement dont ils avaient besoin, ayant tout perdu. À cet effet, M. Vuillemin fit plusieurs voyages à Kigali où il hanta les couloirs et les bureaux des missions diplomatiques pour les forcer à sortir du silence :
« 6 janvier, je me rends à Kigali pour obtenir l’intervention de Züger”. Rencontre avec les ambassadeurs de Belgique et des USA et M. Frey, conseiller du Président”, dont l’attitude est équivoque. Les ambassadeurs tentent une démarche auprès du président Kayibanda, pour obtenir la reconnaissance des camps de réfugiés. Les ambassadeurs ne sont pas reçus, on leur promet une réponse par téléphone mais cette réponse n’arrivera jamais. Le 7 janvier, Züger arrive vers 11h. Nous montons à Cyanika. Züger est bouleversé. Le 8 janvier, nous apprenons que Züger a rencontré ensemble Mgr Perraudin [et] K [Kayibanda]. Ce dernier accepte la reconnaissance du camp 32. »
Parallèlement à l’action de sensibilisation des missions diplomatiques,
G. D. Vuillemin et son épouse entreprirent aussi d’informer le monde
29. Archives du CICR, B AG 200 175 001, p 2 : « Mise au point concernant l’attitude de la paroisse de Cyanika vis-à-vis de la question des réfugiés, faite à Cyanika le 3 janvier 1964 ». Au-delà des réfugiés de la mission de Cyanika, le président Kayibanda avait exprimé le souhait de voir tous les réfugiés rwandais établis dans les pays voisins revenir au Rwanda, ce que déconseillait le délégué de la Croix-Rouge en raison du climat de haine qu’il avait décelé et des exactions dont ils continuaient d’être l’objet de la part des administrations et des forces de l’ordre : « It seems to the delegate that the appeal can not be recommanded, in view of the unsettled political situation and the arbitrariness in the country’administration. »
30. Philippe Züger, de nationalité suisse, est à ce moment le représentant des Nations unies au Rwanda.
31. De nationalité suisse, M. Frey avait été placé par son gouvernement à la disposition de Kayibanda comme conseiller à l’Information et à la Communication.
32. Journal personnel de G. D. Vuillemin, 6, 7 et 8 janvier 1964.
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extérieur. Des notes furent envoyées en France au journal Le Monde et à L'Express, et en Suisse, notamment à La Sentinelle. Avec l’unique appui de sa femme et des Pères de la mission de Cyanika, Vuillemin s’était engagé dans un combat qui dépassait ses forces et qui ne manquait pas de danger 33. Outre les tentatives d’intimidation des services de sécurité de l’État rwandais, son employeur, l’Unesco lui rappela qu’il avait une obligation de réserve et certains diplomates l’invitèrent, avec courtoisie mais fermeté, à obtempérer. Cependant aucun de ces obstacles n’entama sa détermination. Ce qu’il avait compris des événements du Rwanda le poussait à trouver la forme de protestation et de dénonciation la plus forte. Il en vint à la conclusion qu’il n’y en avait pas d’autre que de présenter publiquement sa démission :
« En conscience, il ne m’est dès lors plus possible de rester au service d’un gouvernement responsable ou complice d’un génocide. Je ne peux partager l’indifférence et la passivité de la grande majorité des Européens d’ici, des agents de l'assistance technique bilatérale ou multilatérale. Je la considère comme une complicité objective. Comment pourrais-je enseigner, dans le cadre d’une aide Unesco, dans une école dont les élèves ont été assassinés pour l’unique raison qu’ils étaient Watutsi ? Comment pourrais-je enseigner à des élèves qu’on assassinera peut-être dans quelques mois ou dans quelques années ? Il est des occasions où tout calcul, où toute compromission sont absurdes. Je ne peux envisager d'autre conclusion, en ce qui me concerne, qu’une démission dont je vous prie de prendre acte. Aux termes de mon contrat, je vous présente cette démission pour le 29 février 34. »
Le sens de cette décision n’est pas uniquement dans l’exposé des motifs. Il est aussi dans le geste. En mettant ainsi en jeu sa situation personnelle et celle de sa famille, (il était avec sa femme et ses deux enfants), Vuillemin comptait sur le scandale que ne manquerait pas de provoquer le sacrifice de ses avantages personnels pour secouer l’indifférence, la passivité de ses collègues européens qui ne voulaient pas savoir ce qui se passait autour d'eux et pousser l’Unesco à prendre ses responsabilités devant cette manifestation violente du racisme au Rwanda.
S’agissant de cette dernière organisation, il jouait sur une corde très
33. Dans un entretien, G. D. Vuillemin a fait état de deux tentatives d’assassinat (La Chaux-de-Fonds, 2005-2006).
34. Dossier personnel de G. D. Vuillemin, extrait de sa lettre de démission (également consultable dans le dossier de l’expert à l’Unesco). Dans une note manuscrite jointe à sa lettre de démission, soulignant la valeur de témoignage de son geste, M. Vuillemum a expressément demandé qu’elle soit soustraite de l’obligation de confidentialité qui entoure les dossiers de personnel et a insisté pour qu’elle soit diffusée le plus largement possible.
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sensible, la lutte contre le racisme. Il plaçait l’organisme devant le défi de remplir sa mission de maintien de la paix par la promotion de l’éducation, de la culture, de la tolérance et de la compréhension entre les hommes dans le cas concret du Rwanda à ce moment précis 35.
Rares sont les événements sans témoins. Seulement ceux-ci sont de deux catégories qui se distinguent non pas par la quantité de ce qu’ils savent mais par leur manière de mettre les événements en perspective. Le souci principal de Vuillemin était qu’il n’y ait plus jamais ça. D’autres individus et d’autres corps d’individus en savaient autant que lui. Mais ils privilégiaient le temps présent. Ils ne manquaient pas de compassion. Certains en ont même fait la démonstration, comme c’est le cas pour les Pères de Cyanika. Mais ils ont choisi de l’exprimer sans jeter le discrédit sur le régime dont la responsabilité dans le déclenchement des massacres était plus que probable et qui ouvertement les justifiait. L'autre enseignement de l’étude de cette épisode est qu’elle a produit le langage et les méthodes qui ont largement inspiré les extrémistes des années 1990-1994. À cette époque, on parle déjà d’Inyenzi et le terme tend à désigner les Tutsi dans leur ensemble. On organise déjà la chasse aux sympathisants des Inyenzi, comme en 1994, aux Hutu modérés. Si les contraintes de cet article n'avaient pas eu pour effet de limiter notre propos au témoignage de Vuillemin et aux événements de la mission de Cyanika, nous aurions pu montrer que les massacres de 1963-1964 n’ont épargné aucune région du Rwanda, même s’il apparaît que l’est, le sud et le sud-ouest ont été plus particulièrement affectés. Le nombre des victimes a fait l’objet de controverses. Les uns estiment qu’il y a eu 10 000 morts et d’autres, seulement la moitié. On est certes loin de la « performance » de 1994. Mais il n’empêche. On peut rapprocher les deux événements, au moins sur trois points : le rôle des autorités, la participation des populations civiles et la non distinction faite entre les classes d'âge et entre les catégories socioprofessionnelles. Enfin, les interrogations d’aujourd’hui sur le rôle de l’Église au Rwanda sont déjà présentes. Elle n’est pas aveugle face aux dérives du parti Parmehutu du président Kayibanda, mais elle apparaît incapable de s’en démarquer. La recherche du compromis a débouché sur la complicité, scellant entre elle et la République une alliance aux obligations inégales. Dans l’histoire des deux Républiques qui se sont succédées au Rwanda entre 1960 et 1994, elle est restée une source de légitimité mais elle a perdu la force d'imposer la morale en politique et le pouvoir de juger de la validité des lois et des règles de fonctionnement de l’État et de la société.
35. Le bureau du personnel de l'Unesco a accusé réception des notes de Vuillemin et a promis de les communiquer au Directeur général de l’Organisation. Nous ne savons pas quelle a été sa réaction.
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Sources
Archives du CICR
Dossiers BA AG 200 175 001 ; B AG 225 175 2 ; BA AG 200 194.
Documents personnels de G. D. Vuillemin : dossiers et journal personnels ; papiers divers, 1963-1964.
Entretiens avec G. D. Vuillemin, La Chaux-de-Fonds (Suisse), mars 2005 et décembre 2006.
Presse
Kinyamateka, n° 5 et 8, février 1964.
RTLM (Radio télévision libre des mille collines), message du
Président du gouvernement intérimaire, Théodore Sindikubwabo, Kigali.
5 juin 1994.
Références bibliographiques
CHRÉTIEN J.-P. (dir.), avec KABANDA M., DUPAQUIER J.-F. et NGARAMBE J_
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KABANDA M., à paraître en 2007, « Rwanda : The Catholic Church and
the Crisis. An Autopsy of Legacy », in CHRÉTIEN J.-P. et BANÉGAS R.
(eds), The recurring Great Lakes crisis. Identity, violence and power.
Londres, Hurst.
LINDEN I, 1999, Christianisme et pouvoirs au Rwanda (1900-1990).
Paris, Karthala.
PÉRIÈS G. et SERVENAY D, 2007, Une Guerre noire, Paris, La Découverte.
PERRAUDIN A. (Mgr), 2003, Un Évêque au Rwanda. Témoignage, Saint-
Maurice (Suisse), éditions Saint Augustin.
SAUR L., 1998, Les Influences parallèles, Bruxelles, éditions Luc Piré.