Fiche du document numéro 31518

Num
31518
Date
Jeudi 17 décembre 1998
Amj
Taille
83664
Titre
Le génocide [Extraits du rapport de la MIP]
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
LE terme de génocide apparaît dès la mi-avril 1994 pour qualifier la situation au Rwanda. « La première autorité politique d'envergure », pour reprendre l'expression du Père Guy Theunis devant la Mission, à avoir employé ce mot, serait le pape Jean Paul II qui, lors de l'audience générale du 27 avril 1994, a appelé les fidèles à une prière fervente pour le Rwanda et invité « ceux qui détiennent les responsabilités à une action généreuse et efficace pour que cesse ce génocide » (propos rapportés par l'Osservatore romano du 3 mai 1994). Le 5 mai, Boutros Boutros-Ghali emploie ce terme pour qualifier la situation du Rwanda lors d'une interview télévisée. Alain Juppé, pour sa part, a rappelé, lors de son audition devant la Mission, qu'il avait quant à lui utilisé ce mot de « génocide » appliqué à la situation du Rwanda le 15 mai 1994 dans sa déclaration à la presse faite à l'issue de la réunion à Bruxelles du conseil des ministres de l'Union européenne et dans une réponse à l'Assemblée nationale au cours de la séance des questions d'actualité du 18 mai 1994.

La qualification de génocide (...) Le génocide est défini pour la première fois par les Nations unies dans la résolution 96 de l'Assemblée générale du 11 décembre 1946 comme « le refus du droit à l'existence à des groupes humains entiers ». Deux ans plus tard, l'Assemblée générale adopte, le 9 décembre 1948 à l'unanimité, une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette convention est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. (...)

Le Rwanda a adhéré à cette convention le 16 avril 1975. (...)

Le génocide rwandais



L'interrogation sur l'existence d'actes génocidaires au Rwanda par les Nations unies est antérieure aux événements d'avril 1994.

Dès avril 1993 en effet, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, a entrepris une mission au Rwanda afin d'établir la réalité des accusations portées, notamment par les organisations humanitaires, sur l'existence de massacres de Tutsis et de meurtres politiques au Rwanda depuis le 1er octobre 1990. Dans son rapport daté du 11 août 1993, le rapporteur spécial indiquait très clairement que « les victimes des attaques, des Tutsis dans l'immense majorité des cas, avaient été ciblés uniquement en raison de leur appartenance à un certain groupe ethnique, et pour aucune autre raison objective ». Il précisait que « des massacres de populations civiles ont été perpétrés par les forces de sécurité rwandaises ou par certaines parties de la population. (...) On a démontré à maintes reprises que des représentants gouvernementaux étaient impliqués, soit directement en encourageant, en planifiant et en dirigeant les actes de violence ou en y prenant part, soit indirectement par leur incompétence, leur négligence ou leur inaction délibérée. (...) Les FAR ont également joué un rôle actif et bien planifié, au plus haut niveau, dans certains cas de massacres de Tutsis par la population. (...) Il existe de nombreux rapports bien documentés selon lesquels certains maires ont fait courir des rumeurs non fondées qui ont exacerbé la haine ethnique et incité la population à massacrer des Tutsis. Dans certains cas, certains officiels ont facilité la tâche de ceux qui commettaient les massacres en leur fournissant des équipements comme des véhicules ou du carburant » (traduction non officielle). Le rapporteur spécial concluait son rapport en soulevant la question de savoir si les massacres ainsi décrits pouvaient être qualifiés de génocide, mais il estimait qu'il ne lui appartenait pas d'en juger, tout au plus de fournir certains éléments de réponse.

C'est, aux yeux des rapporteurs de la Mission, une des grandes fautes des Nations unies de n'avoir pas pris de mesures concrètes à la suite des révélations contenues dans ce rapport, et de ne pas en avoir non plus tenu compte lors de l'élaboration du mandat de la Minuar. Une dimension plus importante accordée aux droits de l'homme aurait permis une meilleure prise en compte de l'évolution politique réelle du pays et la mise en place de mesures contraignantes qui auraient rendu plus difficile tout dérapage ultérieur.

A) LE NOMBRE DES VICTIMES

Le nombre exact des victimes des massacres perpétrés au Rwanda d'avril à juin 1994 est difficile à préciser. La commission d'experts créée par l'ONU a estimé, dans son rapport final publié le 9 décembre 1994, que 500 000 civils non armés ont été tués au Rwanda depuis le 6 avril 1994. De son côté, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme des Nations unies a fait observer dans son rapport du 28 juin 1994 que, selon certaines estimations fiables, le nombre de morts serait proche du million. Cette fourchette, entre 500 000 et 1 million de morts, est celle qui est retenue le plus communément.

Plusieurs universitaires, dont Gérard Prunier, se sont fondés sur le recensement de 1991 au Rwanda (qui permettrait d'estimer le nombre de Tutsis, en avril 1994, entre 700 000 et 930 000) et sur le nombre de réfugiés dans les camps, pour considérer comme plausible un décompte de 800 000 à 850 000 morts. Si une telle estimation a pris en compte les assassinats des Hutus modérés, elle a laissé de côté les règlements de comptes dans les camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie, où Hutus et Tutsis se sont trouvés mêlés, ainsi que les victimes des épidémies de choléra qui ont éclaté principalement de juin à août 1994. (...)

B) DES MASSACRES CONSTITUTIFS D'UN GÉNOCIDE

Les massacres commis contre les Tutsis après le 6 avril 1994, même s'ils se déroulent concomitamment à un affrontement entre le FPR et les FAR, relèvent d'une autre nature que celle d'un conflit : ils appartiennent, et l'examen des trois critères rappelés dans le paragraphe précédent va le démontrer, à une logique de génocide.

L'élément matériel



Les témoignages abondent sur ce que l'article II de la Convention de 1948 appelle les meurtres et atteintes graves à l'intégrité corporelle de membres d'un groupe.

Le rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme des Nations unies a fait part dans ses trois rapports en date des 28 juin, 12 août et 11 novembre 1994 des faits constitutifs de génocide, notamment la découverte de fosses communes.

Lors de leur déplacement au Rwanda en septembre 1998, les rapporteurs de la Mission ont visité le site de Gikongoro qui a été transformé en mémorial du génocide, et où sont exposés les os et les cadavres à demi décomposés des milliers de Tutsis qui ont été massacrés en ce lieu.

Jean Hervé Bradol, médecin responsable de programmes à Médecins sans frontières (MSF), a rapporté devant la Mission qu'une équipe de MSF avait constaté, lors d'une visite le 14 avril 1994 au centre hospitalier de Kigali, que cet établissement servait « de centre d'exécution autant que d'hôpital ».

De son côté, le médecin en chef François Pons, chef de l'antenne chirurgicale parachutistes « Turquoise », a fait état devant la Mission des lésions les plus courantes rencontrées chez les blessés, notamment les mains tranchées et les tentatives de décapitations.

La place manque dans ce rapport pour donner la parole aux victimes qui ont réchappé, plus ou moins grièvement blessées, aux massacres. Le lecteur trouvera certains témoignages en annexe, notamment celui de Jeanne Uwimbabazi qui n'a pas encore été publié jusqu'à maintenant, et dont est issu l'extrait suivant : « Nous sommes arrivés dans un quartier qui s'appelait Nyanza, de Kicukiro. Sur ce grand terrain dont le centre faisait un creux, ceux qui nous guidaient nous ont rassemblés au centre, eux sont restés sur la hauteur. Lorsque nous nous sommes rendu compte qu'il n'y avait que la mort, Vianney a demandé à un militaire qu'il nous tue ainsi que quelques amis avec des balles de fusil plutôt qu'avec des coups de machette, et en échange on allait lui donner de l'argent. Mais son chef l'a appelé. Ils ont demandé que ceux qui sont hutus sortent de la foule avec leur carte d'identité. Puis ils nous ont dit de nous coucher par terre, nous avons hésité, ils ont commencé à tirer dans la foule des coups de fusil, ils ont envoyé des grenades, des flèches, des coups de machettes, des coups de gros bâtons avec des gros clous plantés au sommet, les gens se sont écroulés les uns sur les autres. (...) Les gens avaient commencé à prier, les autres criaient, les enfants pleuraient. Ensuite, ils achevaient ceux qui étaient encore vivants avec des coups de machettes. (...) Je les ai entendus s'appeler entre eux, en disant qu'ils avaient fini leur travail, qu'il faisait nuit et qu'ils reviendraient le lendemain. J'avais un mort sur le dos, un autre sur les genoux, mes habits étaient pleins de sang, mais je n'avais aucune blessure. (...) (Le lendemain) vers 15 h 30, nous avons entendu des gens qui avançaient vers nous. (...) Je n'en connais pas le nombre, car nous faisions semblant d'être morts. Ils m'ont donné deux coups de machette derrière la tête, la blessure atteignait le bulbe rachidien, ainsi que deux coups sur chaque cheville pour me couper les tendons d'Achille. La jeune fille qui s'appelait Angélique a eu six coups de machette partout dans la tête et un sur le mollet. Candide, lui, a eu aussi des coups de machette dans la tête et on lui a coupé quelques doigts (cinq à peu près entre les deux mains). Kiki, elle a reçu un coup de machette à côté de l'oreille, sur la joue, ainsi qu'un dans le côté de la jambe. Son petit frère Ngagi, lui, a reçu des coups sur la jambe et des doigts sectionnés. Pauline en a reçu sur les bras. Les autres sont morts sur le coup : la soeur de Candide, le fils de son frère, Fifi et son petit frère ».

L'élément moral



La deuxième condition d'un génocide concerne la volonté entièrement subjective de détruire un groupe particulier, national, ethnique, racial ou religieux, auquel appartient la victime.

Cette volonté a été exprimée au Rwanda à la fois en paroles et dans les faits.

Tout d'abord, les appels au génocide ont été le fait de certains organes privés de presse et de radio, dont l'actionnariat était constitué du président Juvénal Habyarimana et d'autres dignitaires du régime. Maître Eric Gillet a ainsi estimé probable que « la Radio des Mille Collines (RTLMC) ait (...) été conçue comme un instrument direct de préparation et d'exécution du génocide » et que « c'est en tout cas ainsi qu'elle s'est comportée ». Michel Cuingnet, ancien chef de la Mission de coopération au Rwanda, a affirmé que, dès les premières émissions de la RTLMC en avril 1993, « on annonçait sur les ondes qu'il fallait “terminer le travail et écraser tous les cafards” ». Après le 6 avril 1994, MSF a rapporté que l'on pouvait entendre sur RTLMC ce type de message : « Il reste de la place dans les tombes. Qui va faire du bon boulot et nous aider à les remplir complètement ? ».

De fait, ces organes de presse, qui n'ont jamais été ni censurés ni interdits, ne font que relayer les propos des officiels du régime. Maître Eric Gillet a rappelé devant la Mission que, dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre 1992, « le président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu'il a créées à le soutenir dans son action et leur donne “carte blanche” ». Maître Gillet a cité également le mot du colonel Bagosora, qui a déclaré lors d'un retour d'Arusha en janvier 1993 : « Je reviens préparer l'apocalypse ».

Cette volonté d'éradiquer les Tutsis imprègne tout particulièrement l'armée composée uniquement de Hutus. Le général Jean Varret, ancien chef de la mission militaire de coopération d'octobre 1990 à avril 1993 a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le colonel Rwagafilita lui avait expliqué la question tutsie : « Ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ».

Les massacres n'ont pas concerné seulement les chefs de famille capables de porter les armes, mais également les femmes et les enfants, ce qui prouve une volonté de faire disparaître l'ensemble du groupe tutsi. Mme Alison des Forges a souligné devant la Mission que les massacres ont concerné « les personnes âgées, les bébés, les femmes qui, habituellement, étaient toujours protégés lors de tels conflits ».

Le médecin en chef François Pons a indiqué devant la Mission que le chiffre le plus impressionnant du bilan de l'opération « Turquoise » était celui des enfants opérés, qui « représentaient un tiers des blessés et souffraient le plus souvent de fractures du crâne provoquées par les machettes ». Il a souligné que cette proportion d'un tiers n'était pas classique en chirurgie de guerre.

Dans le jugement du 2 décembre 1998 du Tribunal pénal international pour le Rwanda concernant Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de la commune de Taba, il est rapporté que l'on allait même jusqu'à tuer des femmes enceintes hutues, dès lors que leur futur enfant avait été conçu par un père tutsi et qu'il aurait par conséquent été lui-même tutsi.

Certes, la motivation idéologique voisine avec d'autres motivations, purement matérielles. Alison des Forges a indiqué devant la Mission que « les récompenses accordées pouvaient avoir une grande influence, surtout pour des jeunes sans emploi : on leur donnait à manger, des vaches, de la bière, des vêtements. On offrait à la population ordinaire la possibilité de piller. Dans une société d'une pauvreté extrême, le fait de pouvoir voler une fenêtre ou une porte représente quelque chose de très important. Et surtout, on donnait aux cultivateurs, dans une société où il n'y a jamais assez de terre, la possibilité de disposer des champs des Tutsis tués, ce qui constituait une forte récompense. A l'élite, on offrait des voitures, des boutiques, des ordinateurs, des postes de télévision ». Mais la motivation du gain n'est jamais l'élément déclencheur des massacres ; les promesses en argent, en terres ne servent qu'à faciliter la participation de l'ensemble de la population : la justification première demeure celle d'en finir avec les Tutsis.

Que certains comportements apparaissent a posteriori comme complètement irrationnels, nul n'en doute. Alison des Forges a ainsi rappelé que « certains meneurs du génocide avaient des liens si forts avec des Tutsis qu'ils en ont sauvé quelques-uns ». Il existe en effet de nombreux témoignages de Tutsis qui rapportent avoir trouvé temporairement refuge chez des voisins Hutus de leur connaissance, alors même que ceux-ci participaient au génocide. Mais ces comportements individuels ne doivent pas être l'arbre qui cache la forêt : c'est une logique de « solution finale » à l'encontre des Tutsis qui est mise en oeuvre au Rwanda à partir d'avril 1994.

L'intention spécifique



Le troisième critère du génocide concerne l'intention spécifique de détruire un groupe clairement identifié.

Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au CNRS, l'a affirmé très nettement devant la Mission : « Les Tutsis étaient définis par une carte d'identité délivrée par le pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet l'analogie avec la situation des juifs pendant la seconde guerre mondiale ». De fait, entre trois quarts d'heure et une heure après l'attentat contre l'avion présidentiel, des barrages ont été mis en place dans les rues de Kigali et les cartes d'identité vérifiées. Ceux appartenant à « l'ethnie » tutsie ou en présentant les caractéristiques physiques communément admises ou ne pouvant présenter une carte d'identité avec la mention « hutu » ont été retenus et souvent sommairement exécutés. Jean-Hervé Bradol a confirmé les tueries sélectives auxquelles procédaient les milices et a pris l'exemple de l'hôpital des Saintes Familles où les blessés lui disaient « qu'il ne servait sans doute à rien de les soigner dans la mesure où les miliciens viendraient les embarquer pour les tuer parce qu'ils étaient tutsis ».

L'enrôlement de la population a été d'autant plus facilité que, comme évoqué ci-dessus, celle-ci subissait, via la radio, la RTLMC notamment, et la presse, par exemple le journal Kangura, un véritable endoctrinement contre les Tutsis, désignés comme les ennemis de l'intérieur. C'est ainsi que le général Jean Varret a rapporté devant la Mission que, « à la suite de divers attentats, la gendarmerie rwandaise avait demandé, avec l'appui de l'ambassadeur, une formation d'officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des enquêtes intérieures ». Il a précisé qu'il n'avait « envoyé que deux gendarmes car [il s'était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le colonel Rwagafilita appelait “la cinquième colonne” ».

Faustin Twagiramungu a toutefois fait entendre une voix légèrement dissonante ou, plus exactement, apportant un complément. Il a précisé que « les partisans de la CDR que l'on voyait chanter publiquement : “nous allons exterminer”, n'avaient jamais dit qu'ils allaient exterminer seulement les Tutsis, mais qu'ils visaient aussi l'opposition qui, si elle comportait des Tutsis, était d'abord constituée par des Hutus ».

La divergence entre ces témoignages n'est qu'apparente. C'est un fait établi que les militants hutus modérés et les membres des partis d'opposition ont été parmi les premières victimes des massacres postérieurs au 6 avril 1994, au premier rang desquelles le premier ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana et le président de la Cour de cassation, Joseph Kavaruganda. Divers témoignages recueillis par les rapporteurs de la Mission ont également fait état de l'assassinat de certains Hutus qui ont refusé de s'associer ou de participer aux massacres. Mais ces assassinats ponctuels et individualisés, aussi nombreux et odieux soient-ils, appartiennent à une autre logique, celles des crimes politiques.

C) L'EXISTENCE DE LISTES PRÉÉTABLIES

L'existence de listes des futures victimes préalablement établies au 6 avril 1994 a été confirmée par plusieurs intervenants devant la Mission. James Gasana, notamment, a estimé probable que « ces listes aient d'abord été établies dans le cadre de la lutte entre les factions politiques et qu'elles aient visé initialement de hautes personnalités politiques, indépendamment des ethnies ». Cette hypothèse apparaît la plus probable pour deux raisons. D'une part, même si on retient une hypothèse haute de listes comprenant jusqu'à 1 500 noms, ce nombre apparaît dérisoire face aux centaines de milliers, voire au million de victimes du génocide. D'autre part, ainsi que l'a fait remarquer Jean-Michel Marlaud devant la Mission : « S'il était difficile pour un étranger de discerner à première vue l'appartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des collines qui se connaissaient tous, savaient qui était hutu et qui était tutsi, ou marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis ». Il n'était donc nul besoin pour cela de tenir des listes de Tutsis.

Il semble que ces listes aient surtout servi les premiers jours du génocide, notamment le 7 avril, durant lesquels, selon Jean-Michel Marlaud, « les assassinats, essentiellement de personnalités politiques, ont été manifestement ciblés ».

D) UN GÉNOCIDE ORGANISÉ

Ce qui a frappé, semble-t-il, le plus, les témoins de l'époque lors du déclenchement du génocide, c'est, ainsi que l'a rapporté Jean-Hervé Bradol, qu' « il ne s'agissait pas de massacres ou d'une quelconque fureur populaire faisant suite au décès d'un président, mais bien davantage d'un processus organisé et systématique. Ce n'était pas une foule énervée qui procédait à ces tueries, mais des milices agissant avec ordre et méthode ».

Mme des Forges a également estimé que « les massacres avaient été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le gouvernement légitime pour pouvoir prendre le pouvoir ». Ce petit groupe, composé de gens convaincus et organisés, « disposait de collaborateurs au nord-ouest, à Gisenyi, au sud-ouest à Cyangugu, au sud-centre, à Gikongoro, et à l'est, à Kibungo ». S'attaquant d'abord aux personnalités qui auraient pu s'opposer aux massacres, manipulant les populations par des messages radio destinés à semer la panique, ce petit groupe a réussi à contrôler la quasi-totalité du système administratif, militaire et politique. « La preuve du caractère centralisé de ce génocide » est apportée, selon Mme des Forges, par l'organisation systématique de mises en scène fallacieuses tendant à prouver l'imminence d'une attaque des Tutsis et destinées à attiser la haine des populations contre ces derniers. « L'extraordinaire efficacité de la machine du génocide », a expliqué José Kagabo, serait donc le reflet de l'efficacité du système de contrôle de la société sous le régime Habyarimana : « Dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission d'organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de Dix Maisons placés sous l'autorité et la surveillance constante d'un fonctionnaire du parti surnommé “Monsieur Dix Maisons” ».

Le colonel Patrice Sartre et le général Jacques Rosier ont fait part à la Mission de leur impression que l'administration, aussi bien les préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout ce qui s'était passé.

La force d'action la plus importante et la mieux organisée demeure toutefois les milices hutues Interahamwe (ceux qui attaquent ensemble), proches du MRND, et Impuzamugambi (ceux qui ont le même but), proches de la CDR, dont les effectifs ont été estimés à 50 000 hommes en avril 1994. Elles disposaient surtout d'armes blanches (machettes, couteaux, massues cloutées...), mais également d'armes à feu, même si de nombreux responsables français ont fait observer que leurs cadres avaient évité de les doter de telles armes. Selon le témoignage du lieutenant-colonel Jacques Hogard devant la Mission, les milices s'en prenaient à la population civile tutsie, mais également hutue pour peu qu'elle ne soit pas de leur sensibilité.

E) UN GÉNOCIDE PRÉVISIBLE ?

Au vu de tous ces éléments, la reconnaissance d'un génocide au Rwanda, après le 6 avril 1994, commis à l'encontre des Tutsis s'impose comme une évidence, que la communauté internationale a mis quelque temps à vouloir reconnaître. Il reste la question de savoir si ce génocide était prévisible.

Tout concorde pour dire que l'extermination des Tutsis par les Hutus a été préparée de longs mois à l'avance, à la fois en termes d'idéologie, par la manipulation de la population avec l'aide des médias notamment, et en termes d'instruments du génocide, par la distribution systématique d'armes, l'utilisation de caches et la formation des milices. Ces faits étaient pour l'essentiel connus au moins depuis décembre 1993, comme l'a rappelé Eric Gillet lors de son audition devant la Mission.

Georges Martres a estimé que le génocide était prévisible dès octobre 1993 « sans toutefois qu'on puisse en imaginer l'ampleur et l'atrocité ». Il a du reste ajouté que « le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis ». Avec une telle clairvoyance, qui n'apparaît pas toutefois aussi nettement dans les dépêches diplomatiques, on ne peut que s'interroger sur l'inaction de la France pour prévenir le génocide par des actions concrètes.

Eric Gillet, de son côté, a répondu à la Mission que, « à titre personnel, il n'avait pas vu venir le génocide, dans les mois qui l'ont précédé. Certes, les organisations de défense des droits de l'homme étaient alertées par leurs correspondants au Rwanda : on voyait que les accords d'Arusha n'entraient pas en vigueur, que des opposants politiques capables d'incarner une alternance politique étaient assassinés et que les partis d'opposition se divisaient ». Cependant, « lui-même n'avait pas envisagé un massacre de cette ampleur ».

D'avoir été tant de fois annoncée depuis 1990, l'hypothèse d'un génocide était, au début de l'année 1994, devenue plausible mais non probable.

La réponse du gouvernement français au télégramme du chargé d'affaires français à Kigali le 12 janvier 1994 est un bon exemple de ce sentiment. Intitulé « menaces de guerre civile », ce télégramme précisait que Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, avait informé les chefs de mission de la Belgique, des Etats-Unis et de la France, de menaces de déclenchement à bref délai d'une guerre civile par la milice Interahamwe de l'ancien parti unique MNRD. Le chargé d'affaires concluait ainsi sa présentation : « Ces informations sont graves et plausibles. (...) Toutefois on ne peut écarter l'hypothèse d'une manœuvre d'intoxication destinée à discréditer le gouvernement au moment où devraient se mettre en place les nouvelles institutions ».

Selon les informations recueillies par les rapporteurs de la Mission, Paris aurait répondu en mettant en garde contre une tentative d'intoxication et en priant l'ambassadeur de France de demander au président Juvénal Habyarimana de faire tout son possible pour prévenir toute activité risquant de mettre en cause les applications des accords de paix. Cette réaction s'explique par le caractère récurrent d'avertissements alarmistes, considérés au fil du temps comme des prophéties de Cassandre. C'est ce qu'a exprimé Jean-Michel Marlaud devant la Mission : « Ces informations ne constituaient qu'un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l'ambassade était saisie concernant, un jour, la reprise de l'offensive par le FPR et, le lendemain, le début d'un massacre ». Selon M. Marlaud, « il serait excessif de dire que les services de l'ambassade étaient conscients (...) du risque de génocide ».

Cette même attitude se retrouve à travers l'absence de réaction de l'ONU durant le génocide.

La réaction internationale



LE 21 avril 1994, le Conseil de sécurité adopte à l'unanimité la résolution 912 qui prévoit, alors que le génocide est déclenché depuis quinze jours, de ramener les effectifs de la Minuar à 270 personnes. Le 1er mai 1994, s'adressant à un parterre de diplomates à Dar es-Salaam, le président de Tanzanie, Ali Hassan Mwinye, estimait que cette résolution est « l'une des plus désastreuses décisions jamais prises par le Conseil ».

Comment en est-on arrivé là ?

A) LA MINUAR ET LE DÉBUT DES MASSACRES

Le constat d'une impuissance

L'attentat du 6 avril 1994 a entraîné, ainsi que l'a rappelé le secrétaire général de l'ONU dans sa lettre du 29 avril 1994 adressée au président du Conseil de sécurité, deux effets principaux : tout d'abord, la rupture du cessez-le-feu et la reprise des combats entre FAR et FPR ; ensuite, le déclenchement de ce qui est encore présenté comme des « massacres à grande échelle de civils innocents ».

Dès lors, la mission de la Minuar, telle qu'elle était définie par la résolution 872, devenait totalement inadaptée à l'évolution de la situation. Du fait de la reprise des hostilités, il n'y a plus de cessez-le-feu à superviser ni de conditions générales de sécurité à maintenir, et encore moins d'institutions provisoires à mettre en place.

La décision du gouvernement belge, annoncée le 12 avril, de retirer son contingent (retrait effectif dès le 13) à la suite de l'assassinat le 7 avril de dix « casques bleus » belges chargés d'assurer la protection du premier ministre Agathe Uwilingiyimana, a du reste déstabilisé totalement l'organisation de la Minuar. Ce constat pessimiste est celui du secrétaire général de l'ONU dans une lettre en date du 13 avril 1994, dans laquelle il avertit le président du Conseil de sécurité que la Minuar ne pourra s'acquitter de son mandat si le contingent belge n'est pas remplacé par un autre contingent aussi bien équipé que lui ou si le gouvernement belge ne revient pas sur sa décision. (...)

De son côté, le gouvernement du Bangladesh, le principal fournisseur de troupes de la Minuar (900 hommes), demandait au secrétaire général, dans une lettre datée du 15 avril 1994, de s'assurer de la sécurité des « casques bleus » et, si cela était impossible, d'envisager le retrait de son contingent.

Ainsi sollicité, le secrétaire général de l'ONU, dans son rapport du 20 avril 1994, estimait qu'au regard de l'évolution des événements il était « devenu impossible à la Mission de continuer à s'acquitter des tâches qui lui avaient été confiées ».

Les actions de la Minuar

Les jugements portés sur l'action de la Minuar à partir du 6 avril 1994 sont généralement d'une grande sévérité. Michel Roy a comparé l'attitude de l'ONU pendant les événements « à de la non-assistance à population en danger ». M. Bradol a regretté que « la Minuar n'ait rien fait pour empêcher les assassins de tuer ». Cette attitude est conforme à ce qu'avaient annoncé les responsables de la Minuar puisque, le 15 mars 1994, le colonel Marchal, en charge pour la Minuar de la sécurité du secteur de Kigali, avait averti le colonel Bernard Cussac qu'il n'y aurait pas d'interposition de la Minuar en cas de reprise des combats. (...)

La Minuar, c'est vrai, a protégé et a sauvé la vie des milliers de Rwandais venus se réfugier dans les endroits placés sous sa protection (au stade notamment) et en assurant l'escorte de convois vers l'aéroport (comme en témoignent Pierre et Yvonne Galinier). M. Bradol a rapporté devant la Mission que si la Minuar ne semblait pas avoir de consigne pour s'opposer aux assassins et qu'elle ne le tentait pas, elle apportait son aide à l'évacuation des blessés : « Ce fut notamment le cas, a-t-il précisé, le 19 avril pour une évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de front entre les FAR et le FPR ». (...)

L'actuel secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, qui était à l'époque le directeur du département des opérations de maintien de la paix, a conforté cette analyse en répondant par écrit, à une question de la Mission, que « les opérations de maintien de la paix, ou les opérations dites du chapitre VI ne sont pas des missions de combat. L'usage de la force y est interdit, sauf en cas de légitime défense et en dernier recours. Dans la pratique des opérations des Nations unies, la légitime défense se définit comme la défense de soi-même, d'une autre personne, de son unité, d'un poste, d'un convoi, de locaux, de matériel ou d'armes. L'interprétation du concept comprend également la résistance aux tentatives armées qui visent à empêcher les forces de maintien de la paix de remplir leur mission. Toutefois la légitime défense ne comprend pas le droit, ni d'ailleurs l'obligation, d'intervenir militairement pour protéger une population civile, à moins évidemment que cette obligation ne soit spécifiée dans le mandat ».

Pourquoi le Conseil de sécurité n'a-t-il pas décidé de renforcer la Minuar et de lui permettre d'employer la force ?

Les rapporteurs de la Mission sont d'avis que ce débat juridique est un peu vain et que si une volonté politique avait existé, on aurait su trouver dans le texte de la résolution 872 le fondement nécessaire à une action. L'argument juridique ne peut servir que de prétexte à une réalité honteuse. C'est ce qu'a exprimé dans un langage un peu plus militaire le général Christian Quesnot devant la Mission : même sans mandat, le général Roméo Dallaire aurait dû intervenir, car, dans certains cas, « l'honneur d'un militaire était de savoir désobéir ».

Il ne faut pas toutefois oublier, d'un point de vue purement militaire, la faiblesse logistique de la Minuar, qui a déjà été soulignée. La faiblesse en munitions, en combustibles, en vivres et en médicaments rendait très difficile d'envisager des mesures offensives. La Minuar ne disposait par exemple d'aucun sac de sable pour ériger des dispositifs de protection et d'aucune ambulance. Le général Roméo Dallaire, appelé en témoin devant une cour militaire belge, a été très clair : « Dans mon évaluation de la situation, les forces dont disposait la Minuar n'étaient pas capables de mener une opération de sauvetage. La mission de la Minuar était une opération de maintien de la paix. Elle n'était ni équipée, ni entraînée, ni dotée de personnel pour mener des opérations d'intervention. Même dans le contexte du mandat de maintien de la paix lui-même, les forces fournies par les nations participantes étaient sérieusement limitées ».

L'actuel secrétaire général l'a clairement indiqué, en réponse à une question de la Mission : « Au Rwanda, où le problème consistait à intervenir massivement dans tout le pays pour protéger des centaines de milliers de civils, non seulement la Minuar n'était pas habilitée à faire usage de la force, mais elle n'avait pas, de surcroît, la capacité militaire de le faire. Cela tenait en partie au retrait sans préavis de son contingent le mieux équipé et au fait que la communauté internationale ne lui avait pas fourni les hommes et le matériel supplémentaires qui auraient donné un sens à la faculté d'employer la force ».

Du fait du départ du contingent belge et du personnel non essentiel des autres contingents, les effectifs de la Minuar s'établissaient à 1 515 personnes le 20 avril 1994. Le général Roméo Dallaire aurait estimé à l'époque, au cours d'un entretien téléphonique, le 10 avril, avec un conseiller du secrétaire général, qu'un mandat clair et un effectif de 5 000 soldats lui étaient nécessaires pour faire cesser les massacres. D'autres généraux, dont le général Philippe Mercier, ont fait état devant la Mission d'un effectif minimum de 40 000 soldats.

Là encore, les rapporteurs de la Mission estiment que ce débat technique, aussi important soit-il, parce qu'il met en jeu la vie et la sécurité des « casques bleus », ne doit pas cacher la question essentielle : pourquoi le Conseil de sécurité n'a-t-il pas décidé de renforcer la Minuar et de lui permettre d'employer la force ?

Mme des Forges a estimé devant la Mission que, « sans envoyer de soldats, la communauté internationale aurait pu également mener par exemple des actions pour interrompre la radio RTLMC ». C'est à cette passivité de la Minuar face au drame qui se déroulait sous ses yeux que l'on mesure l'absence de volonté politique à New York. Comme l'a indiqué Kofi Annan en réponse à une question de la Mission , « ce n'est qu'en février 1995, après de longues tractations avec le gouvernement pour se faire attribuer des fréquences, que la Minuar a mis en service une station de radio dont les émissions couvraient la majeure partie du territoire rwandais ». Faute d'avoir disposé d'un tel outil plus tôt, la Minuar a été dans l'incapacité de contrer la propagande haineuse de RTLMC en appelant la population rwandaise à la raison. C'est donc avec raison que le groupe des Nations unies sur les enseignements tirés des missions a recommandé « qu'à l'avenir la planification des missions de maintien de la paix comprenne dès le départ un élément et une stratégie d'information ».

B) LE DÉSENGAGEMENT DU CONSEIL DE SÉCURITÉ LORS DU GÉNOCIDE

Les hésitations du Conseil de sécurité (...) Dans son rapport présenté le 20 avril 1994, le secrétaire général a soumis trois options au Conseil de sécurité : un renforcement immédiat et massif de la Minuar, dont le mandat serait modifié pour lui permettre de contraindre les parties à un cessez-le-feu et de tenter de rétablir l'ordre public ; la réduction de la force à un petit groupe qui resterait à Kigali pour s'efforcer d'obtenir un cessez-le-feu par médiation ; ou enfin le retrait pur et simple de la force. Le secrétaire général indiquait dans son rapport qu'il n'appuyait pas cette troisième solution. Il ressort de la lecture des dépêches diplomatiques qu'il soutenait la deuxième solution, celle qui sera finalement retenue.

Par sa résolution 912 adoptée à l'unanimité le 21 avril 1994, le Conseil de sécurité décidait de réduire les effectifs de la Minuar à 270 personnes et de lui confier la mission suivante : « a) Agir comme intermédiaire entre les parties pour essayer d'obtenir leur accord à un cessez-le-feu ; b) Faciliter la reprise des opérations de secours humanitaire dans la mesure du possible ; c) Suivre l'évolution de la situation au Rwanda, et faire rapport à ce sujet, y compris en ce qui concerne la sécurité des civils qui ont cherché refuge auprès de la Minuar ».

Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur de France à l'ONU de mars 1991 à août 1995, a expliqué ce vote , bien qu'il ait été obtenu également avec la voix de la France , par la lâcheté et le cynisme : « Lâcheté, parce que les gens avaient peur d'y aller, des soldats belges avaient été massacrés et les Américains étaient sous le syndrome somalien ; cynisme, parce que toute présence internationale était considérée par la plupart des membres du Conseil de sécurité comme un obstacle au progrès du Front patriotique ». (...)

C) LE MOT TABOU

A partir de quelle date la communauté internationale a-t-elle pris acte qu'un génocide était en train d'être commis au Rwanda ?

Le mot « génocide » apparaît pour la première fois dans la résolution 925 du 8 juin 1994 qui précise les modalités de mise en œuvre de la résolution 918. Ce n'est que ce jour que le Conseil de sécurité « prend note avec la plus vive préoccupation des informations suivant lesquelles des actes de génocide ont été commis au Rwanda ». Auparavant on ne parlait que de « violences généralisées » (résolution 912 du 21 avril 1994) ou de « très nombreux massacres de civils » (résolution 918 du 17 mai 1994). L'hypocrisie la plus totale avait été atteinte dans la déclaration du président du Conseil de sécurité du 30 avril 1994, dans laquelle le Conseil se déclarait atterré d'apprendre « le massacre de civils innocents à Kigali et dans d'autres régions du Rwanda » et évoquait « des attaques contre des civils sans défense ». Le mot de « génocide » était soigneusement évité mais on a eu cependant recours à sa définition juridique puisque le Conseil s'est cru obligé de rappeler que « l'élimination des membres d'un groupe ethnique avec l'intention de détruire ce groupe totalement ou partiellement constitue un crime qui tombe sous le coup du droit international ».

Il ne s'agit pas d'une simple querelle sémantique. L'emploi du terme de « génocide » aurait entraîné, en vertu de l'article 8 de la Convention des Nations unies sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, une obligation pour les organes compétents de l'Organisation des Nations unies de prendre « les mesures appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ». Or la communauté internationale, et plus précisément les Etats-Unis n'y étaient pas prêts. Herman Cohen a franchement reconnu devant la Mission que les Américains « ont longtemps refusé de reconnaître le génocide, pour échapper aux conséquences juridiques d'une telle reconnaissance ».

Il est faux de croire que les Nations unies ne savaient pas ce qui se passait ; au contraire elles ne le savaient que trop, mais ne voulaientpas reconnaître la réalité, préférant pratiquer la politique de l'autruche.

Le secrétaire général de l'ONU avait employé le mot de génocide pour la première fois le 4 mai 1994 dans une interview accordée à une télévision américaine, durant laquelle il avait déclaré « Here you have a real genocide, in Kigali ». Il l'a réutilisé le 25 mai 1994 dans une conférence de presse donnée à New York aux Nations unies. Mais ce n'est que le 31 mai qu'il l'emploie pour la première fois par écrit dans l'un de ses rapports : « D'après les témoignages recueillis, il ne fait guère de doute qu'il y a génocide, puisque des communautés et des familles appartenant à un groupe ethnique particulier ont été victimes de massacres de grande ampleur ».

Il est vrai que reconnaître plus tôt le génocide aurait conduit également à établir les responsabilités et à remettre en cause la ligne politique du Conseil de sécurité, qui a longtemps préconisé la reprise des négociations entre les deux parties.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette rapide analyse sur l'action de la communauté internationale ?



L'ONU était relativement bien informée de la situation mais tous les interlocuteurs à New York l'ont confirmé aux rapporteurs de la Mission : en dépit des renseignements disponibles, il n'existait aucune volonté collective d'agir. En réponse à l'une des questions posées par la Mission, M. Annan a estimé que, « même lorsque les événements rwandais ont été connus de tous, l'ONU et la communauté internationale se sont abstenues d'intervenir de manière décisive pour mettre un terme au génocide ». Il est regrettable que la France ait voté la résolution 912, adoptée à l'unanimité, car par ce vote elle rejoignait l'ensemble des membres du Conseil de sécurité dans leur refus d'agir. Ce qui allait être contradictoire avec la décision, quelques semaines plus tard, de participer à l'opération « Turquoise ».

L'ONU aurait-elle pu arrêter les massacres ? Certains ont prétendu que la rapidité avec laquelle les massacres ont été commis et leur contrôle par l'administration rwandaise permettent de supposer qu'une bonne partie des crimes auraient été commis avant que l'ONU puisse déployer une force élargie.

Il est toutefois clair que la manifestation d'une volonté politique nette de la communauté internationale, relayée par une présence massive, aurait été de nature à freiner les auteurs des massacres et aurait sûrement limité considérablement le nombre des victimes.

Mais le jugement le plus sévère sur l'action de l'ONU a déjà été prononcé, par celui-là même qui la représentait, Boutros Boutros-Ghali, qui écrit dans son rapport du 31 mai 1994 : « La réaction tardive de la communauté internationale à la situation tragique que connaît le Rwanda démontre de manière éloquente qu'elle est totalement incapable de prendre d'urgence des mesures décisives pour faire face aux crises humanitaires étroitement liées à un conflit armé. (...) Nous devons tous reconnaître, à cet égard, que nous n'avons pas su agir pour que cesse l'agonie du Rwanda et que, sans mot dire, nous avons ainsi accepté que des êtres humains continuent de mourir. Nous avons démontré que notre détermination, notre capacité d'engager une action, étaient au mieux insuffisantes et au pire désastreuses, faute d'une volonté politique collective ».

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024