Fiche du document numéro 31456

Num
31456
Date
Vendredi 20 janvier 2023
Amj
Taille
35039
Sur titre
A la barre
Titre
Une journaliste de « Libération » poursuivie pour « injure publique » par un ex-haut gradé rwandais mis en cause dans le génocide des Tutsis
Sous titre
Maria Malagardis était jugée jeudi au tribunal correctionnel de Paris pour avoir qualifié Aloys Ntiwiragabo, l’ancien chef des renseignements du Rwanda pendant le génocide, de « nazi africain » dans un tweet. Une expression dont le fondement historiographique a été au cœur des débats.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
C’est une voix vive, au timbre un peu éraflé, reconnaissable entre mille par tous les journalistes de Libé. Elle appartient à Maria Malagardis, 57 ans, grand reporter au service international du journal, chargée depuis près de quinze ans d’y couvrir l’actualité grecque et africaine. Jeudi, ce n’est pas dans les couloirs de la rédaction que sa voix a surgi, mais devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Car Maria Malagardis est surtout une spécialiste du génocide des Tutsis au Rwanda, «une des dernières journalistes encore en activité en France à l’avoir couvert en 1994», glisse-t-elle en préambule à la barre. Elle comparaît pour «injure publique» après avoir qualifié Aloys Ntiwiragabo, chef du renseignement militaire de l’armée rwandaise en poste pendant le génocide, de «nazi africain». En cause : un tweet publié par la journaliste le 24 juillet 2020, relayant un autre tweet d’Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart, annonçant la parution d’une enquête intitulée : «Aloys Ntiwiragabo, pilier présumé du génocide des Tutsis, se terre en France». Dans son message, Malagardis s’étonne de la présence de Ntiwiragabo dans l’Hexagone et interpelle Emmanuel Macron et le ministère de la Justice : «Un nazi africain en France ? Quelqu’un va réagir ?»

Enquête pour «crime contre l’humanité»



Quatre jours plus tard, l’ex-haut responsable rwandais né en 1948 – qui ne s’est pas présenté à l’audience – dépose plainte contre la reporter. Alors même qu’il vivait depuis des années loin des regards, dans la banlieue d’Orléans, il lance une procédure judiciaire, pas freiné pour un sou par son parcours. Longtemps recherché par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, qui le considère comme «fugitif» dans un rapport daté de 2001, finalement jamais jugé, la cour administrative d’appel de Nantes a refusé, le 3 avril 2015, de lui délivrer un visa de long séjour, invoquant que «s’il n’est pas établi qu’il [ait] participé personnellement [au génocide] ou l’[ait] planifié, […] il n’a pris aucune mesure pour faire cesser les massacres ni n’a démissionné».

Depuis l’enquête de Mediapart, Ntiwiragabo fait l’objet d’un mandat d’arrêt international lancé par son pays d’origine et d’une notice rouge émise par Interpol. De son côté, le Parquet national antiterroriste a ouvert contre lui, dès le 25 juillet 2020, une enquête pour «crime contre l’humanité» dans laquelle il a été placé sous le statut intermédiaire de «témoin assisté», selon son avocat, Benjamin Chouai. Peut-on dès lors le qualifier de «nazi africain» ? Son conseil dénonce «une pure invective», dénuée «de contexte et d’explication.» «Maria Malagardis n’est pas atteinte du syndrome de Gilles de la Tourette», ironise Emmanuel Soussen, avocat de Libération. Son but, «c’est d’interpeller». «On a un article de presse qui nous dit qu’un génocidaire présumé qu’on cherche depuis près de trente ans coule des jours heureux en France. Alors oui, c’est légitime pour elle d’interpeller.»

«Nazisme tropical»



Surtout, elle «n’a pas inventé» la tournure «nazi africain». Si elle emploie l’expression dans ce tweet, c’est à dessein, «parce qu’elle existe, que c’est une théorie extrêmement sérieuse, documentée», appuie l’avocat. La journaliste l’explique avec ses mots. Elle soutient qu’il ne «s’agissait pas d’une injure» mais de «la qualification d’une situation historique donnée alors que le parallélisme [entre le régime génocidaire et le régime nazi] a été plusieurs fois établi». Elle égrène des textes, des auteurs qui ont eux aussi fait cette analogie. Parmi eux, Jean-Pierre Chrétien, chargé de recherche puis directeur de recherche en histoire de l’Afrique au CNRS de 1973 jusqu’à sa retraite en 2003. Dès le mois d’avril 1994, l’historien qualifiait dans Libération les massacres perpétrés au Rwanda de «nazisme tropical», arguant qu’ils relevaient d’un «génocide politique moderne» et pas d’un «retour de barbarie africaine». Certes, Aloys Ntiwiragabo était, à l’époque des faits, «assez discret», reconnaît la prévenue. Il reste «présumé innocent», «on ne peut lui imputer de crime», dit-elle encore. «Mais sa fonction de chef des renseignements militaires pendant le génocide pose question.»

«Quand j’entends que Mme Malagardis dit qu’il est présumé innocent mais que pour autant on peut le qualifier de nazi africain, c’est une contradiction que je ne comprends pas», proteste Benjamin Chouai au cours de sa plaidoirie. Il souligne qu’il «n’y a rien sur la présomption d’innocence» dans le tweet incriminé, «seulement l’expression nazi africain». «Les réseaux sociaux sont une déchetterie. A un moment, [écrire] “nazi“, ce n’est pas une liberté. “Nazi”, c’est injurieux», martèle-t-il, regrettant que «les explications [historiographiques] soient données deux ans et demi après». Il demande 10 000 euros au titre des dommages et intérêts. «Soyons clairs. A mes yeux, [l’expression] revêt bien la qualification d’injure», expose la représentante du ministère public. Mais, selon elle, «nous étions bien en présence d’un débat d’intérêt général», qui serait même «presque double», «à la fois historique et juridique». Elle n’a requis ni relaxe ni condamnation. La décision a été mise en délibéré au 15 mars.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024