Fiche du document numéro 30963

Num
30963
Date
Jeudi 27 octobre 2022
Amj
Taille
79312
Titre
Entretien. Vincent Duclert, historien : « face aux génocides, les consciences se révèlent »
Sous titre
Ce vendredi soir, le conseil départemental organise une table ronde débat sur la mémoire des génocides du XXe siècle. Plusieurs témoins, artistes et historiens échangeront autour d’une lecture croisée sur ces catastrophes historiques. Vincent Duclert, historien, président de la commission sur l’enseignement des génocides et de la commission d’enquête sur le génocide des Tutsis au Rwanda, est l’un des invités de la table ronde.
Nom cité
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Historien et enseignant-chercheur, Vincent Duclert est spécialiste de l’affaire Dreyfus. DR

Quelle est l’importance d’une telle conférence à notre époque ?

La violence sur les populations civiles ne cesse d’empirer. On le voit très clairement avec la guerre de Poutine contre les Ukrainiens. C’est un point qui doit nous alerter. Vendredi, nous aborderons le génocide des Arméniens, des Juifs d’Europe et des Tutsis, avec à la fois des chercheurs et des témoins. Il est important de souligner la présence d’Esther Senot, déportée très jeune à Auschwitz Birkenau. Elle a 96 ans mais s’applique malgré son âge avancé, à témoigner et avertir. Elle fait partie des derniers survivants de la Shoah. C’est quelqu’un de remarquable. L’histoire et la mémoire, ces deux savoirs, participent à la même mission qui est de rechercher la vérité et d’alerter sur les risques génocidaires.

À partir de quel moment distingue-t-on le génocide du crime de masse ?

La définition juridique du génocide a été établie par la Convention pour la prévention et la répression du crime génocidaire des Nations Unies le 9 décembre 1948. Un génocide implique une préparation méthodique et concerne des groupes d’un point de vue religieux, ethnique, confessionnel, mais il n’inclut pas la définition politique ou sociale.

Le génocide est un processus de déshumanisation d’un groupe cible par un peuple majoritaire qui s’érige en bourreau. Le but absolu de la « race supérieure » est d’amener la destruction physique mais aussi matérielle, intime, d’une minorité qui doit disparaître de l’humanité. D’où l’acharnement sur la filiation comme lors du génocide des Tutsis. On arrête la reproduction, donc quoi qu’il arrive le peuple disparaîtra. C’est pourquoi on peut qualifier de génocide la persécution chinoise des Ouïghours à travers la stérilisation ou la transformation des enfants à qui on fait perdre toute culture, toute racine.

Peut-on qualifier ce qui se passe en Ukraine de génocide comme le dit le président Zelensky ?

La convention imaginée par le grand juriste Raphaël Lemkin est très utile pour définir les crimes de masse ou d’agression. On remarque que dans la guerre de Poutine contre l’Ukraine, les Ukrainiens sont comparés aux nazis, à Satan. Cela montre qu’on prend le groupe dans sa complétude : tous les Ukrainiens menacent les Russes. Pour qu’ils survivent, il est nécessaire d’éliminer la menace que représente chaque Ukrainien. Nous sommes donc dans une logique génocidaire. Nous la retrouvons chez les Jeunes turcs, les nazis, les Hutus extrémistes. Il faut se souvenir aussi que la Russie stalinienne a opéré en Ukraine un génocide par la faim, l’Holodomor, qui était intentionnel (au début des années 1930).

On voit aussi des enfants ukrainiens être déportés en Russie pour être adoptés…

La destruction de la filiation, la destruction culturelle relèvent de logiques génocidaires. Il est important de poser la question du génocide, ce qui ne veut pas dire qu’on va y répondre aujourd’hui. Nous avons besoin des enquêtes de chercheurs, de témoignages, de l’exactitude. Poser la question, c’est regarder le sort réservé aux victimes.

Outre les Ouïgours, peut-on parler de génocides pour d’autres populations ? Je pense par exemple à la communauté Hazara en Afghanistan, aux Rohingyas, ou encore aux chrétiens d’Orient…

Il y a d’abord le sort des Arméniens visés par une guerre impitoyable de la part de l’Azerbaïdjan avec le soutien de la Turquie. Il y a des actes de torture, de mutilation, de disparition des Arméniens… Concernant les chrétiens d’Orient, cela dépend dans quelle région on se place. Ce qui est certain c’est qu’il y a une persécution.

Tant que les violences extrêmes sont le fait de groupes armés, de milices armées, nous ne sommes pas encore dans une logique génocidaire.

Tout bascule lorsque la violence est institutionnalisée…

Exactement. Lorsque la violence devient une arme absolue du politique comme c’est le cas en Syrie.

Avoir conscience de cette histoire peut-elle permettre d'éviter de nouveaux massacres ?

Il faut insister sur la résistance des victimes, sortir de l’idée qu’elles se laissent tuer. Il y a toute une série d’actes de résistance, à commencer par la volonté de survivre. Esther Senot raconte un moment très fort : sa sœur va mourir au camp de Birkenau. Esther a la chance de la prendre dans ses bras. Elle lui dit : « fais en sorte que nous ne soyons pas les oubliés de l’Histoire ». Cela montre que les bourreaux n’ont pas complètement triomphé. Qu’il y ait des rescapés montre que l’entreprise génocidaire n’est pas allée à son terme. Souvent parce qu’il y a eu une victoire militaire contre les pays organisateurs : l’empire ottoman, l’Allemagne nazie. Ou comme au Rwanda, une victoire militaire de l’opposition extérieure. Il est important de montrer cette résistance et ce qu’on apprend de la mémoire des rescapés. On voit ce qu’est un processus génocidaire et comment l’arrêter lorsqu’il se met en place. Il faut entendre les rescapés et placer les sociétés et les États devant leur responsabilité.

C’est pour ça qu’il faut faire de l’Histoire. Il faut relever les failles des puissances, surtout celles en capacité d’arrêter les génocides. C’est vraiment le devoir des historiens de comprendre et démontrer la vérité. Ce devoir de connaissance est là pour armer les sociétés à ne pas accepter. Les crimes de masse et les génocides sont des crimes contre l’humanité. Il est légitime que les sociétés s’en préoccupent.

Quel est le rôle de la mission que vous présidez ?

Il y a eu deux missions : la première qui m’a été confiée en 2016 par Najat Vallaud-Belkacem était de faire un état des lieux avec 65 autres chercheurs, de l’enseignement des génocides et des crimes de masse qui se faisait en France. Le rapport a été remis en 2018. On avait une préconisation : que soit créé un centre international de ressources et de recherches sur les crimes de masse. Quelques mois plus tard, Emmanuel Macron m’a confié un deuxième mandat de recherches sur le rôle de la France sur le génocide des Tutsis. On a remis notre rapport en mars 2021. La mission a abouti à ce que le génocide des Tutsis soit inscrit dans le programme des Terminales. Les élèves étudient trois génocides : le génocide arménien, celui des Tutsis, et celui des Juifs d’Europe. Ils sont très intéressés. Cela éveille chez l’adolescent le sentiment des périls du monde et la nécessité de la solidarité et de l’information. Il faut s’informer sur les violences commises contre les civils pour s’armer face à ces défis.

Avec toutes ces recherches, avez-vous encore confiance en l’humanité ?

C’est une très bonne question. L’humanité est tragique. Mais je note que face aux génocides, il y a des consciences individuelles qui s’engagent. Notre rapport sur les Tutsis montre qu’il y a des officiers, des diplomates, qui ont pris leurs responsabilités. Face au génocide, les consciences se révèlent. Le plus terrible c’est l’impunité, elle a beaucoup reculé mais il faut continuer à maintenir les outils de la répression et de la prévention.

Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Nous sommes à Toulouse. Jean Jaurès, en novembre 1896 s’était dressé à la tribune de la chambre des députés pour alerter et dénoncer les grands massacres perpétrés contre les Arméniens dans l’empire ottoman et qui préparaient le génocide de 1915. Dans son discours, il a parlé de guerre d’extermination. Il faut saluer ces grandes figures comme lui, Anatole France, Clemenceau qui vont défendre les victimes. Le sentiment d’appartenance à l’humanité est réalisé. Je voudrais saluer sa mémoire. Du reste, son discours avait été publié dans une collection dont je me suis occupé : Il faut sauver les Arméniens (Mille et une nuits).

De nombreux chercheurs et témoins autour de la table



Outre Vincent Duclert, la conférence réunira Raymond Kevorkian, historien, spécialiste du génocide des Arméniens, membre de la commission d’enquête sur le génocide des Tutsis au Rwanda ; Jeanne Uwambabazi, porte-parole de l’association des Rwandais, rescapée du génocide des Tutsis au Rwanda ; Esther Senot, rescapée d’Auschwitz ; Dominique Celis, écrivaine rwandaise. Un buffet Arménien sera proposé par l’Amicale des Arméniens à l’issue de la Table Ronde. Vendredi 28 octobre, à 20 heures, au pavillon République, à l’hôtel du département. Inscriptions obligatoires avant vendredi, 16 h. Événement gratuit.

Propos recueillis par Julie Philippe

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024