Au lycée Notre-Dame de Cîteaux
Lorsque par un hasard qui tient pour moi du miracle, je fus admise au lycée Notre-Dame de Cîteaux à Kigali, le lycée le plus renommé, où on était censé former l'élite féminine, j'étais bien consciente que si j'avais eu cette chance, ce n'était pas parce que j'étais plus douée que mes camarades qui resteraient au village et se résigneraient à n'être que de simples paysannes.
Un quota de 10 % limitait aux élèves Tutsis l'accès aux études secondaires. Je devais donc, pour ne pas donner de prétexte à un renvoi, avoir les meilleures notes. Surtout en français et en religion. La barre était bien haute, il fallait m'accrocher coûte que coûte. Plus question de dormir. Pour apprendre, ou plutôt avaler mes leçons, je passais mes nuits dans les WC, seul endroit solitaire et éclairé.
Mes bonnes notes ne me valurent aucune considération de la part de mes camarades. Bien au contraire. Je n'étais toujours qu'une Tutsie, c'est-à-dire une « Inyenzi », un cafard. Je prenais indûment une place qui revenait de plein droit à une authentique fille du peuple majoritaire. J'étais vouée aux corvées de vaisselle, de nettoyage des latrines et au réfectoire, je me contentais des restes.
À chaque période de vacances scolaires, je revenais à Nyamata, lieu d'exil où ma famille avait été déplacée mais où je retrouvais la chaude tendresse de la protection maternelle. Je retrouvais le sommeil.
Bien des fois, j'ai pensé à ne plus retourner au lycée. À quoi bon tant de haine et d'humiliations ? Mais cette place au lycée, elle n'était pas que mienne, j'étais l'espoir de tout un village. Et j'ai tenu bon.
En exil
C'est en 1973, chassée de l'école d'assistantes sociales de Butare, que mes parents ont décidé que je devais m'exiler au Burundi voisin. Les violences et les massacres à répétition qu'ils vivaient au quotidien ne pouvaient qu'aboutir à une extermination totale. Je parlais français : je serais leur mémoire quand viendrait le jour de leur mort. J'ai obéi comme une fille obéissante doit l'être pour ses parents.
C'est ainsi qu'en pleine nuit, sous une pluie battante, je me suis enfoncée dans la savane. La frontière du Burundi était à 40 kilomètres. Je devais l'atteindre avant que le soleil se lève et que les militaires, si par malheur la pluie cessait, ne commencent leur patrouille.
Je me suis vite égarée dans le labyrinthe des buissons d'épineux. Comment retrouver le sentier qu'on m'avait indiqué et qui menait au Burundi ? Je tournais en rond et, prise de panique, j'étais certaine de me trouver nez à nez avec un léopard ou un éléphant. J'avais les pieds en sang, je m'abritais, désespérée sous un grand acacia, et je laissais libre cours aux sanglots qui m'étouffaient. Jamais je n'arriverais au Burundi, mieux valait rebrousser chemin et tenter de retrouver la demeure familiale. Mais j'ai vite chassé cette mauvaise pensée, mes parents m'avaient confié une mission, je devais l'accomplir. Je me suis remise en marche, un peu au hasard, et je ne sais quelle bonne étoile m'a servi de guide : au petit matin, je me suis retrouvée sur la place du marché de Ruhuha. J'étais au Burundi.
J'étais en France en 1994 quand survint le génocide des Tutsis au Rwanda. Depuis mon départ pour l'exil, même munie d'un passeport français, il m'était toujours interdit de retourner chez mes parents à Nyamata. Emportée dans les tribulations de l'exil, c'était comme si ce n'était pas moi qui vivais loin du Rwanda, mais plutôt le Rwanda qui s'était peu à peu éloigné de moi.
Gardienne de la mémoire
Le génocide des Tutsis en ce printemps 1994 vint me rappeler ce pourquoi mes parents m'avaient choisie pour l'exil. Sans grand espoir, j'attendais dans l'angoisse les nouvelles de ceux que j'avais laissés au Rwanda. Y aurait-il des survivants à Nyamata, le pays des Tutsis ? La réponse vint sous une enveloppe affranchie d'un timbre exotique. J'hésitais longtemps à l'ouvrir. Il fallut bien m'y résoudre. À l'intérieur, il n'y avait qu'une feuille à grands carreaux arrachée à un cahier d'écolier et sur cette feuille, 37 noms, les 37 noms dont j'avais désormais charge de mémoire. Oui, c'était bien là la mission que mes parents m'avaient confiée : être la mémoire de ceux qui n'auraient pas de tombes. Le fardeau me parut soudain trop lourd. À quoi bon continuer à vivre ? N'était-il pas injuste de leur survivre ? pourquoi ne pas les rejoindre dans leur mort ? au moins ne plus penser, sombrer dans la folie, la folie me serait plus douce.
Et puis, il y eut cette voix. Oui, je l'ai bien entendue, du plus profond de moi, celle de mes parents. J'étais survivante. J'ai accepté la douleur d'être survivante. De ma souffrance, j'ai tiré une force nouvelle. Cette force fut de pouvoir écrire. Grâce à la littérature, j'ai pu être la gardienne digne de la mémoire des miens. Je ne suis pas une fille ingrate : l'écriture m'a sauvée.