Fiche du document numéro 30798

Num
30798
Date
Mercredi 13 juin 1990
Amj
Taille
87996
Titre
Le voilà, Nelson Mandela
Sous titre
Pour la visite de Nelson Mandela à Strasbourg, le 13 juin 1990.
Nom cité
Type
Déclaration
Langue
FR
Citation
Le voilà, Nelson Mandela
Jacques Morel
Pour la visite de Nelson Mandela à Strasbourg, le 13 juin 1990

Il vient l’homme noir, j’entends ses tambours,
J’entends Paul Simon chanter son Introït
Et métisser d’électronique, leurs battements sourds et fiévreux.
Je sens le flot puissant de la musique noire
Charriant les forces telluriques de l’histoire,
Il nous fait tanguer à son rythme
Comme les vagues de la mer.
Et toi, Afrique, enclume sur laquelle
Le forgeron originel martela l’homme,
Je te salue, vieux plateau dévasté,
Où prit sa source le flot humain
Qui inonda le monde,
Afrique, tu es l’origine de l’homme,
Chante encore Aimé Césaire,
Oui l’Afrique sera aussi l’avenir de l’homme.
Au bout de la piste poussiéreuse et tôlée,
La vie ancienne se perpétue dans le village,
Les femmes aux étoffes bariolées battent le mil
En riant sous les manguiers.
Il y a la beauté des maisons de terre crue
Et la fantaisie de leurs chapeaux de paille,
Il y a la beauté de la femme noire malgré le labeur,
Les grands yeux curieux des enfants;
Quel artiste sculpta à vif la femme dans l’ébène?
L’Africain est l’homme de la pauvreté pure,
Il ne vit de rien,
Que de la vie de la terre et du soleil,
Et de quelques vieilles machines,
Éternellement rafistolées.
Marchant pieds nus et couchant à même le sol,
Il a le secret des forces qui tressaillent dans l’arbre
Et palpitent dans le métal.
Dans l’arbre de l’humanité dont les peuples sont les branches,
L’homme noir est à la racine,
Car c’est lui qui nous fait goûter le suc de la terre maternelle
Et connaît les filons des minerais précieux.
Je vois venir l’homme noir en de longues files
À travers ces paysages brûlés
Où frémissaient les savanes dans la brise.
Avançant imperturbablement, malgré
La faim, les maladies qui emportent les enfants
Comme mouches,
Je vois venir l’homme noir,
Il donne de son rien, il donne de son eau,
Il ne consomme rien, on lui arrache les trésors de sa terre
Il ne dit rien, mais ses yeux réclament justice
Et partage.
Voilà ce pays d’où vient l’homme,
Voilà cette terre d’où vient Nelson Mandela
En ambassadeur de son peuple.
Il vient en France,
Ce pays jadis intolérant et sectaire
Qui expulsa ses huguenots,
Parias qui abordèrent la pointe extrême de l’Afrique,
Chassèrent les habitants devant eux
Et noyèrent leur chagrin pour l’ingrate patrie
En domestiquant les Africains
Comme on le fait avec les bêtes sauvages.
Mandela vient rendre visite au Président de la République Française.
Inutile, président, d’étaler tes discours,
De te répandre en promesses.
Il connaît l’Histoire de France,
Il sait de quels mensonges est tissé le discours des politiciens.
Il connaît le Code Noir,
Cette loi française qui légitimait la traite
Et promettait aux esclaves la vie éternelle,
Il connaît le double langage de la République
Qui abolit l’esclavage d’une main,
Institue le travail forcé de l’autre.
À toi les palais, les bateaux qui franchissent les mers,
Les colonnes de porteurs,
Pour lui l’impôt en nature, la chicotte, l’humiliation,
La chasse à l’homme dans la forêt qui ne le protège plus.
Il sait que tu as bâti ta société idéale sur son asservissement,
Il sait de quoi sont faits les bijoux
Dont tu harnaches ta bourgeoise
Lui que tu fais gratter dans les entrailles de la terre comme un rat.
De l’or qu’il a extrait tu as fait ton caprice,
De son platine le catalyseur d’un progrès
Qui ne profite qu’à toi.
Tu t’offusques de l’odieux régime de l’apartheid
Mais tu fournis aux tortionnaires
Les armes et les hélicoptères
Pour faire couler le sang de ces pauvres diables.
Attention, homme blanc, le voilà le représentant de ce peuple
Dont tu as fait des milliers et des milliers de Christ
En tes messes sanglantes comme ce 14 juillet 1904
Où tu fêtas la République en ornant le cou d’un noir
D’un collier de dynamite
Pour que le sang africain éclabousse le ciel de tes victoires
Si glorieusement gagnées au canon
Contre ceux qui n’avaient que flèches et sagaies
Et l’attente dans les yeux.
Ô, compte, combien de Jésus noirs?
Mais ne crains pas, dans les grands yeux blancs de cet homme là
Il n’y a pas de haine.
Il n’est pas venu pour la vengeance,
Il vient juste en avocat
Plaider en dommages et intérêts
Le dossier de ses clients,
Ceux des mines d’Afrique du Sud
Qui ont le droit de suer mais pas de voter
Les enfants de Soweto froidement assassinés
Parce qu’ils ne voulaient pas apprendre la langue
De leurs exploiteurs.
Nelson Mandela sort de prison après trente ans
Et vient en homme de loi
Plaider au nom d’une loi française,
Au nom d’une loi républicaine,
Au nom de la déclaration des Droits,
Au nom de cette devise
Que les Français ont sculptée sur leurs frontaux impériaux
Mais n’appliquent pas,
Laissent crever de faim et d’analphabétisme
Le nègre qui maintenant ne leur rapporte plus,
N’accordent pas citoyenneté à l’étranger
Qui vide leurs poubelles
Mais volent au secours des dictateurs sanguinaires et corrompus
Qui gardent leurs territoires de chasse.
C’est au pays de la Déclaration des Droits,
C’est à la France,
Au pays de la Convention qui abolit l’esclavage
Mis à bas la malédiction
Que des clercs faisaient peser sur les Noirs
Parce qu’ils seraient descendants de Canaan fils de Cham,
Que Noé condamna à être le dernier des esclaves.
C’est à ce pays là, c’est à la République française,
Que Nelson Mandela vient demander citoyenneté
Et droit de vote pour son peuple.
Oui, président, il est là devant toi
L’Africain qui ne s’incline pas,
Celui que tu croyais disparu comme Toussaint Louverture,
Celui que tes légionnaires n’ont pas libéré.
Il est là, l’homme que voulurent
Les pères de la République,
Condorcet, Grégoire et Schœlcher.
On te dit Dieu, président, mais lui, Dieu,
C’est de la manne qu’il fit tomber sur le peuple juif dans le désert,
Et toi, c’est avec du napalm que tu arrosas
Les enfants des mechtas
Qui rêvaient de liberté et d’égalité
Et c’est sous ton ministère
Que ta républicaine guillotine
Décapitait les patriotes algériens
Ceux qui s’opposaient aux féroces soldats
Venus jusque dans leur bras
Égorger leurs fils et leurs compagnes.
Garde ton calme, président, tu vois bien
Que dans les grands yeux blancs de ce vieillard là,
Il n’est pas de haine,
Reste tranquille, ne tripote pas le bouton
De la bombe dont tu as pris l’uranium en Afrique
Tu sais bien que nulle menace ne vient,
Pas plus de Moscou que d’Ouagadougou
Alors à la niche la meute de tes porte-avions et sous-marins
Rappelle tes légionnaires
Rappelle tes hommes de main corrompus
Car sache le, président,
Mandela est libre
L’Afrique se libère
Et Libreville aussi.
Ne crains pas, homme blanc,
Les enfants aux gros ventres
Qui te voient filer sur le goudron
T’appellent toubabous,
Toubabous comme toubibs en français.
Comprends, président, que tous les affamés de justice
De par le monde
Ont les yeux fixés sur la France,
Ce jardin où fleurit un jour la Déclaration des Droits,
Écoute, président, si tu veux éviter pour ton pays
D’autres Dien Bien Phu, d’autres Trafalgar,
Ecoute ce que te dit Nelson, avocat comme toi,
Mais qui a médité durant trente ans en prison:
La Révolution française a une portée universelle,
Comme le système métrique que la France proposa
Pour servir d’étalon de mesures physiques,
Les trois mots de la devise de la République
Sont l’étalon des rapports humains,
L’unité dans laquelle se mesure les progrès des hommes.
Trois mots comme Liberté, Égalité, Fraternité,
Liberté, c’est à dire droit de vote
Égalité, c’est à dire partage
Fraternité, c’est à dire que tu peux remballer tes armes à détruire
les peuples.
Comprends, président, que le monde attendait
Pour la Commémoration de la Révolution Française
Autre chose qu’un banquet de riches et un défilé de carnaval,
Les peuples attendent de la France autre chose
Que ces attaques au lance-flammes
Ces exécutions par corvée de bois
D’hommes noirs qui veulent vivre libres et égaux.
Tu ne peux à la fois te réclamer de Jaurès
Et commanditer les exactions des émules de Voulet et Chanoine.
C’est une grosse responsabilité vis à vis des peuples,
Que d’être le pays de la Déclaration des Droits,
C’est une grande exigence,
Il doit veiller à leur respect,
Et en bon professeur, donner l’exemple.
La France a une grosse dette vis à vis de l’Afrique
Où elle ouvrit de nombreuses carrières
Pour extraire le minerai d’homme,
Elle commit des Oradours
Elle extermina par le travail,
Arguant qu’elle était d’une civilisation supérieure
À celle des indigènes.
Elle fit des poitrines noires un rempart
Pour se défendre et, sans le sacrifice de ces hommes d’Afrique
Qui fertilisent la terre française,
Ce jardin de la terre,
Nous serions encore prisonniers, esclaves dans notre pays,
Et sans droit de vote.
La France a une dette envers l’Afrique
Elle pourrait la payer, elle pourrait réparer,
Elle pourrait réparer les dommages commis lors de la colonisation.
Alors écoute, président d’un peuple,
D’un vieux peuple, plutôt ratatiné et aigri,
Ecoute ce que te dit Nelson Mandela,
Comprends que la République française
Ce n’est pas seulement un hexagone
C’est la sphère des peuples qui croient en sa devise
Liberté, Égalité, Fraternité,
C’est le peuple noir d’Afrique
Qui demande l’abolition de l’Apartheid,
Réclame liberté et égalité entre hommes de toutes couleurs.
C’est Myriam Makeba chantant l’espérance de son peuple.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024