Consacré au «
génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda », le colloque qui se tient du 11 au 19 septembre à Kigali, la capitale du pays, promet de «
réunir les chercheuses et chercheurs spécialistes du sujet, de les entendre et de leur confier le soin de construire des savoirs scientifiques collectifs et internationaux ». Avant même de commencer leurs sessions, à l’ouverture ils auront l’occasion d’entendre des messages vidéo enregistrés par Paul Kagame, le président rwandais, et Emmanuel Macron. De prime abord, comment ne pas louer une telle démarche, comment ne pas se réjouir de voir des chercheurs dignes de ce nom – en somme non partisans, indépendants à l’égard des pouvoirs et des chapelles idéologiques, capables aussi de dépasser leurs propres préjugés – travailler enfin de concert sur toutes les facettes de la complexe tragédie survenue au Rwanda en 1994. Le hic, c’est qu’en examinant de plus près le matricule des organisateurs comme des participants, un tout autre projet se dessine. Essentiellement politique, et très accessoirement placé sous les auspices «
de la recherche en action » comme il le prétend.
Au pays du « kaiser des Grands Lacs »
D’abord, comme indiqué précédemment ledit colloque se tient à Kigali. Rien de choquant estimeront certains : n’est-ce pas après tout le privilège de la nation des victimes que d’accueillir l’évènement. Et il est vrai qu’il n’y aurait même pas un sujet si depuis vingt-huit ans, un homme, Paul Kagame, et son système politico-policier issu du Front patriotique rwandais (FPR) n’y régnaient de façon quasi dictatoriale, éliminant, le cas échéant par la force, opposants ou supposés traîtres à la cause. Pour le «
kaiser des Grands Lacs », la recherche scientifique doit se limiter aux seuls génocidaires hutus, à leurs supposés protecteurs français et ne peut en aucun cas s’intéresser au rôle du FPR avant, pendant et après le génocide, notamment en République démocratique du Congo. Il en est ainsi depuis que le FPR et sa branche armée l’APR ont pris le pouvoir. Les chercheurs invités à Kigali pourront-ils s’affranchir de cette puissante contrainte ? En ont-ils seulement envie ?
Côté français, la délégation est conduite par l’historien Vincent Duclert, auteur d’un rapport sur le génocide tout aussi politique que le présent colloque : accablant quant à l’action de la France (celle de François Mitterrand et des ministres de cohabitation) au Rwanda mais exonérant l’armée française de l’infâme accusation de complicité directe et volontaire avec les génocidaires. Certains font d’ailleurs crédit à l’historien et son équipe d’avoir ainsi clôt – peut-être à jamais – la campagne de dénigrement et de diffamation menée, notamment par les mouvements décoloniaux contre l’opération Turquoise montée par la France et sous l’égide de l’ONU pour venir en aide aux populations. Turquoise ne fût certainement pas exempt de critiques mais les militaires français se révélèrent pratiquement les seuls à tenter tant bien que mal de sauver des vies.
Repentance nationale contre contrats à l'international ?
En tout cas, Emmanuel Macron, commanditaire du rapport en 2019, s’en montra très satisfait. Et pour cause : il servait parfaitement la vision que le président entend mettre en œuvre à l’égard de quelques pays où l’action de la France (action passée avec le colonialisme, ou plus contemporaine) fait polémique historique. Dans l’espoir de contrats et de nouvelles opportunités, en particulier dans les domaines stratégiques des ressources rares, Emmanuel Macron ne fixe guère de limites à la repentance nationale, ouvrant ainsi l’ère de commissions bipartites chargées, «
dans un esprit constructif et apaisé » il va de soi, d’enrichir le tableau noir des fautes françaises. C’est le processus engagé il y a peu avec l’Algérie, et désormais avec le Rwanda de Kagame. Seul bémol chez Emmanuel Macron : préserver l’honneur des militaires avec lesquels le chef de l’État entend conserver une forte proximité, indispensable pour assurer l’autre volet du «
en même temps », sa dimension souverainiste et de chef de guerre.
Qu’en sortira-t-il pour la recherche et la quête d’une vérité historique forcément multiple et contradictoire, à Alger comme à Kigali ? Dans la liste des invités français du colloque, on trouve quelques chercheurs qui n'ont eu de cesse de traquer toute parole dissidente sur la tragédie rwandaise, l’assimilant à du négationnisme, et donc susceptible d’être condamnée dans une cour de justice. Poursuivie au seul motif d’avoir qualifié de «
salauds » tous les tueurs de 1994, Natacha Polony, directrice de la rédaction de
Marianne, a pourtant été relaxée en mai dernier. En mai aussi, la 17
e chambre du tribunal correctionnel de Paris a condamné pour diffamation Guillaume Ancel, ex-sous-officier déployé au Rwanda durant l’opération Turquoise, devenu pour nombre de médias « LE » militaire témoin de la soi-disant indignité de l’armée française. Entre autres imprécations, Ancel n’a eu de cesse de s’en prendre à Hubert Védrine, ex-secrétaire général de l’Élysée durant cette période.
Ultime mauvaise nouvelle pour les affidés de Paul Kagame : ce mercredi 7 septembre, on apprenait que les juges d'instruction parisiens ordonnaient un non-lieu général dans l'enquête sur l'inaction reprochée à l'armée française lors des massacres de Bisesero, du 27 au 30 juin 1994. Les militaires de Turquoise auraient sciemment abandonné des centaines de civils tutsis réfugiés sur les collines de Bisesero, dans l’ouest du pays, avant qu’ils ne soient éradiqués par les génocidaires des milices Interahamwe. C’est du moins ce que soutenaient les parties civiles, dont l’association Ibuka, acteur majeur de l’inquisition comme du colloque de Kigali. Émanant d’anciens officiers de Turquoise ou de chercheurs anglo-saxons, dont la Canadienne Judi Rever, d’autres récits éclairent différemment les trois jours sanglants de Bisesero. Il y a peu de chance qu’on les entende à Kigali ces jours-ci.