Fiche du document numéro 30653

Num
30653
Date
Mercredi 29 novembre 2017
Amj
Auteur
Taille
1310735
Sur titre
People
Titre
Dans les pas de Stromae au Rwanda
Sous titre
De notre envoyé spécial à Kigali, Arnaud Bizot. Deux ans après ses concerts à Kigali, le maestro de l’électro ne s’est toujours pas remis de ce voyage. Après avoir pris un médicament contre le paludisme, Stromae est atteint de graves troubles psychiques. Depuis, il récupère difficilement. Au Rwanda, nous avons découvert un pan de son histoire familiale. Tragique.
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Lors de la conférence de presse qui précède le concert à Kigali en octobre 2015. A gauche, son producteur rwandais, Judo Kanobana. © DR

Paul, plus connu sous le nom de Stromae, a les yeux en amande de Pierre, son père. Le même regard charmeur et profond, et aussi la même voix, d’un métal rauque. Pierre pouvait en changer d’un coup, comme ça, pour chanter ou imiter n’importe qui, une connaissance, un fonctionnaire, un chauffeur de bus, devant ses amis hilares et ébahis.

Lors de dîners, parfois, il disparaissait de table et on le retrouvait dans le salon, déguisé en femme. Alors « Pierrot » improvisait un spectacle plein de dérision, jonglant avec des mots d’une légèreté profonde. C’était un athlète de 1,85 mètre, excellent joueur de basket-ball, jeune membre d’Espoir, l’équipe nationale rwandaise.

Stromae se souvient surtout de son père comme d’un étudiant en architecture à la mallette pleine de crayons. Pierre Rutare est retourné à Kigali en 1991 quand Paul avait 6 ans. Il monte son cabinet d’architecture, BD2G, avec cinq associés, dont André, ex-ambassadeur du Rwanda en Italie, et Charles, consul honoraire du Luxembourg. En 1988, il crée et finance sa propre équipe de basket, Inkuba (la foudre) dans le but de gagner le championnat 1994, remporté in extremis par l’entraîneur et ami de son ancienne équipe, à qui il a essayé, en vain, de piquer des joueurs. Pierre vit à cette époque avec une certaine Alphonsine, dont il a trois enfants. Alors que la guerre civile s’étend, il les fera tous évacuer de Kigali avec l’aide de Charles, le consul honoraire. Pierre croit encore à un règlement politique et pacifique du conflit entre Tutsi et Hutu. C’est ce qu’il dit à son ami Alexis, réfugié au Burundi, à qui il rend parfois visite.


Il est issu d’une dynastie, les Abatsobe, descendant du premier roi rwandais, Gihanga (1081-1114)



Pierre et tous ses copains ont étudié au collège Saint-André, fondé par des pères belges de Namur. Ensemble, ils vont dans les boums. Pierrot, en costume impeccable et nœud papillon, est assurément le plus beau d’entre eux. Charmeur, le mot est faible. C’est un dragueur qui a beaucoup de succès. Tout le monde le sait issu d’une dynastie, les Abatsobe, descendant du premier roi rwandais, Gihanga (1081-1114). Les Abatsobe président la séance d’intronisation du roi, en révélant son nom au peuple. A la cour, ils dirigent la cérémonie de la fête des prémices, où l’on implore que la récolte soit riche. Dans ce temps-là, le territoire de la dynastie se situe sur la colline de Kinyambi. Son blason est un tambour, Rwamo, un nom qui signifie « retentissement ». Certains y verront l’origine du don de ses descendants pour la musique et le spectacle.

Gabriel, le père de Pierre et grand-père de Paul, s’installe à Nzové, tout près de Kigali, dans les années 1950. C’est un être d’une rare intelligence, une figure, un meneur d’hommes, sous-chef de la région. On le surnomme « Locomotive ». Il a construit les premières routes du Rwanda et élevait dans cette campagne un troupeau d’inyambo, 4 000 têtes, des bovins superbes, racés. Il a un frère, Dusabe. Encore un personnage extraordinaire, celui-là, cet oncle de Pierrot, beau lui aussi, né sans jambes. Homme d’affaires, il conduisait une R5 aménagée, entièrement automatique, et adorait faire la fête. Lorsqu’il voulait danser, on l’asseyait sur le rebord d’une table et il bougeait tout le haut de son corps. Il se maria et fit cinq enfants.

Ces souvenirs font partie du Rwanda d’autrefois, d’avant le génocide. Car en avril 1994 tout bascule. Dans l’entourage de Pierre, il y a bien sûr les rescapés. Alexis, futur historien, juriste des droits de l’homme, Gilbert, membre de l’Unicef, qui vit au Canada, et un autre Pierre, nommé Malendo, l’entraîneur d’Espoir. Malendo fuit Kigali le 8 avril 1994, à pied, avec sa femme et ses cinq enfants, âgés de 1 à 10 ans. Une marche de onze jours, en se cachant, pour atteindre Butare. Un tireur allait faire feu sur lui, dans une rue, quand un vieillard l’a reconnu et a persuadé le tueur d’abaisser son fusil en lui disant qu’il s’apprêtait à abattre leur « entraîneur national ». De retour à Kigali, Pierre Malendo a cherché Pierrot partout. Sans résultat. Le père de Stromae avait été arrêté dans sa maison, puis emmené par la garde présidentielle. On ne sut jamais où. Il avait 35 ans. Gabriel, son père, a été exécuté à Kigali, quelques jours après, presque en même temps que son frère Dusabe, tué à la machette. Sa femme et trois de leurs enfants ont survécu. Mais ils ont gardé du génocide de lourdes traces, des corps mutilés par les tueurs...

Sans l’aide de son petit frère, Luc Junior Tam, une nuit, il aurait manqué « faire une connerie », confiera-t-il à la chaîne d’outre-mer Ô



A la disparition de son père, Paul a 9 ans. De Bruxelles, il entend toutes ces conversations au téléphone, et les pleurs des adultes, qu’il ne comprend pas. Sa mère lui cache la vérité, sans doute pour le protéger. Il n’apprendra le décès de Pierre que trois ans plus tard. Trois ans pendant lesquels sa mort est un mystère. Un jour, ne supportant plus le doute, il crève l’abcès : « Alors, maman, il est mort ? – Oui », reconnaît sa mère. Deux décennies plus tard, chargé de cette histoire, Stromae entreprend la tournée africaine qui, en 2015, après Dakar, Abidjan, Yaoundé, Kinshasa et Johannesburg, doit s’achever à Kigali. « Cette attente me fait peur, déclarait-il un an auparavant à “Jeune Afrique”. Comment je vais vivre ce choc, qui sera aussi une confrontation avec une part de moi-même ? » Mai 2015. Invité de l’émission ivoirienne « C’midi », Stromae évoque le Rwanda. Son concert de Kigali est programmé dans un mois, le 20 juin. Soudain, il laisse aller des sanglots, s’en excuse avec élégance, se reprend et, de nouveau, pleure. Visiblement, il est épuisé. Deux cents concerts en deux ans. Et il supporte mal le Lariam, un antipaludique toujours autorisé en France. « J’ai fait une décompensation psychique super-super grave », expliquera-t-il. Atteinte du système nerveux central, hallucinations, angoisses. Sans l’aide de son petit frère, Luc Junior Tam, une nuit, il aurait manqué « faire une connerie », confiera-t-il à la chaîne d’outre-mer Ô. Six jours avant la date prévue, son concert est annulé. Stromae doit être évacué, il est soigné en France.

Le grand concert de retour aura lieu quatre mois plus tard, le 16 octobre 2015. Les amis du père de Stromae qui y assistent vont beaucoup pleurer. Judo Kanobana, le bouillant et très drôle producteur rwandais, associé de Positive Production, est chargé de tout réorganiser. Mais ce n’est pas la même musique… Certains fournisseurs, ayant découvert que Stromae était une star, font monter les prix. Les sponsors, eux, attendent qu’il atterrisse à Kigali. « Ils voulaient le voir sur scène. Ils me disaient : “Peut-être va-t-il tomber dans un escalier” », raconte Judo, qui propose un lieu original pour le concert, l’Université libre de Kigali. Fréquentée par 15 000 étudiants, elle a été bâtie en 1996 au sommet de la capitale, à deux pas du mémorial du génocide. « Faire la fête tout près de la douleur, c’est changer les symboles, a pensé Judo. Le recteur n’était pas très chaud : toutes ces minijupes dans son campus ! Mais son fils l’a convaincu… »
Une fête privée suivra le concert, dans la petite discothèque de l’hôtel, jusqu’à l’aube

Stromae arrive tard dans la nuit du 15 au 16 octobre, en jet, avec sa mère, ses demi-frères d’une autre union, ses musiciens. Direction l’hôtel des Mille Collines. Le lendemain, il tient une conférence de presse. Le hall est bondé. Acclamations. Puis il se concentre sur les derniers préparatifs de son spectacle.

Une sécurité renforcée a été mise en place. « Madame Jeannette », la First Lady, est présente avec des ministres, des ambassadeurs et même le préfet de police qui, d’habitude, rechigne pourtant à donner des autorisations. Vingt mille personnes sont présentes, les plus jeunes en nœud papillon et chaussettes montantes. On est venu des pays limitrophes, mais aussi d’Italie, des Etats-Unis, du Japon. Il y a presque tous les musiciens rwandais, mais également Sauti Sol, le groupe star de Nairobi, la capitale du Kenya. Stromae chante devant un peuple qui se réconcilie avec son histoire. C’est dire que la chanson « Papaoutai » est attendue de pied ferme. Elle parle à tant d’autres orphelins ! La première version écrite par Stromae sur ce père absent était plus dure, moins « pardonnée ». Il a beaucoup pleuré en l’écrivant. « C’est l’heure et l’endroit, lance-t-il sur scène. J’aimerais faire une grosse dédicace à mon papa. » « Merci papa, oh merci, papa », répète-t-il six fois, sans craquer. Il a prévenu, à la conférence de presse du matin : « Si je verse une petite larme à un moment, ce sera le cœur qui a parlé. Mais je suis super heureux d’être là, et ça me fait bizarre de voir des têtes qui me ressemblent. Enfin… auxquelles je ressemble, pardon ! »

Une fête privée suivra le concert, dans la petite discothèque de l’hôtel, jusqu’à l’aube. Et, le 17, toujours à l’hôtel, tous les parents rwandais du chanteur se réunissent autour de lui. Probablement auraient-ils préféré recevoir Paul selon la tradition, sous leur toit, idéalement à Nzové, le berceau familial. Mais c’était compliqué à organiser. Et, surtout, Stromae, qui reprendra l’avion le soir même, a sollicité la plus grande discrétion autour de ces retrouvailles.

Parmi eux, il y a Ibrahim, 28 ans, qui a du mal à contenir son émotion. Enfin, il le voit. En vrai. C’est la première fois qu’il serre dans ses bras ce demi-frère de quatre ans son aîné dont on lui a tant parlé, ce « Paupaul qui fait de la musique, comme toi » ! Dès ses 5 ans, Ibrahim s’est passionné pour les musiques traditionnelles de son pays. Il les chante et les danse, paré des costumes et des coiffes de l’époque, d’interminables et magnifiques chevelures blondes. En 2013, il a créé un groupe, Inkera, du nom de ces veillées où les hommes, précisément, chantaient et dansaient en buvant de la bière de banane. Inkera compte huit musiciens et trois danseurs. Ibrahim écrit aussi des chansons, mélodies et textes, plus modernes. A ce jour, il en a composé treize. Afin de se consacrer pleinement à ces deux métiers, il vient de quitter son job à Ecobank, deuxième banque rwandaise, et de renoncer ainsi à un salaire, modeste sécurité. C’est un risque qu’il a décidé de prendre, il en est très heureux.

« Huit cent mille assassinats en trois mois, il n’y a pas d’explications, estime Judo comme tant de Rwandais. C’est au-delà de l’imaginable »



Paul est déjà venu au Rwanda quand il avait 6 ans, mais Ibrahim était trop jeune, il n’en a gardé aucun souvenir. Adolescent, il a souvent voulu appeler la Belgique et lui parler… Par pudeur, par discrétion, il n’osait pas. Alors Ibrahim regardait, admiratif, les vidéos cultes que Stromae postait sur Internet, des musiques rap sorties d’un simple synthétiseur et d’un ordi. Et il se délectait de ses commentaires à se tordre de rire. Enfin il le voit en vrai. « Je suis un peu jaloux, Ibrahim ! Tu ressembles encore plus à papa que moi ! » plaisante Paul en dévisageant ce petit frère sauvé à 4 ans par un inconnu qui l’a porté sur ses épaules, avant d’être assassiné sur un trottoir de Kigali. Ils n’ont pas vraiment le temps d’évoquer leurs souvenirs. Paul reste à peine deux jours. Trop court, trop de monde aussi autour d’eux pour partager la douleur, tranquillement, entre frères. Et puis, tout le monde veut sourire, et Paul est surtout là pour dire merci, comme un pardon à ce père qui ne l’a pas reconnu. Par respect sans doute pour la tragédie qu’a vécue Ibrahim, il n’évoque pas non plus le manque dont il a souffert depuis sa Belgique natale.

« Il faut que Stromae dépasse le seuil du deuil biologique », suggère Marie, étudiante. Alors il pourra visiter l’incontournable mémorial du génocide, où les jeunes se rendent en masse en période de célébration. Tout est dit des tortures et des viols, tout est montré, des crânes ouverts et des fosses communes. Toute l’époque est représentée, les salauds et les héros, comme ces écoliers qui refusèrent de se séparer quand les tueurs, à la porte, demandèrent aux Tutsi de s’éloigner des Hutu. Aujourd’hui, aborder cette question est un délit. Mais beaucoup de jeunes cherchent à comprendre. « Huit cent mille assassinats en trois mois, il n’y a pas d’explications, estime Judo comme tant de Rwandais. C’est au-delà de l’imaginable. On a épuisé le répertoire de la méchanceté. » Tous espèrent surtout qu’un jour Stromae reviendra au Rwanda. Mais dans le quartier Remera de Kigali, dans ses petits bars musicaux comme le 514, Rosty 1 ou Fuchsia, ou au Coco Bean, au People, ses boîtes de nuit. Ambiance Ibiza, la drogue en moins.

Ibrahim a écrit une chanson intitulée « A qui je peux me confier ? » où il explique que chacun a une douleur, souvent plus dure encore que la sienne, que ça ne sert à rien d’en parler, mais aussi que ça sert à tout. Tout est dit en six mots, comme dans le répertoire de Stromae.

A Bruxelles, la star se remet petit à petit. Stromae compose. Ici comme ailleurs, on l’attend.

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