Fiche du document numéro 30590

Num
30590
Date
Vendredi Mars 2013
Amj
Taille
696475
Titre
Repenser la crise au Kivu : mobilisation armée et logique du gouvernement de transition
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
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M23
Cote
Politique africaine n° 129 - mars 2013
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
REPENSER LA CRISE AU KIVU : MOBILISATION ARMÉE ET
LOGIQUE DU GOUVERNEMENT DE TRANSITION
Jason Stearns et Raphaël Botiveau
Editions Karthala | Politique africaine
2013/1 - N° 129
pages 23 à 48

ISSN 0244-7827

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2013-1-page-23.htm

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Stearns Jason et Botiveau Raphaël, « Repenser la crise au Kivu : mobilisation armée et logique du gouvernement de
transition »,
Politique africaine, 2013/1 N° 129, p. 23-48. DOI : 10.3917/polaf.129.0023

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Politique africaine n° 129 - mars 2013
23

Jason Stearns

Repenser la crise au Kivu :
mobilisation armée et logique
du gouvernement de transition
Plusieurs théories ont été avancées pour expliquer la persistance du conflit dans l’Est
du Congo, insistant tour à tour sur la faiblesse de l’État, les ressources naturelles
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que de telles approches ne permettent pas de rendre compte des variations internes
au conflit et de comprendre comment revendications et intérêts s’expriment à travers
la mobilisation armée. À partir d’une recherche sur trois groupes armés menée au
Kivu – CNDP, Pareco, et Raia Mutomboki –, l’auteur insiste sur les réseaux sociaux et
les lignes de faille qui sous-tendent les groupes armés. La persistance du conflit peut
ainsi être comprise à travers les scissions politiques engendrées par le processus de
paix, des réseaux de mobilisation forts et le recours croissant des acteurs politiques
aux groupes armés pour renforcer leur poids.

L’

Est du Congo semble en perpétuelle ébullition. En dépit de l’accord de
paix de 2003 qui a réunifié le pays et stabilisé la majeure partie de son territoire,
la région orientale du Kivu a connu une escalade de la violence. Il existe un
consensus général sur la séquence des événements qui ont marqué cette
escalade. En 2004, des dissidents de l’ancien Rassemblement congolais pour
la démocratie (RCD), soutenu par le Rwanda, ont lancé une nouvelle rébellion
qui a pris le nom de Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). Le
CNDP s’est appuyé sur la communauté tutsi du Congo et sur le gouvernement
rwandais. Si d’autres groupes armés étaient également présents dans l’Est du
Congo, ils furent en général incapables de projeter leurs forces ou de désta­
biliser la région au-delà de leurs bastions ruraux. Les efforts répétés pour
aboutir à la paix échouèrent, jusqu’à ce que le gouvernement congolais finisse
par signer un accord avec son homologue rwandais, fin 2008, au terme duquel
le CNDP était intégré à l’armée nationale congolaise. En avril 2012, cet accord
tomba à son tour quand d’anciens chefs du CNDP se lancèrent dans une
nouvelle rébellion, le M23.
Pourquoi cet interminable conflit ? Experts et chercheurs ont avancé
différentes explications ancrées dans des écoles théoriques et de pensées
distinctes. En simplifiant, disons qu’elles insistent sur la faiblesse étatique,
l’abondance des ressources naturelles et l’importance des conflits locaux pour

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abondantes, ou encore l’importance des conflits locaux. L’article soutient pour sa part

le

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expliquer la persistance de la violence. Comme le résumait un journaliste
ougandais : « le problème du Congo est d’être trop grand, trop riche et trop
faible » 1.
Ces théories n’expliquent cependant pas comment revendications et intérêts
en viennent à se traduire en une mobilisation armée. Cette étude change ainsi
d’objet, passant de la violence aux belligérants qui la créent, et des causes de
l’insurrection au processus de l’action collective. À partir de la sociologie des
mouvements sociaux non-violents et d’entretiens avec 81 membres de groupes
armés, de la société civile, du monde des affaires et avec des hommes poli­
tiques, nous comparons l’émergence et les trajectoires du CNDP, de la Coalition
des patriotes résistants congolais (Pareco) et des Raia Mutomboki, trois types
différents de mobilisation armée dans l’Est du Congo depuis 2003 2.
Nous affirmons que pour comprendre l’exceptionnalité du Kivu il faut
saisir la base et le contexte social de la mobilisation armée : les réseaux sociaux
qui sous-tendent la structure interne d’un mouvement et les liens entre chefs
coutumiers, élites politiques et gouvernements régionaux. Nous appellerons
ici « contexte social » les opportunités politiques et sociales qui encouragent
une telle mobilisation : des événements comme les migrations, les chocs éco­
nomiques et les élections.
Partant de là, nous retraçons l’escalade de la violence et les changements
politiques et sociaux qui ont été provoqués par le processus de paix qui,
s’il est parvenu à unifier le pays, a aussi retiré leur pouvoir à des acteurs
militaires et politiques de premier plan et, ainsi, engendré de nouveaux
conflits. L’émergence du CNDP a ensuite déclenché l’arrivée en cascade
d’autres groupes armés alimentés par des communautés locales cherchant
à se protéger, mais également par des élites politiques désireuses d’accroître
leur poids politique. Si chaque groupe armé s’est développé à partir de ses
propres dynamiques, chacun repose aussi sur de solides réseaux de
mobilisation : dans le cas du CNDP, ils se sont construits autour d’ethnicités
et d’une expérience militaire commune ; dans celui des Raia Mutomboki, ces
réseaux sont également ethniques, mais centrés sur des soldats démobilisés
et des mineurs artisanaux.

1. D. Kalinaki, « We Have Had Two Decades of War in Congo, How About we Try Some Love ? »,
The Daily Monitor, 2 août 2012.
2. Les entretiens ont été réalisés de mars à décembre 2012, aux Nord et Sud-Kivu, dans le cadre du
Projet Usalama, initiative de recherche du Rift Valley Institute sur les groupes armés dans l’Est
du Congo.

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24 République démocratique du Congo : terrains disputés

Politique africaine
25 Repenser la crise au Kivu

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Si l’on part de la violence de masse perpétrée dans les régions montagneuses
de l’Est en 1993, les guerres congolaises en sont presque aujourd’hui à leur
troisième décennie, c’est-à-dire bien tristement en dehors du spectre de la
durée « moyenne » des guerres civiles 3. Utilisant les déplacements de popu­
lations à l’intérieur du pays comme élément de mesure de la violence, on
constate qu’après une diminution significative suite à l’accord de paix de 2003,
les déplacements de populations ont une nouvelle fois augmenté de façon
considérable de 2006 à aujourd’hui 4.
Vue de l’extérieur, la faiblesse de l’État congolais est peut-être le trait le
plus saillant pour expliquer la persistance de la violence. Des auteurs comme
Denis Tull et Timothy Raeymaekers ont affirmé que l’absence d’institutions
étatiques solides et impartiales a permis à des élites de parasiter l’État, de se
l’approprier pour servir leurs propres intérêts et de créer de nouvelles formes
de gouvernance, processus dont la communauté des bailleurs a été complice 5.
Pour ces auteurs, l’État n’a pas tant disparu qu’il n’a été radicalement trans­
formé ; la violence armée n’a pas pour origine un vide sécuritaire mais des
groupes – hommes d’affaires, élites politiques, chefs coutumiers – qui ont pris
le dessus sur la police, l’armée et les services des douanes et des impôts pour
satisfaire leurs intérêts personnels.
L’État, toutefois, est faible et clientéliste dans l’ensemble du pays. Pourquoi
dans ce cas le conflit demeure-t-il aussi insoluble au Kivu ? Pourquoi la vio­
lence a-t-elle considérablement décru en Ituri – même si l’activité armée y a
connu une augmentation marquée durant l’année écoulée, on est loin des pics
de violence de 2002 à 2005 – alors qu’elle s’intensifiait au Kivu ? Bien que cette
analyse fournisse un argument structurel convainquant, elle ne considère
pas les causes directes de la violence actuelle.
3. Une évaluation des durées des guerres civiles dans 52 pays place la moyenne à sept ans. P. Collier,
A. Hoeffler et M. Söderbom, « On the Duration of Civil War », Journal of Peace Research, vol. 41, n° 3,
mai 2004, p. 253-273.
4. Internal Displacement Monitoring Centre, « Democratic Republic of The Congo : IDPs Need
Further Assistance in Context of Continued Attacks and Insecurity », org/countries/drcongo>, consulté le 9 mars 2013.
5. D. Tull, « A Reconfiguration of Political Order ? The State of the State in North Kivu », African Affairs,
vol. 102, n° 408, 2003, p. 429-446 ; T. Raeymaekers, The Power of Protection : Governance and Transborder
Trade on the Congo-Ugandan Border, thèse de doctorat en science politique, Université de Gand, 2007 ;
T. Raeymaekers, « Why History Repeats Itself in the Eastern Congo », e-International Relations, 20
décembre 2012, , consulté le 8 février 2013 ; P. Englebert, « Why Congo Persists : Sovereignty, Globalization, and the Violent
Reproduction of a Weak State », Queen Elisabeth House Working Paper, n° 95, février 2003.

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Des explications diverses : État faible, malédiction des
ressources et conflits locaux

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Un corollaire de cet argument, lié à la facilité d’organiser une rébellion, se
concentre sur l’abondance des ressources naturelles dans l’Est du Congo.
Deux séries d’arguments sont généralement invoquées dans les recherches
universitaires : l’abondance des ressources alimente la rébellion car elle facilite
le recrutement de soldats et l’achat d’armes par les chefs rebelles 6. Alterna­
tivement, l’abondance des ressources naturelles peut affaiblir l’État puisque
leur facilité d’extraction rend les gouvernants moins prompts à construire un
État fort et une administration efficace 7.
Pourtant, comme l’argument stato-centré, l’idée que la présence de res­
sources faciliterait les rébellions – idée à laquelle on pourrait ajouter la topo­
graphie difficile du Kivu et son inaccessibilité depuis la capitale – n’explique
pas les variations internes au Congo. Elle comprend également un problème
d’ordre factuel : certains des principaux groupes rebelles dans l’Est du Congo,
particulièrement le CNDP et ses successeurs du M23, n’ont pas occupé les
grandes zones minières et ont préféré faire de l’argent en extorquant les
entrepreneurs économiques et en taxant les routes commerciales et autres
postes douaniers 8. Officiellement, seuls 14 % de ce commerce, dont la majeure
partie concerne les carburants, proviennent des minéraux 9.
Une nouvelle hypothèse a gagné du terrain depuis quelques temps, insistant
sur les conflits locaux autour du foncier et de l’autorité coutumière 10. Par
exemple et tout en reconnaissant que d’autres facteurs contribuent au conflit,
Autesserre écrit que : « la principale raison pour laquelle la stratégie de
construction de la paix au Congo a échoué est que la communauté internationale a prêté trop peu d’attention aux causes profondes de la violence qui
y a cours : les conflits locaux sur la terre et le pouvoir » 11. Une autre déclinaison
de cette approche « par le bas » suggère que c’est la marginalisation sociale et

6. M. Ross, « The Political Economy of the Resource Curse », World Politics, vol. 51, n° 2, janvier 1999,
p. 297-322 ; J. Weinstein, « Africa’s Revolutionary Deficit », Foreign Policy, mai-juin 2007, p. 74-75.
7. P. Collier et A. Hoeffler, « Resource Rents, Governance, and Conflict », Journal of Conflict Resolution,
vol. 49, n° 4, août 2005, p. 625-633.
8. Rapport intérimaire du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, document du Conseil
de sécurité S/2008/772, 12 décembre 2008 ; Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, document du Conseil de sécurité S/2012/843, 15 novembre 2012.
9. A. Tegera et D. Johnson, « Rules for Sale : Formal and Informal Cross-Border Trade in Eastern
DRC », Goma, Pole Institute, mai 2007.
10. S. Autesserre, The Trouble with the Congo : Local Violence and the Failure of International Peacebuilding,
Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ; M. Mamdani, « The Invention of the Indigene :
Congo Explained », The London Review of Books, vol. 33, n° 2, janvier 2011, p. 31-33.
11. S. Autesserre, « The Trouble With the Congo : How Local Disputes Fuel Regional Conflict »,
Foreign Affairs, mai-juin 2008, p. 95.

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26 République démocratique du Congo : terrains disputés

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l’anomie, particulièrement répandue parmi les jeunes et les déplacés, qui
guide la mobilisation 12.
Cela pourrait en effet expliquer l’exceptionnalité du Kivu puisque cette
zone montagneuse de l’Est comprend certaines des parties du pays les plus
densément peuplées, où jusqu’à 300 000 Rwandais se sont installés pendant
la période coloniale pour travailler sur les fermes et les plantations. Après
l’Indépendance, plusieurs lois ont mis en cause la citoyenneté et le droit à la
terre de ceux que l’on appelle les Banyarwanda. Les institutions coutumières
en crise, déformées à la fois par le colonialisme et les périodes postérieures,
ont également semé le trouble du fait des luttes de succession entre les chefs
et celles menées contre l’influence d’autres groupes ethniques.
Il ne fait aucun doute que les rébellions armées ont puisé dans ces tensions :
presque chaque groupe belligérant s’est soit revendiqué de la lutte contre
les Banyarwanda soit au contraire de la protection de ces derniers, et s’est
constitué en mobilisant de jeunes frustrés. Mais cet argument postule un lien
continu entre sentiments de marginalisation et activité armée. Les sources
de revendications sont pourtant légion au Congo et les conflits sur le foncier
et le régime coutumier existent dans chacune des dix provinces du pays.
Pourquoi alors ces troubles auraient-ils débouché sur une mobilisation armée
au Kivu et non ailleurs ? Alors que ce type d’approche selon une logique
ascen­dante est pertinent pour le cas de milices rurales comme les Raia
Mutomboki, elle ne rend pas compte de la séquence d’événements qui ont
produit les différents cycles de violence entre 2004 et 2012.
Toutes ces théories – État faible, malédiction des ressources et conflits
locaux – traitent des motifs mais pas des agents. Elles ne s’intéressent pas à
la mobilisation armée et ne proposent pas d’analyse sociale de la manière
dont les acteurs dépassent les difficultés de l’action collective et se rebellent
contre l’État. Une telle vision exige à son tour de comprendre comment la société
se structure dans l’Est du Congo et comment les groupes armés ont utilisé
des réseaux, des opportunités politiques et des alliances avec des élites poli­
tiques puissantes, qui leur préexistaient, afin de se mobiliser et de combattre.
Ces capacités sociales sont à notre sens aussi importantes que des atouts
matériels comme les mines d’or ou une armée en déliquescence. En fait, les
intérêts matériels ne jouent un rôle qu’en tant qu’ils affectent les relations
entre acteurs sociaux 13. Un tel raisonnement s’appuie sur la théorie des
mouvements sociaux qui suggère que des réseaux forts, des opportunités
12. P. Richards et K. Vlassenroot, « Les guerres africaines de type fleuve Mano », Politique africaine,
n° 88, décembre 2002, p. 13-26.
13. Cette « persuasion relationnelle » a été développée par D. McAdam, S. Tarrow, et C. Tilly,
Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

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27 Repenser la crise au Kivu

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politiques et un cadre conceptuel partagé forment les principaux indicateurs
d’une mobilisation 14.
Nous appliquons cette approche à la mobilisation dans l’Est du Congo en
comparant trois groupes armés qui y ont émergé depuis 2003 : le CNDP, la
Pareco et les Raia Mutomboki. Nous comparons ces groupes pour brosser
une typologie de la mobilisation armée dans l’Est du Congo à partir de leur
structure interne et de leurs bases. Les différences sont frappantes : le CNDP
entretenait des liens étroits avec les élites politiques et militaires – il fut en
effet créé par celles-ci en réponse aux menaces issues de l’accord de paix
de 2003 – et sa structure interne était nettement hiérarchisée. Les Raia
Mutomboki ont au contraire peu de liens avec les élites locales et une structure
de commandement extrêmement décentralisée. La Pareco, enfin, offre une
situation intermédiaire entre les deux groupes précédents et incarne la
transition d’une milice décentralisée, populaire, vers un groupe armé au
service d’intérêts politiques.

La politique par d’autres moyens : le CNDP
La succession des pourparlers de paix a commencé avec l’Accord de Lusaka,
en 1999, pour culminer en 2002 avec la signature, en Afrique du Sud, de l’Accord
global et inclusif entre belligérants congolais. Cet accord de paix connut un
certain succès dans l’intégration des anciens combattants au sein de l’armée
nationale et du gouvernement de transition. À l’exception des groupes armés
en Ituri, toutes les parties belligérantes s’y sont ralliées, attirées par les
lumières brillantes et les coffres pleins de la capitale, Kinshasa, et inquiets
de l’opprobre international en cas de refus de l’accord.
Pourtant, le processus de paix s’est conclu au détriment de certaines de ses
parties prenantes. Le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD),
soutenu par le Rwanda, contrôlait plus d’un quart du pays au moment de
l’unification, notamment les provinces de l’Est du Kivu, mais il risquait de
disparaître s’il était fait appel aux les urnes. Le RCD était impopulaire en
raison de ses violations des droits de l’homme à grande échelle et de ses liens
avec le gouvernement rwandais. Et en effet, lorsque les élections se tinrent
finalement en juillet 2006, il ne fut crédité que de 1,5 % des voix dans le scrutin
présidentiel et fut laminé à l’Assemblée nationale où le nombre de ses sièges
passa de 94 à 15. Dans le même temps, le président Joseph Kabila tenta de
14. D. McAdam, J. McCarthy et M. Zald, Comparative Perspectives on Social Movements, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996 ; D. Snow, S. Soule et H. Kriesi, The Blackwell Companion to Social
Movements, New York, Wiley, 2004.

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28 République démocratique du Congo : terrains disputés

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contourner d’autres parties à l’accord, y compris ses principaux concurrents
– le RCD et le Mouvement de libération du Congo (MLC) – en maintenant une
chaîne de commandement parallèle dans l’armée et le gouvernement et en
cooptant certains partis plus petits 15.
C’était là l’écueil le plus évident de la transition : elle finirait par priver de
ses droits l’une des principales forces militaires du pays. De la même façon,
les enjeux étaient élevés pour la classe politique et les milieux d’affaires à
Goma et Kigali. Après sept ans du règne de groupes alliés au gouvernement
rwandais – d’abord l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du
Congo-Zaïre (AFDL), ensuite le RCD –, les intérêts de cette élite étaient menacés.
Le RCD n’avait pas seulement fourni sa protection pour les affaires et des
postes dans l’administration : il avait aussi garanti la sécurité physique des
Banyarwanda, la communauté tutsi en particulier, qui craignaient d’être
persécutés.
Ce sont ces clivages entre les élites politiques du pays qui ont fourni l’espace
et l’impulsion nécessaires à la rébellion du CNDP. Pour Autesserre, la force
motrice derrière cette insurrection fut un sentiment de marginalisation : les
Tutsi « avaient perdu tout espoir de représentation politique et, craignant
toujours plus pour leurs vies et leurs biens, ils se radicalisèrent » 16. L’auteure
a raison dans l’ensemble, mais n’identifie cependant pas les acteurs impliqués 17.
Ce n’est pas un soulèvement de paysans qui a entraîné la création du groupe,
mais un groupe de dirigeants politiques et militaires déchus de leur pouvoir.
Une généalogie de la rébellion démontre cette dynamique. L’histoire débute
en septembre 2003 quand le général Laurent Nkunda – un commandant du
RCD issu de la communauté tutsi – refuse de rejoindre le nouvelle armée
nationale intégrée et lance un brain-trust, la Synergie pour la concorde et la
paix, qui se transforme plus tard en un mouvement armé, le CNDP 18. Nkunda
arguait de problèmes de sécurité – il fut accusé de complicité dans le massacre
de 160 personnes à Kisangani en 2002 – mais des témoignages de ses anciens
collègues indiquent qu’il n’aurait pu mobiliser la troupe de sa seule initiative.
Dans des entretiens, six anciens haut gradés du CNDP conviennent que le
15. International Crisis Group, The Congo’s Transition is Failing, Africa Report, n°°91, 2005.
16. S. Autesserre, The Trouble With the Congo…, op. cit., p. 163.
17. Elle suggère aussi qu’une nouvelle loi sur la citoyenneté a poussé la communauté hutu à abandonner son alliance avec les Tutsi, marginalisant ces derniers. S’il est vrai que la communauté
hutu, emmenée par le gouverneur du Nord-Kivu, Eugène Serufuli, a fait passer son allégeance de
Kigali à Kinshasa, ce fait n’était pas lié à la loi sur la citoyenneté qui était aussi désavantageuse
pour les deux groupes.
18. J. Stearns, « Laurent Nkunda and the National Congress for the Defense of the People (CNDP) »,
in S. Marysse et F. Reyntjens (dir.), L’Afrique des Grands Lacs : Annuaire 2007-2008, Paris, L’Harmattan,
2008, p. 245-268.

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29 Repenser la crise au Kivu

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Rwanda a été décisif dans sa décision initiale de faire défection, bien que
certains insistent sur le fait que Nkunda agissait souvent de manière autonome
et était régulièrement en désaccord avec ses alliés à Kigali 19. « L’ordre est venu
de Kigali ; ils avaient besoin d’un plan B au cas où la transition n’aurait pas
fonctionné », déclara un de ces officiers 20. « Nous recevions tous des appels
de Kigali », ajouta un autre, « ils nous disaient que si nous nous rendions à
Kinshasa nous en reviendrions dans des cercueils » 21.
L’establishment sécuritaire rwandais joua donc un rôle clé en s’assurant de
la défection de Nkunda et en coordonnant celle d’autres officiers, puis en les
conseillant et en leur fournissant une aide sporadique. Le Rwanda autorisa
le recrutement de soldats par le CNDP au Rwanda et y participa sans doute,
convoyant aussi des armes lors de son offensive sur Bukavu en juin 2004, et
aidant ce même CNDP à prendre le contrôle de la base militaire de Rumangabo
en octobre 2008, bien que son implication fut moins notable dans les étapes
initiales du mouvement, en 2003 et 2004 22.
La négligence de l’État congolais joua aussi dans cette dynamique. « J’ai passé
six mois dans un camp de l’armée à Kinshasa », se souvient un ancien colonel
du CNDP à propos de la transition, « sans salaire ou quiconque pour s’occuper
de ma famille à Goma. J’ai alors décidé de rentrer chez moi et rejoint Nkunda » 23.
Un autre officier nous expliqua qu’il était basé à Kindu en 2004 quand l’un de
ses co-officiers l’accusa de complicité avec Nkunda, avec lequel il n’avait
pourtant eu aucun contact auparavant24.
Le Rwanda a pu s’appuyer sur un groupe de commandants militaires du
RCD mécontents, qui craignaient à la fois pour leur statut et pour leur sécurité.
De façon parlante, beaucoup des officiers qui en vinrent à former la colonne
vertébrale du CNDP étaient de rang intermédiaire et avaient été transférés
au Nord-Kivu juste avant le début de la transition, afin d’y former les 81e,
19. Tous les entretiens ont été conduits dans la confidentialité et les noms conservés l’ont été, sauf
mention contraire, par consentement mutuel. Entretien avec un ancien colonel du CNDP, Goma,
30 août 2012 ; entretien avec un ancien lieutenant-colonel du CNDP, Goma, 21 août 2012 ; entretien
avec un ancien major du CNDP, Goma, 22 août 2012 ; entretien avec un ancien dirigeant civil du
CNDP, Kinshasa, 13 avril 2012 ; entretien avec un ancien agent des Renseignements rwandais,
Rwanda, août 2012. Ces entretiens ont été réalisés par l’auteur pour le Projet Usalama de l’Institut
de la Vallée du Rift, voir J. Stearns, From CNDP to M23 : The Evolution of An Armed Movement in
Eastern Congo, Londres, Rift Valley Institute, 2012.
20. Entretien avec un ancien lieutenant-colonel du CNDP, Goma, 26 août 2012.
21. Entretien avec un ancien major du CNDP, Goma, 31 août 2012.
22. Rapport du Groupe d’experts des Nations unies, document du Conseil de sécurité S/2004/551,
15 juillet 2004, p. 22-25 ; Rapport intérimaire du Groupe d’experts…, op. cit. ; entretien avec un ancien
colonel du CNDP, Goma, 31 août 2012 ; entretien avec un ancien colonel du CNDP, Goma,
30 août 2012 ; entretien avec un ancien major du CNDP, Goma, 30 octobre 2012.
23. Entretien avec un ancien colonel du CNDP, Goma, 31 août 2012.
24. Entretien avec un ancien colonel du CNDP, Bukavu, 20 août 2012.

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30 République démocratique du Congo : terrains disputés

Politique africaine

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82e et 83e brigades. Ces officiers n’étaient pas assez haut gradés pour qu’on
leur réserve des postes particuliers dans la nouvelle armée nationale intégrée
et il fut assez facile à Nkunda et aux représentants rwandais de les faire pencher
en leur faveur en leur promettant une situation. La peur a aussi joué un rôle
(bien que de nombreux officiers tutsi aient aussi rejoint l’armée nationale).
Les souvenirs de 1998 étaient encore frais quand, après le lancement de la
rébellion du RCD, des centaines de soldats tutsi furent rassemblés dans les
camps de l’armée à travers le pays avant d’y être massacrés 25.
Ces officiers partageaient autant des expériences communes qu’une pro­
fonde méfiance envers Kinshasa. La plupart d’entre eux étaient des Congolais
hutu ou tutsi, ils avaient rejoint le Front patriotique rwandais quand il n’était
encore qu’un mouvement de guérilla (1990-1994), et ils avaient combattu
dans les rébellions successives qui furent soutenues par le Rwanda au
Congo. Le rôle important joué par ces officiers et celui des officiers de l’armée
dans presque toutes les récentes rébellions au Congo depuis 2003, suggère
que l’émergence d’une vaste classe d’officiers militaires, dans le giron d’une
armée dotée de peu de discipline formelle, en a fait un groupe de base pour
les rébellions.
Qu’en est-il des versions divergentes sur l’émergence du CNDP ? La prin­
cipale est probablement celle de Nkunda lui-même, qui affirme que le CNDP
est issu d’une révolte populaire contre les injustices du gouvernement, et a
été créé en réponse aux craintes de persécution contre les Tutsi. On retrouve
des échos de cette version dans les récits de chercheurs ou d’ONG 26. Selon
cette version, le Rwanda a seulement joué un rôle mineur d’appui et les élites
locales ne furent pas aussi importantes que le soutien populaire.
Certains éléments abondent à la fois en faveur de cette version et de celle
que nous avons développée plus haut : la popularité de Nkunda dans la com­
munauté tutsi, les contributions financières nombreuses et populaires dont
le CNDP a bénéficié, ainsi que la prévalence d’un sentiment anti-Tutsi au
Congo. D’autres éléments suggèrent cependant une réalité différente. Comme
nous l’avons déjà noté, le Rwanda a joué un rôle important pour s’assurer
de la défection de Nkunda de l’armée nationale et a continué ensuite à avoir
un rôle majeur au sein du groupe.

25. Bureau du Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme, « Report of the
Mapping Exercise Documenting the Most Serious Violations of Human Rights and International
Humanitarian Law Committed Within the Territory of the Democratic Republic of the Congo
Between March 1993 and June 2003 », juin 2010, p. 152-162.
26. S. Autesserre, The Trouble With the Congo…, op. cit. ; S. A. Scott, Laurent Nkunda et la rébellion du
Kivu : au cœur de la guerre congolaise, Paris, Karthala, 2009.

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31 Repenser la crise au Kivu

le

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Parmi les 18 anciens haut gradés du CNDP interrogés dans le cadre de cette
recherche, tous ont expliqué que les relations entre le CNDP et le Rwanda
étaient souvent instables, alors que de nombreux officiers congolais tutsi
nourrissaient du ressentiment pour le traitement passé qui leur avait été
infligé par l’armée rwandaise. Néanmoins, dans leur grande majorité (quinze),
ils s’accordèrent sur le soutien rwandais au CNDP bien qu’ils exprimèrent
aussi des divergences sur le degré d’indépendance du groupe. Plus des deux
tiers expliquèrent que le CNDP n’aurait pas pu voir le jour et persister sans
le soutien rwandais.
Le rôle d’une autre élite, celle de Goma – les franges affairistes et les
opérateurs politiques qui avaient fait carrière dans le RCD – est plus ambiguë.
Durant la transition, sa sécurité personnelle et ses intérêts financiers furent
menacés. Les souvenirs de persécution sont profonds dans la communauté. Presque tous les Tutsi du Nord-Kivu ont fui la campagne congolaise
en 1994 suite à l’afflux de réfugiés hutu et des milliers d’entre eux furent tués.
La transition menaçait donc non seulement les bases de leur pouvoir mais
aussi – au moins dans la perception de bon nombre d’entre eux – leur survie
même.
Le soutien des membres de cette communauté au CNDP est évident, bien
que selon d’anciens membres du CNDP, seuls quelques-uns donnèrent de
l’argent au début. La majorité des donations a été faite une fois le groupe formé
en 2006, décroissant à nouveau à mesure que le CNDP devenait capable de
collecter assez de taxes, fin 2007 27. D’anciens officiers du CNDP parlent aussi
de réunions régulières tenues dans les résidences de membres influents de la
communauté et de levées de fonds au sein de celle-ci. Ils ont mis sur pied
des syndicats, cellules locales de soutien en charge des relations avec la commu­
nauté, du recrutement et du financement à travers toute la région, et reçu des
sommes significatives. « On pouvait facilement obtenir 10 000 US$, surtout de
la part de propriétaires terriens tutsi congolais au Rwanda », expliquait un
ancien commandant du CNDP 28.
Ce soutien n’était cependant pas toujours évident. D’autres hommes
d’affaires et propriétaires terriens payaient de peur que le CNDP ne pille leurs
biens ou ne volent leur bétail. « Le milieu des affaires ici est conservateur,
ils ont de grands investissements qu’ils ne veulent pas perdre. Beaucoup ont

27. Entretien avec un ancien colonel du CNDP, Goma, 31 août 2012 ; entretien avec un ancien colonel
du CNDP, Goma, 30 août 2012 ; entretien avec un ancien dirigeant civil du CNDP, Kinshasa,
13 avril 2012 et entretien avec un ancien major du CNDP, Goma, 31 août 2012.
28. Entretien avec Frank Bwambale Kakolele, ancien chef d’état major du CNDP, Kinshasa,
juillet 2008.

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32 République démocratique du Congo : terrains disputés

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donné de l’argent au CNDP pour ne pas les avoir sur le dos mais ils ne le
soutiennent pas vraiment », indiquait un homme d’affaires de Goma29.
Même le soutien de la communauté tutsi congolaise, dans laquelle Nkunda
était largement populaire, demeurait secondaire par rapport au soutien du
Rwanda, et le contredisait parfois. « Nous n’avons plus de communauté tutsi
cohérente », a argumenté l’un des colonels interrogés, « elle a été éclatée par
les guerres et la domination du Rwanda » 30. Un autre commandant fut encore
plus direct : « la communauté tutsi congolaise nous soutenait mais ce n’était
pas comme si n’importe qui pouvait nous donner des ordres ou nous dire
quoi faire » 31. Cette absence de base cohérente et les preuves de la main lourde
de Kigali s’accentuèrent quand le CNDP fut intégré à l’armée congolaise
en 2009 après la signature d’un accord de paix entre le Rwanda et le Congo.
Les troupes rwandaises ordonnèrent à Nkunda de franchir la frontière,
l’arrêtèrent et enjoignirent les commandants restants du CNDP de rejoindre
l’armée congolaise 32. Lorsque certains des soutiens de Nkunda firent pression
sur le gouvernement rwandais ils furent tués, notamment Denis Ntare
Semadwinga, l’un des anciens les plus respectés dans la communauté.
Le CNDP était né d’une division nationale créée par le processus de paix,
une scission qui conduisit les dirigeants politiques et militaires de Goma et
Kigali à créer un groupe armé pour leur servir de levier sur le gouvernement
de Kinshasa et protéger leurs intérêts. Ce faisant, ils s’appuyèrent sur des
réseaux principalement constitués d’officiers militaires tutsi soudés par
des expériences communes. Le résultat fut un groupe armé très intégré, doté
de liens solides avec le gouvernement rwandais et jouissant d’une profonde
assise parmi la communauté tutsi locale.

D’une rébellion populaire à l’influence politique : la Pareco
L’élan qui poussa le CNDP venait clairement des élites locales et régionales.
Mais tous les groupes armés ne sont pas si étroitement intégrés aux couches
supérieures des affaires et de la politique. La Pareco offre l’exemple d’un
groupe armé doté de racines locales, milice décentralisée dans la zone mon­
tagneuse de Masisi en 1993, puis transformée au fur et à mesure que les
structures sociales changeaient et que les groupes armés s’intégraient de plus
29. Entretien avec un homme d’affaires proche du CNDP, Goma, 18 août 2012.
30. Entretien avec un ancien colonel du CNDP, Goma, 31 août 2012.
31. Entretien avec un ancien major du CNDP, Goma, 31 août 2012.
32. Cette décision s’explique à la fois par la pression exercée par les bailleurs de fonds sur le Rwanda
et par les tensions intensifiées entre Kigali et Nkunda.

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33 Repenser la crise au Kivu

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en plus aux réseaux économiques et politiques. En 2007, lorsque la Pareco fut
officiellement créée, les intérêts et le destin du groupe étaient mêlés à ceux
des hommes forts politiques de Goma.
Pour retracer cette histoire et observer comment les dynamiques sociales
peuvent influencer la trajectoire de l’insurrection armée, il est utile de revenir
sur les luttes communautaires au Kivu, dont bon nombre furent liées à
l’immigration de près de 300 000 Rwandais dans ces provinces montagneuses
durant l’époque coloniale (1908-1960). Beaucoup a été écrit sur cette période
et les politiques foncières et de citoyenneté sous Mobutu ont encouragé la
violence dans les collines du Masisi en 1993. Mais il est ici important de
souligner les différences dans l’organisation sociale entre groupes armés à
l’époque et aujourd’hui33.
La violence au Masisi émergea lorsque politiques locale et nationale entrèrent
en collision, les leaders de Kinshasa et de Goma cherchant à profiter des
dissensions communautaires dans un climat politique toujours plus incertain.
En 1993, une profonde crise politique engloutit le Zaïre alors que le pays,
profondément appauvri et corrompu, commençait à s’ouvrir au multipartisme
démocratique.
La faiblesse de l’État avait entre temps nourri l’émergence de mutuelles, ces
groupes communautaires d’entraide à base ethnique, qui comblaient le vide
laissé par l’État. Ces groupes devinrent des acteurs politiques de poids
pendant la période de démocratisation, des véhicules du lobbying politique
destinés à protéger les intérêts de la communauté et à mener des projets
de développement de base. Des tensions émergèrent rapidement entre les
Banyarwanda – parmi lesquels de nombreux descendants des immigrés de
la période coloniale – et les communautés dites « indigènes » : les Hunde,
Nyanga, Tembo et Nande. La plus importante de ces associations était la
Mutuelle agricole des Virunga (Magrivi), formée à Kinshasa en 1980 par des
dirigeants hutu dans le but de promouvoir la solidarité et le développement
au sein de leur communauté. Pour sa part, la communauté hunde dont les
chefs coutumiers régnaient sur la majeure partie du Masisi, forma une orga­
nisation similaire, la Bushenge-Hunde. Ces deux mutuelles armèrent des

33. P.-J. Laurent et A. Mafikiri Tsongo, Mouvements de populations, cohabitations ethniques, transformations agraires et foncières dans le Kivu montagneux. Repères historiques et mise en perspective théorique.
Rapport intermédiaire de recherche pour le CIUF et l’AGCD, Louvain-la-Neuve, Université catholique
de Louvain, Institut d’études du développement, 1996 ; K. Vlassenroot et C. Huggins, « Land,
Migration and Conflict in Eastern DRC », in C. Huggins et J. Clover (dir.), From the Ground Up Land
Rights Conflict and Peace in SubSaharan Africa, Pretoria, Institute for Security Studies, 2005, p. 115194 ; B. Mararo, « Land, Power, and Ethnic Conflict in Masisi 1940s-1994 », The International Journal
of African Historical Studies, vol. 30, n° 3, 1997, p. 503-537.

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34 République démocratique du Congo : terrains disputés

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groupes d’auto-défense et les meurtres se répondant autour du contrôle de
la terre et du pouvoir politique proliférèrent.
En mars 1993, des milices essaimèrent à travers le Masisi suite au meurtre
d’un chef local à Ntoto, tué par des paysans hutu, et qui entraîna le massacre
de Hutu par de jeunes Hunde. Au sein de la communauté hutu de Masisi
qui, du fait de son passé immigrant n’a pas de chefs coutumiers, les dirigeants
de la branche locale de la Magrivi devinrent souvent les commandants de ces
milices, à l’instar de nombreux instituteurs, ecclésiastiques et autres hommes
d’affaires locaux. L’objectif principal de ces milices – alternativement appelées
Hutu combattants et magrivistes (bien que le parti Magrivi n’ait pas de lien
officiel avec eux) – était l’autodéfense.
Formé quatorze ans plus tard, le groupe des Pareco est un descendant direct
de ces milices hutu avec lesquelles il partage bon nombre de chefs et comman­
dants. Le type de mobilisation adopté diffère néanmoins à plusieurs égards
et offre une indication de transformations plus vastes de la violence armée
dans la société kivutienne. Les milices hutu formées à cette époque dans le
Masisi étaient assez décentralisées et fermement ancrées dans les communautés
rurales. Des entretiens avec trois commandants de cette période indiquent
que lorsque les milices virent le jour en 1993, leurs branches individuelles se
connaissaient peu entre elles et qu’elles parvinrent seulement à constituer un
commandement unifié entre 1994 et 1996. Les décisions sur la collecte des
taxes, les opérations militaires et la politique officielle étaient prises à l’échelle
locale et sans consultation avec certains des alliés à Goma 34.
Dans les années suivantes, ces milices ont cependant développé des intérêts
propres et se sont de plus en plus détachées de leurs bases rurales, se rappro­
chant au contraire des élites militaro-politiques de Goma, Kigali et Kinshasa.
Les forces de défenses populaires décentralisées se sont ainsi fortement
structurées en interne et liées à des hommes forts de la région.
Le moment décisif de cette évolution eut lieu durant le règne du RCD,
soutenu par le Rwanda, sur le Nord-Kivu (1998-2003). Face à une insurrection
violente dans le nord-ouest du Rwanda, dotée de bases arrières au Nord-Kivu,
il devint impératif pour Kigali de sceller une alliance entre communautés
hutu et tutsi à l’intérieur même du RCD afin de convaincre la population
locale de se dissocier des rebelles de l’Armée de libération du Rwanda (ALiR).
Le résultat fut le recrutement de figures dirigeantes hutu, notamment de
nombreux magrivistes, par le RCD. Des commandants comme Robert Seninga,
Emmanuel Munyamariba, Janvier Mayanga et David Rugayi, qui avaient fait
34. Entretien avec Robert Seninga, ancien dirigeant politique de milice au Masisi, Goma, 12 mai 2012 ;
entretien avec un ancien commandant de milice au Masisi, Goma, 11 mai 2012 ; entretien avec un
ancien commandant de milice au Masisi, Goma, 15 mai 2012.

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35 Repenser la crise au Kivu

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leurs armes dans les combats de 1993, furent intégrés de pair avec une majorité
de miliciens hutu et on leur accorda des postes influents dans le RCD 35.
L’apogée de ce nouveau consortium de leaders militaro-politico-affairistes
arriva sous le règne d’Eugène Serufuli, gouverneur hutu du Nord-Kivu entre
2001 à 2006. À partir de la fin 1998, des responsables sécuritaires rwandais
et congolais commencèrent à évoquer des formes nouvelles de mobilisation.
Ils conclurent une alliance de chefs hutu et tutsi qui œuvreraient à la récon­
ciliation entre les deux communautés et rapatrieraient des réfugiés rwandais
dont plusieurs dizaines de milliers peuplaient encore les forêts du Kivu. Des
slogans populaires comme bene mugab’umwe (« fils d’un même père ») et ubumwe
(« unité ») illustraient cette approche conciliatoire.
Ce même groupe de décideurs créa une association, Tous pour la paix et
le développement (TPD), en octobre 1998. TPD aida Serufuli et ses associés
en politique et en affaires à consolider leur pouvoir à Goma, tout en restant
une organisation populaire. Elle aida à rapatrier des Hutu réfugiés au Rwanda
et mit en place des projets de développement avant de finir par armer sa
propre milice, la Local Defence Force 36. De façon parlante, cette initiative
semble moins résulter d’une volonté du gouvernement rwandais que d’une
proposition faite à Kigali – et donc au leadership du RCD – par des officiers
de rang intermédiaire des renseignements rwandais et des politiciens congo­
lais 37. Ce consortium fut encore renforcé par une série d’entreprises commer­
ciales initiées par des proches de Serufuli, dont certains bénéficiaient d’un
soutien financier rwandais – un réseau de téléphones portables (Supercell),
une compagnie d’assurance (SCAR), et une coopérative minière (MBC).
De la même manière que le processus de paix créa un clivage autour duquel
le CNDP s’unit, il sema la confusion dans la classe dirigeante politique et
militaire hutu de Goma. La communauté hutu forme le principal groupe
ethnique dans les territoires de Nyiragongo, Rutshuru, et Masisi, et ses diri­
geants ayant de bonnes chances d’être élus, ils disposaient d’une solide base
pour forger une alliance avec le président Joseph Kabila qui partait favori
des élections de 2006. Selon le Gouverneur, « j’avais senti depuis Sun City [où
l’Accord global et inclusif sur la Transition fut signé en 2002] que le RCD n’avait
pas de futur. C’est pourquoi j’ai pris la décision de me rapprocher de
35. Entretien avec Robert Seninga, ancien dirigeant politique de milice au Masisi, Goma, 13 mai 2012.
Pourtant, certains commandants hutu continuèrent à s’opposer au Rwanda, dont un grand nombre
sous les ordres de Hassan Mugabo et Bigembe Turinkinko.
36. B. Mararo, « Le TPD à Goma (Nord Kivu) : mythes et réalités », in S. Marysse et F. Reyntjens
(dir.), L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2003–2004, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 136-166.
37. Entretien avec un ancien responsable sécuritaire rwandais, Rwanda, août 2012 ; entretien avec
un ancien proche d’Eugène Serufuli, Goma, 29 août 2012.

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36 République démocratique du Congo : terrains disputés

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Kinshasa » 38. L’ascension du CNDP associée à l’imminence des élections, ont
donné le coup de grâce à Serufuli. Il était cerné des deux côtés : les fidèles alliés
hutu de Kabila avaient commencé à courtiser sa base populaire et, fin 2005,
Nkunda avait déjà fait pencher la majeure partie des anciens FDL vers lui.
Début 2006 Serufuli arrêta son choix et se tourna vers Kinshasa tout en
renforçant ses liens avec les dirigeants hutus locaux et les chefs de milices.
Cette décision eut des répercussions importantes car Serufuli apportait
avec lui les deux principaux commandants hutu du CNDP, ainsi qu’environ
1 500 hommes, principalement des Hutu. C’était là une indication claire du
fait que les groupes armés hutu étaient désormais principalement gouvernés
par les intérêts de leurs chefs et non plus par leurs bases rurales comme cela
avait été le cas en 1993. Un de leurs chefs décrit les réunions dans la commu­
nauté à propos des décisions militaires de la façon suivante : « en 1993 nous
avions l’habitude de tenir de petites réunions à flanc de colline, avec les
anciens des familles et les notables locaux. En 2006, c’était des rendez-vous
avec des hommes d’affaires, des politiciens et des chefs communautaires à
Goma » 39. Cela ne voulait pas dire que l’approbation de la communauté avait
perdu son importance – après tout, les élections approchaient et les politiciens
avaient besoin de mobiliser leur base –, mais plutôt que les communautés
locales n’avaient pas leur mot à dire dans les décisions des groupes armés.
Ce qui s’ensuivit avec la création de la Pareco rendit ce changement encore
plus visible. Alors que le CNDP prenait de l’ampleur, d’autres politiciens
mobilisaient des groupes armés pour contrer l’insurrection de Nkunda qu’ils
percevaient comme une menace politique et sécuritaire. L’impulsion initiale
pour une rébellion anti-CNDP vint des chefs hutu qui s’étaient alliés à Kinshasa
contre Serufuli durant la guerre du RDC. Beaucoup parmi eux avaient échoué
à s’assurer de bons postes durant la transition. Les choses commencèrent
autour de la mi-2006 lorsque le colonel Hassan Mugabo fit le lien avec Bigembe
Turinkinko, homme fort local et chef de milice dans le sud du Masisi, aux
côtés duquel Mugabo avait combattu contre le RCD 40.
Dès le début c’était une initiative centrée davantage sur d’anciens opposants
au RCD qu’émanant de la communauté hutu. Mugabo se lia à Bakungu
Mithondeke, ancien vice-gouverneur du Nord-Kivu issu de la communauté
hunde et connu pour son antipathie à l’encontre du Rwanda et de Serufuli.
Sikuli Lafontaine, un chef de milice nande du territoire Lubero, rejoint leur
conspiration. Fin 2006, ils avaient commencé à rallier des soldats et avaient
38. J. Stearns, From CNDP to M23…, op. cit., p. 22.
39. Entretien avec un ancien commandant de milice hutu, Masisi centre, 17 mai 2012.
40. Entretien avec un ancien commandant de milice hutu rallié à cette nouvelle rébellion, Goma,
13 mai 2012 ; entretien avec Bigembe Turinkinko, Katoyi, 22 mai 2012.

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37 Repenser la crise au Kivu

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engagé des opérations militaires restreintes. En mars 2007, le groupe annonça
sa constitution officielle en Pareco, dirigé par Lafontaine et son second
Mugabo 41.
Mais Serufuli n’était pas en reste. Soucieux de s’assurer de sa base et de la
loyauté d’autres chefs hutu, il commença à faire pression sur Mugabo pour
qu’il rompe avec Lafontaine. Dans le même temps, certains parmi les alliés
de Serufuli, en particulier Robert Seninga, un ancien chef hutu combattant
et l’un des responsables du RCD en charge de la FDL, commencèrent à rallier
des chefs locaux qui avaient appartenu au réseau de Serufuli. Fin 2007, la
fissure au sein de la Pareco devint palpable alors même que se profilaient les
négociations de paix. Mugabo commença à consulter Seninga plus souvent
et l’un des membres hunde de son état major se lamenta : « les politiciens hutu
qui entourent Serufuli ont détruit la Pareco en en faisant une affaire ethnique » 42.
Mugabo commença à mener des opérations sans consulter Lafontaine et en
s’approvisionnant auprès de Seninga et du gouvernement congolais.
Cette fissure dans la Pareco révèle combien Mugabo était devenu dépendant
d’autres leaders hutu et combien les groupes armés reposaient sur leurs alliés
politiques. Lorsque Kigali et Kinshasa commencèrent à négocier l’intégration
du CNDP dans l’armée nationale, fin 2008, la Pareco commença aussi à
négocier son futur. Seninga et Bertain Kirivita, deux décideurs politiques
hutu très liés à Serufuli, furent invités à Kigali pour y discuter avec des res­
ponsables, avant de prendre place à bord d’un avion pour aller rencontrer le
président Joseph Kabila à Kinshasa43.
La Pareco marquait la fin de la mobilisation sociale dans la communauté
hutu, la dernière étape d’une transformation des milices décentralisées et
autonomes du Masisi des années 1993, et incarnait désormais une instrumen­
talisation de la violence armée par une élite politique. Les liens entre hommes
d’affaires, politiciens et chefs militaires furent décisifs dans sa mobilisation.
Lorsque le CNDP commença à prendre forme et à mesure que des chefs
politiques hutu cherchaient à accroître leur stature politique, ces réseaux
jetèrent leur poids derrière une nouvelle rébellion armée.
Ce type d’instrumentalisation de la violence armée à des fins politiques
est aujourd’hui devenu un lieu commun dans l’Est du Congo, surtout depuis
la fin de la transition politique de 2006. Auparavant, les groupes armés étaient
généralement alliés à un des gouvernements de la région : Rwanda, Ouganda,
41. Entretien avec un ancien colonel Pareco, Goma, 30 mai 2012 ; entretien avec un ancien major
Pareco, Goma, 24 mai 2012.
42. Entretien avec un ancien colonel Pareco, Goma, 27 mai 2012.
43. Entretien avec un ancien proche d’Eugène Serufuli, Goma, 29 août 2012 ; entretien avec un chef
politique hutu, Goma, 12 mai 2012.

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38 République démocratique du Congo : terrains disputés

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ou Kinshasa. La fin de la deuxième guerre du Congo en 2003 a cependant
apporté deux changements importants pour les groupes armés.
D’abord, la fusion des différents belligérants dans l’armée nationale. Les
différents groupes armés comprenaient un nombre très important d’officiers
supérieurs et de soldats du rang à l’éducation militaire approximative. Mais
ils mirent très vite à profit la formation qu’on leur dispensât afin de rivaliser
pour le pouvoir au sein de l’armée nationale. Participer à des insurrections
devint rapidement un bon moyen de négociation pour les officiers mécontents
en quête de promotions ; du fait de la faiblesse de l’armée, de telles rébellions
se finissaient souvent par un marchandage portant notamment sur des grades
et des postes.
Second changement, l’avènement de la démocratie multipartite. Ici aussi,
de nouveaux partis étaient à la lutte, à l’instar de celui de Serufuli, pour
bénéficier du soutien d’une base électorale et des faveurs du gouvernement
de Kinshasa. La violence armée était devenue un moyen pour certains leaders
politiques au Kivu, mais pas pour tous, de renforcer leur position.
Qu’en est-il des explications alternatives sur le développement de la Pareco ?
Les élites sont sans doute plus visibles à l’œil du chercheur, mais les moteurs
réels des rébellions pourraient être à rechercher dans le local ; et la Pareco
formait peut-être un groupe de défense communautaire qui protégeait les
populations locales.
Certains éléments renforcent cette thèse : un chef communautaire a ainsi
suggéré lors d’un entretien que la mobilisation initiale dans les zones rurales,
fin 2006, fut spontanée et qu’elle répondait aux recrutements forcés du
CNDP 44. Mais ces initiatives furent rapidement préemptées par les élites hutu.
Les divisions au sein de la Pareco montrent ainsi comment des leaders comme
Seninga et Munyamariba pouvaient influencer la trajectoire d’un groupe.
Cette analyse est confirmée par des entretiens. Cinq anciens chefs de la Pareco
ont ainsi rapporté que les décisions sur le recrutement, les opérations militaires
et la collecte de fonds venaient toutes du commandement politique et militaire
du groupe 45.
Peut-être le signe le plus flagrant de la déconnexion croissante entre cette
forme de mobilisation et son ancienne base rurale est-il à rechercher dans
les exactions croissantes et la taxation que ces soldats issus des campagnes
44. Entretien avec Félicien Miganda, chef des Mai-Mai Mongol, une autre milice hutu du Masisi,
Goma, 28 mai 2012.
45. Entretien avec un ancien colonel Pareco, Lubero, 13 octobre 2012 ; entretien avec un ancien chef
politique Pareco, Goma, 29 mai 2012 ; entretien avec un ancien commandant de milice hutu rallié
à cette nouvelle rébellion, Goma, 13 mai 2012 , entretien avec un ancien commandant de milice au
Masisi, Goma, 15 mai 2012, et entretien avec un ancien colonel Pareco, Kinshasa, 14 avril 2012.

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39 Repenser la crise au Kivu

le

Dossier

40 République démocratique du Congo : terrains disputés

pratiquaient, de même que dans la refondation politique locale qui suivit la
nomination par Serufuli de dizaines de nouveaux chefs 46.

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Il serait faux de croire que tous les groupes armés du Kivu sont les simples
instruments des machinations d’une élite et d’officiers désabusés en quête de
rentes et de postes dans l’armée nationale.
Il n’y a pas qu’un modèle de mobilisation et la création des Raia Mutomboki
(« citoyens indignés », RM) entre 2005 et 2012, offre un bon exemple d’un
groupe qui puise dans des préoccupations locales, très peu lié à des élites
poli­t iques et aux liens limités avec d’anciens officiers de l’armée. C’est un
exemple extrême de décentralisation d’un groupe armé populaire.
Les RM sont d’abord apparus en 2005 dans le territoire de Shabunda. Par
opposition aux autres groupes créés par des officiers ou des politiciens
mécontents, aucun de leurs fondateurs n’appartenait ou n’était lié à des élites
nationales. Néanmoins, l’apparition de ces groupes fut déclenchée par des
développements politiques nationaux. La transition, qui avait débuté en 2003,
apporta avec elle l’intégration dans l’armée et la démobilisation, poussant
bien des groupes Mai-Mai d’autodéfense de Shabunda hors de la zone et
laissant un vide sécuritaire. Les rebelles rwandais des Forces démocratiques
de libération du Rwanda (FDLR) profitèrent de cette situation et occupèrent
des zones minières et des routes commerciales ; mais ils se sentaient aussi
trahis par les Mai-Mai qui avaient jadis été leurs alliés avant de rejoindre
l’armée congolaise, et ils lancèrent des attaques sporadiques contre eux 47.
Ces développements ont conduit à des attaques croissantes des FDLR contre
des civils de Shabunda. L’incident le plus connu, qui conduisit à la création
du premier groupe RM, fut le massacre de douze civils par les FDLR dans le
village de Kyoka 48.
Le chef de ce groupe était Jean Musumbu, un ancien guérisseur traditionnel
qui allait devenir le patron spirituel d’un mouvement RM élargi. La pièce
centrale du mouvement était la dawa, ce médicament puisant dans les traditions
de la société rega locale et censé changer en eau les balles tirées sur les
46. Human Rights Watch, « DR Congo : Peace Accord Fails to End Killing of Civilians », juillet 2008,
, consulté
le 11 février 2013.
47. Entretien avec un chef local de Shabunda, Bukavu, 10 décembre 2012.
48. Rapport confidentiel des Nations unies sur Raia Mutomboki, 17 mai 2012, en possession de
l’auteur.

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Le pouvoir d’une idée : les Raia Mutomboki

Politique africaine

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guerriers Mai-Mai ou rendre ces derniers invisibles. La milice se répandit
rapidement dans la chefferie Wakabongo I du Sud-Shabunda, évitant au moins
initialement toute structure formelle ou formation militaire.
Le groupe connut un étonnant succès et chassa les FDLR hors de la zone.
Cette réussite est en partie imputable à la base large du groupe qui a privé
les FDLR d’alliés locaux et de caches. Dans certains secteurs, les chefs
estimaient que la plupart des hommes participaient aux opérations contre les
FDLR, la majorité retournant aux champs et aux affaires courantes une fois
qu’elles étaient terminées. Les tactiques brutales des RM sont une autre raison
de leur succès : depuis ses débuts, ce premier groupe RM a ciblé les familles
des combattants des FDLR, n’hésitant pas à les tuer ou à les mutiler. Le
commandant d’un bataillon des FDLR qui s’était rendu, déclara devant la
mission onusienne de maintien de la paix (Monusco) que :
« les ennemis les plus efficaces des FDLR au Sud-Kivu sont les Raia Mutomboki. Il déclara
qu’ils avaient entravé les efforts déployés par son bataillon pour aller vers le Nord et
Ekingi afin d’apporter un soutien aux forces FDLR du Nord-Kivu, en tuant 33 membres
de la population civile des FDLR dans la zone d’Ekingi la semaine dernière 49 ».

Les Raia ne s’étaient au départ pas diffusés au-delà de la chefferie Wakabango I
du Sud-Shabunda, où ils maintinrent une structure très décentralisée dans
laquelle l’influence d’un commandant dépassait rarement son village. Les chefs
locaux offraient aussi un soutien au mouvement, notamment en four­nissant
des vivres 50. Mais le groupe n’avait que peu d’échos au-delà de Shabunda,
comme en témoigne le recensement hebdomadaire de la Monusco évaluant
les menaces dans l’ensemble du pays et incluant des rapports de toutes les
provinces, qui ne mentionne qu’une quinzaine de fois les RM entre 2005
et 2007 51.
La première apparition du groupe sur la scène nationale eut lieu en janvier
2008 quand le gouvernement congolais convoqua des discussions de paix à
49. Interview With Lieutenant Colonel Idrissa Bizimana, 13 mars 2011, rapport confidentiel des Nations
unies en possession de l’auteur. Ces exactions ont été confirmées par une enquête des Nations
unies : voir Bureau du Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme, « Report
of the United Nations Joint Human Rights Office on Human Rights Violations Perpetrated by
Armed Groups During Attacks on Villages in Ufamandu I and II, Nyamaboko I and II and Kibabi
Groupements, Masisi Territory, North Kivu Province Between April and September 2012 »,
14 novembre 2012, ,
consulté le 11 février 2013.
50. Dans la société rega l’autorité traditionnelle se trouve entre les mains des chefs de clans et de
villages, bien que pendant la période coloniale des entités coutumières plus larges avec de nouveaux
chefs aient aussi vu le jour.
51. Weekly Threat Assessements, rapports confidentiels des Nations unies, en possession de
l’auteur.

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41 Repenser la crise au Kivu

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Goma en réponse à l’escalade de la violence autour du CNDP. Deux leaders
de la communauté rega – Sadiki Devos Kangalaba et Salumu Kaseke – avaient
saisi l’opportunité de gagner un siège à la table des négociations pour repré­
senter les RM, bien que n’ayant pas de mandat officiel du mouvement.
La phase suivante de mobilisation advint en 2009 selon une dynamique
similaire, provoquée cette fois-ci par l’accord de paix entre le gouvernement
congolais, le CNDP et d’autres groupes armés. Au terme de cet accord, l’armée
congolaise attribua des postes très haut placés aux deux chefs de la Pareco
et du CNDP dans des unités intégrées, générant un fort ressentiment chez
les leaders d’autres groupes armés et ethniques. Ces unités furent ensuite
déployées contre les FDLR dans des opérations militaires successives baptisées
Umoja Wetu, Kimia II et Amani Leo. Ces opérations déplacèrent presque
un million de personnes au Kivu en 2009 et provoquèrent des attaques des
FDLR en représailles contre les populations locales. Dans l’esprit des habitants
du Shabunda et d’autres parties du Kivu, l’accord de paix entre le Congo et le
Rwanda a « remué le guêpier des FDLR » ainsi qu’un chef de village l’exprima,
et occasionna le déploiement de commandants hutu et tutsi de l’armée
nationale dans les mêmes zones 52.
En février 2011, des groupes se faisant appeler Raia Mutomboki commen­
cèrent à ressurgir, se répandant cette fois-ci vers la partie nord de Shabunda.
Contrairement aux autres groupes, leur croissance ne se fit pas par le biais
d’un recrutement vertical au sein de structures existantes mais de manière
horizontale, car l’idée des Raia Mutomboki – en particulier l’idéologie de
l’autodéfense et l’idée que la dawa pouvait rendre les soldats invincibles – se
transmet de village en village. « C’était comme une contagion » expliquait un
chef local, « les jeunes prirent des armes sans aucune organisation au début.
C’est seulement plus tard qu’ils sont devenus plus structurés » 53.
Le déclencheur de cette réémergence fut la restructuration de l’armée
congolaise qui poussa toutes les unités basées dans le Shabunda à partir. Le
nouveau vide sécuritaire ainsi créé permit aux FDLR de prendre le contrôle
des centres miniers et de s’en prendre aux populations locales qu’elles accu­
saient d’aider l’armée congolaise. Quand les FDLR se lancèrent dans un pillage
généralisé en avril et mai 2011 au nord de Shabunda, deux jeunes locaux
– Kikuni Juriste et Eyadema Mugugu – allèrent chercher la dawa auprès de
Jean Musumbu et commencèrent à initier des jeunes aux rites en vigueur au
sein des Raia Mutomboki autour de Lulingu, Nyambembe et Nduma.
Beaucoup parmi ceux initialement impliqués, à l’instar d’Eyadema lui-même,
52. Entretien avec un chef local de Kigulube, Kigulube, 13 décembre 2012.
53. Entretien avec un chef local coutumier à Hombo, 5 décembre 2012.

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42 République démocratique du Congo : terrains disputés

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étaient d’anciens mineurs artisanaux et des commerçants de minerais, des jeunes
migrants qui avaient des connexions et des raisons de répondre aux FDLR.
En se popularisant, le mouvement attira des membres de l’élite politique
et militaire en place. Plusieurs commandants rega de l’armée nationale – le
major Donat Kengwa, le major Ngandu Lundimu et le lieutenant Musolwa
Kambala, le plus connu parmi eux – firent défection mi-2011 et commencèrent
à recruter des jeunes dans le nord-est de Shabunda, autour de Kibukube. Un
marchand d’or, Daniel Meshe, qui avait été membre de l’entourage du président
Laurent Kabila et avait vécu en Suède plusieurs années avant de rentrer dans
sa ville natale de Mulanga, commença aussi à recruter après que ses opérations
aurifères eurent été attaquées par les FDLR. Début 2012, un groupe Mai-Mai
d’autodéfense préexistant, basé dans le Sud du Masisi, du nom de Kifuafua,
se rebaptisa aussi Raia Mutomboki après que ses dirigeants eurent décidé
d’envoyer des émissaires au Shabunda pour y chercher la dawa.
Fin 2012, quatre zones d’opérations relativement distinctes des RM étaient
en place, même si dans chacune d’entre-elles les chaines de commandement
demeu­raient souvent confuses et que différentes factions coexistaient : Eyadema
Mugugu (Nord-Shabunda), Jean Musumbu (Sud-Shabunda), Sisawa Kindo et
Daniel Meshe (Nord-Est du Shabunda), et Delphin Mbaenda (Sud-Masisi et
Walikale). Si les deux premiers groupes possédaient peu d’officiers ayant une
expérience militaire, les deux autres étaient construits autour de commandants
qui avaient passé de nombreuses années dans l’armée et semblaient utiliser
le phénomène des RM pour lancer leur propre mouvement.
Les groupes avaient au départ peu de liens avec des hommes politiques
ou le milieu des affaires dans les grandes villes, ce qui est bien illustré par
le fait que Musumbu a renié ceux qui étaient allés représenter le mouvement
à la conférence de paix de Goma, en 2011. Des entretiens avec des communautés
locales à Bunyakiri, Shabunda et Walikale laissent entendre que, loin d’être
les instruments d’une manipulation élitiste, les groupes armés étaient
l’expression de leur isolement géographique et politique 54. Le chef d’état major
d’un des groupes Mai-Mai se plaignait ainsi de n’avoir pas de moyens d’entrer
en contact car il ne disposait pas d’un téléphone satellite tandis qu’un autre
nous demanda des contacts de politiciens à Bukavu et Goma car il n’en
avait pas 55.
54. Entretien avec un chef local de Chambucha, Walikale, Chambucha, 6 décembre 2012 ; entretien
avec un commandant RM, Kigulube, 15 décembre 2012 ; entretien avec un dirigeant politique RM,
Bukavu, 12 décembre 2012 ; entretien avec un chef local de Hombo-Nord, Walikale, Hombo-Nord,
7 décembre 2012 ; entretien avec un leader de la société civile de Hombo-Sud, Kalehe, Hombo-Sud,
6 décembre 2012 ; entretien avec un commandant RM, Walikale, Chambucha, 7 décembre 2012.
55. Entretien avec Mutima Mabenga Muba, chef d’état major RM, Katatwa, 8 décembre 2012.

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43 Repenser la crise au Kivu

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Si les RM étaient surtout motivés par l’autodéfense, certains de leurs
membres avaient d’autres motivations. Plusieurs commandants locaux étaient
d’anciens marchands d’or qui avaient contracté des dettes auprès des FDLR
qui, du fait de leur contrôle sur l’économie locale dans certaines zones, faisaient
souvent crédit aux entrepreneurs locaux. Participer aux RM leur permettait
de prendre le contrôle des opérations d’extraction aurifère en liquidant par
la même occasion leurs dettes. Le fait que les zones RM étaient centrées autour
de concessions minières – dont les principales étaient Mulungu, Lulingu,
Lubila et Kigulube – est tout sauf un accident.
Se peut-il qu’il y ait une autre explication ? Les RM peuvent-ils être vus
comme le résultat d’une mobilisation par le haut ? Il y a peu d’indices allant
en ce sens. Même les services de renseignements congolais, d’habitude si
prompts à dénoncer les liens politiques des groupes armés, n’ont pu fournir
aucun nom 56. Leur porte-parole Kisakati fut emprisonné six mois sans que
personne dans sa communauté ne se mobilise pour le faire libérer. De plus,
des entretiens avec vingt dirigeants de la société civile, commandants RM et
responsables congolais n’ont produit aucune preuve convaincante attestant
de la participation d’élites, du moins aux stades initiaux du mouvement 57.
Pourtant, durant notre recherche au Sud-Kivu fin 2012 il était évident que
les RM entraient dans une nouvelle phase. Les diverses factions RM avaient
semble-t-il développé des intérêts dépassant les raisons initiales de leur
création et dépendaient plus des ambitions personnelles de commandants
individuels que des communautés locales. Il est possible que, tout comme la
Pareco, les RM commencent à se dissocier de leur base rurale et développent
des intérêts propres à travers leur association avec des élites régionales.

56. Entretien avec un officier des renseignements militaires congolais, Bukavu, 7 décembre 2012.
57. Entretien avec un officier des renseignements militaires congolais, Bukavu, 7 décembre 2012 ;
entretien avec un chef local de Chambucha, Walikale, Chambucha, 6 décembre 2012 ; entretien
avec un chef local de Hombo-Nord, Walikale, Hombo-Nord, 7 décembre 2012 ; entretien avec un
leader de la société civile de Hombo-Sud, Kalehe, Hombo-Sud, 6 décembre 2012 ; entretien avec
un commandant RM, Walikale, Chambucha, 7 décembre 2012 ; entretien avec un chef local de
Kigulube, Kigulube, 13 décembre 2012 ; entretien avec un commandant RM à Lubila, Evary,
16 décembre 2012 ; entretien avec un commandant RM à Kigulube, Kigulube, 15 décembre 2012 ;
entretien avec un dirigeant de la société civile de Kigulube, Kigulube, 15 décembre 2012 ; entretien
avec un chef local de Kigulube, Kigulube, 15 décembre 2012 ; entretien avec un responsable des
renseignements congolais, Bukavu, 8 décembre 2012.

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44 République démocratique du Congo : terrains disputés

Politique africaine
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Il n’existe pas de théorie générale du conflit au Congo, pas d’équation simple
à même d’expliquer quand et pourquoi les groupes armés émergent. Comme
on peut le voir à partir des différents facteurs mis en avant ci-dessus, une
multitude de variables jouent sans doute un rôle. Pourtant, en focalisant
l’attention non plus sur des facteurs matériels statiques – comme la faiblesse
étatique, les conflits locaux sur le foncier et l’autorité coutumière et les
ressources naturelles – mais sur une compréhension de la façon dont les
groupes armés sont liés à la société dont ils sont issus, on peut tirer certaines
conclusions relatives au processus qui guide l’escalade de la violence au
Kivu depuis 2003.
Nous avons ici insisté sur le fait que des élites dépossédées de leur pouvoir,
des réseaux sociaux forts organisés autour d’entrepreneurs militaires et le
bourgeonnement d’une culture politique de la violence – plus particulièrement
l’utilisation croissante des groupes armés pour servir des objectifs politiques –
expliquent pourquoi la violence a persisté et s’est intensifiée au Kivu à l’issue
du processus national de paix.
Le déclencheur direct de cette rechute conflictuelle est à rechercher dans
les échecs du processus de paix. Si les années tumultueuses de 2003 à 2006
– quand les élites du pays furent amenées dans un gouvernement de transition,
les groupes armés intégrés à l’armée nationale et des milliards de dollars
d’argent de l’aide déversés dans l’économie locale – ont vu la résolution de
certains problèmes, elles en ont généré d’autres.
Au cœur de cette nouvelle crise se trouvait une tension entre le pouvoir
militaire auquel était parvenu le RCD et l’avenir auquel il pouvait prétendre
dans un Congo démocratique, les élections risquant de décimer le pouvoir
des anciens rebelles. Devant l’enjeu de la sécurité des ressources des élites
locales autour de Goma, et face à l’incapacité du gouvernement central à fournir
des garanties crédibles, des dirigeants basés à Kigali et Goma formèrent une
nouvelle rébellion, le CNDP.
En contraste avec des recherches comme celle d’Autesserre, cette com­pa­
raison entre différents groupes armés défend l’idée que ce défi initial au
pro­cessus de paix fut d’abord guidé par des élites et non par des préoccu­
pations d’ordre local. Il ne s’agit pas de dire que le chômage rampant, l’anomie
sociale et les conflits fonciers ne sont pas importants. Mais ni la distribution
géographique de ces jeunes ni le processus par lequel les groupes armés se
sont formés ne laissent entendre qu’ils furent à l’origine de cette escalade.
Cette analyse insiste aussi de manière différente sur l’importance des
ressources naturelles. Après tout, l’Est du Congo dispose de mines d’or,

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Repenser les crises au Kivu

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d’étain et de tantale et les élites locales de Goma ne sont pas plus gourmandes
qu’ailleurs. Ce qui est singulier à Goma et dans les milieux ruraux qui
entourent la ville, c’est la convergence des intérêts économiques et des réseaux
militaires, tous attachés ensemble par de forts liens ethniques. Ce point
rappelle l’argument d’Arnim Langer sur la mobilisation violente en Côte
d’Ivoire, qui trouve ses origines dans le chevauchement des inégalités dans
l’élite et la population générale 58.
Ce n’est pas seulement une brèche entre les élites de Goma et Kinshasa qui
a fourni cette impulsion ; les divisions au sein des élites locales ont également
eu un impact décisif. Si la communauté d’expression kinyarwanda était restée
unie et avait complètement contrôlé les réseaux politiques et sociaux autour
de Goma, elle se serait sentie moins menacée par Kinshasa. Néanmoins, en
lui donnant l’impression qu’elle était assiégée de l’intérieur tout comme de
l’extérieur, le gouvernement transitionnel l’a radicalisée encore un peu plus.
Dans la province, la logique démocratique de la transition a favorisé la com­
munauté nande, qui bénéficie d’une majorité claire dans la province et dont
les cercles d’affaires très soudés étaient en bonne position pour gagner du
terrain si les réseaux clientélistes mis en place sous l’occupation rwandaise
s’étaient érodés. La défection des principaux dirigeants hutu du projet de
Nkunda en 2005-2006 a encore accentué ce sentiment d’anxiété parmi ses
sympathisants.
Le CNDP a ensuite formé le centre d’un cycle d’escalade conduisant à la
création d’autres groupes armés en réponse à la rébellion de Nkunda. Ces
groupes ont été attisés par leurs propres dynamiques sociales. L’unification
du pays a en particulier créé une vaste classe d’officiers militaires mécontents
de leurs grades et de leurs postes et mal adaptés pour servir dans une armée
nationale. Ceci, allié à la politique clientéliste du gouvernement congolais
et à la nouvelle logique démocratique, a rendu l’insurrection armée vitale
pour les politiciens désireux de grandir en stature – un trait que Koen
Vlassenroot et Timothy Raeymaekers appellent la « gouvernance violente
et privatisée des biens et ressources publics » 59.

58. A. Langer, « Horizontal Inequalities and Violent Group Mobilization in Côte d’Ivoire », Human
development Report, Oxford Development Studies, n° 32, 2005.
59. K. Vlassenroot et T. Raeymaerkers, « Kivus’ Intractable Security Conundrum », African Affairs,
vol. 108, n° 432, 2009, p. 475-484.

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46 République démocratique du Congo : terrains disputés

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violence avec la défection de presque la moitié de l’ancien corps d’officiers
supérieurs de l’ex-CNDP intégrés à l’armée nationale. Leur geste était censé
préempter la prise de contrôle anticipée, par le président Kabila, des chaînes
de commandement parallèles que les anciens du CNDP étaient parvenus à
maintenir après leur intégration dans l’armée congolaise. Le groupe issu de
cette mutinerie – dénommé M23 en référence à l’accord de paix du 23 mars 2009
qui avait intégré le CNDP – était à maints égards similaire à ce dernier.
Le M23 fut, comme lui, le fait de haut gradés tutsi se coordonnant avec le
gouvernement rwandais afin de protéger les intérêts communs perçus des
deux groupes dans l’Est du Congo. Il visait aussi à gagner en légitimité par
la mise sur pied d’une aile politique, de sites internet, et en courtisant les
leaders locaux.
Mais le M23 est aussi bien différent. Il lui a été difficile d’étendre son
influence à d’autres communautés. Par contraste avec le CNDP, le cœur de
son leadership militaire est presque exclusivement composé de tutsi du NordKivu. La communauté banyamulenge du Sud-Kivu s’est publiquement
opposée au mouvement, à l’instar de la communauté hutu. Même parmi les
Tutsi du Nord-Kivu il a du mal à influer sur l’opinion : Edouard Mwangachuchu,
ancien président du CNDP, a dénoncé le nouveau groupe et l’élite politique
tutsi locale s’est montrée bien plus prudente dans son soutien. Plus d’un tiers
des anciens commandants tutsi de l’ex-CNDP originaires du Nord-Kivu n’ont
pas rejoint les mutins. Du fait de la faiblesse initiale du groupe – de nombreux
déserteurs des débuts ont été soit encerclés ou bien se sont rendus à l’armée –
le Rwanda a aussi joué un rôle bien plus important dans le mouvement. Ce
fait, combiné aux luttes de pouvoirs internes entre les factions de Sultani
Makenga et Bosco Ntaganda, l’a encore fragilisé 60.
L’émergence du M23 souligne l’importance de comprendre la base sociale
et le contexte de la mobilisation armée. La réticence persistante de Kinshasa
à mettre un terme aux réseaux de racket et de clientélisme dans son armée,
la nature ténue de l’accord de paix avec le CNDP et l’ambition du Rwanda de
maintenir son influence chez son voisin fournissent de nombreuses oppor­
tunités de mobilisation armée. Les élections congolaises de 2011 ont joué un
rôle important, même de façon indirecte, alors que d’anciens officiers du CNDP
croyaient qu’ils pourraient bénéficier d’alliances avec les perdants des élections
et parce que Kabila, affaibli par le scrutin truqué, dût arrêter le commandant
du CNDP Bosco Ntaganda, pour satisfaire les bailleurs de fonds.

60. Pour plus de détails sur cette dynamique, voir J. Stearns, From CNDP to M23…, op. cit.

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Début 2012, le Congo est entré dans un nouveau cycle d’escalade de la

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48 République démocratique du Congo : terrains disputés

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Jason Stearns
Yale University
Projet Usalama, Rift Valley Institute
Traduction : Raphaël Botiveau

Abstract
Rethinking the Kivus crisis: Armed Mobilization and the Logic of the Transitional
Government
Various theories have been put forward for the persistence of conflict in the eastern
Congo, ranging from state weakness to the abundance of natural resources and
the importance of local conflict. The author argues that these theories cannot account
for the internal variation of conflict within the Congo and lack an understanding of
how grievances and interests translate into armed mobilization. Drawing on research
of three armed groups in the Kivus – CNDP, Pareco, and Raia Mutomboki –, the author
draws attention to the social networks and rifts that sustain armed groups. The
persistence of conflict can thus be explained due to the political rifts caused by the
peace process, strong mobilization networks, and the burgeoning use of armed groups
by political actors to bolster their stature.

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Il n’y a plus eu de véritable processus de paix depuis 2006, fin de la période
du gouvernement de transition, pour affronter ces différents défis. On a vu
au contraire des corrections techniques et des accords secrets conclus entre
Kinshasa et Kigali, sans qu’aucun d’entre eux ne parvienne à entraver ces
dynamiques sous-jacentes. En raison de la nature épineuse du problème – un
État fort ne se matérialisera pas dans un futur proche, et de tels problèmes
d’investissement sont difficiles à résoudre sans la médiation d’une tierce partie
crédible – il n’y a pas de solution miracle. Mais la première étape est bien
de comprendre la nature du problème n

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024