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Conscients que le génocide de plus de 800 000 Tutsi au printemps 1994 fait aussi partie de l’histoire française, plusieurs chercheurs et historiens tentent d’établir et de comprendre ce qui s’est passé. Et ce, en dépit des zones d’ombre et des mensonges entretenus par de nombreux acteurs de l’administration et de la politique française.
Pour Rafaëlle Maison, professeur de droit à l’Université Paris Sud, qui s’est plongée dans les archives de l’Élysée et la jurisprudence du Tribunal pénal international pour le Rwanda, « ce génocide nous interroge tous en tant que participants de la famille humaine, mais encore plus en tant que citoyens français, dans la mesure où la politique étrangère française a eu une incidence au Rwanda, avec une intervention militaire avant et pendant le génocide, et un soutien diplomatique au pouvoir hutu qui apparaît bien dans les comptes-rendus d’audience du conseil de sécurité de l’ONU. Au-delà de l’exigence morale de regarder ce qu’ont fait les acteurs français de cette histoire, dont certains sont encore en activité aujourd’hui, il y a une exigence de connaissance qui doit mobiliser l’histoire du contemporain, l’anthropologie des violences de masse et les études post-coloniales ».
Dans un colloque à Sciences-Po organisé avec Ibuka France le 24 janvier dernier, intitulé « Génocide des Tutsis : justice et vérité vingt ans après » ; dans celui organisé deux jours plus tard à l’ESG Management School, titré « 20 ans après : dire le génocide des Tutsi » ; dans la revue Histoire qui consacre son numéro de février 2014 au génocide, ou encore dans le numéro 122 de la revue Vingtième siècle, on retrouve ainsi plusieurs contributions d'historiens.
Celui d’Hélène Dumas, qui publie bientôt, aux éditions du Seuil, un livre important : Le Génocide au village : le massacre des Tutsi au Rwanda. Et aussi celui de Stéphane Audoin-Rouzeau, président de l’historial de la Grande Guerre de Péronne et spécialiste des violences de guerre.
Stimulé par une génération de chercheurs qui, à l’instar d’Hélène Dumas, ont appris le kinyarwanda pour effectuer leurs recherches de terrain, se trouve désormais un groupe composé notamment de Violaine Baraduc, qui a fait sa thèse sur les crimes féminins pendant le génocide des Tutsi, de Rémi Korman, qui travaille sur la construction de la mémoire du génocide, ou encore de Pierre Benetti, qui s’intéresse aux infanticides commis pendant le printemps 1994.
« Au Rwanda, l’histoire factuelle n’est pas écrite, souligne ce dernier. Il n’existe pas de chronologie précise de la guerre et des positions des forces combattantes, qui est pourtant déterminante sur le déroulement des événements, ni même de cartographie des barrières et barrages qui ont été des dispositifs essentiels pour piéger les Tutsi. On sait que le génocide a fait plus ou moins un million de morts, mais on est loin de savoir exactement comment. »
Autour de ce groupe, informé par les travaux précédents de Jean-Pierre Chrétien, Gérard Prunier, Claudine Vidal ou José Kagabo, c’est la France qui produit le plus de recherches sur le génocide des Tutsi, même si la Belgique et, dans une moindre mesure, le monde anglo-saxon, sont également mobilisés avec, par exemple, l’américain Scott Straus.
Pourquoi s’intéresser au Rwanda quand on est spécialiste de la Grande Guerre ? « Parce que je n’ai rien compris à ce qui s’est passé en 1994, avoue Stéphane Audoin-Rouzeau dans son bureau de l’EHESS, quelques jours avant de témoigner au premier procès, en France, d’un présumé génocidaire, le capitaine Pascal Simbikangwa, qui s’est ouvert mardi 4 février 2014. J’ai absorbé, à l’époque, le discours de la haine interethnique atavique entre Tutsi et Hutu. Je m’interroge encore sur la part de racisme inconscient dans cet aveuglement, parce qu’il est toujours plus facile de dénoncer le racisme de l’autre que de repérer le racisme en soi. Avec la Shoah, l’Arménie et les massacres de masse du XXe siècle, les sciences sociales pensaient avoir les outils appropriés pour comprendre. Mais ce qui m’a frappé au Rwanda, ce ne sont pas les ressemblances, mais plutôt l’écart avec d’autres configurations de violences de masse, avec cette particularité qu’on n’avait sans doute jamais été, jusque-là, autant dans l’extrême. »
Au printemps 1994, en dépit des mises au point précoces de quelques spécialistes de la région des grands lacs, à l’instar de Jean-Pierre Chrétien, une bonne partie du monde intellectuel français avait en effet, peu ou prou, accepté une lecture ethnique et simpliste d’un monde situé « au cœur des ténèbres », où les Hutu tuaient les Tutsi dans une guerre ancestrale de tous contre tous, qui servait d’excuse à l’inaction d’une communauté internationale aveugle à la dimension politico-économique du conflit.
Dans cette « guerre entre Noirs », « les tueries à la machette devinrent une simple étrangeté folklorique », ainsi que l’écrit la philosophe Kora Andrieu, auteur de La justice transitionnelle de l’Afrique du Sud au Rwanda. Au point que l'académicien Jean d'Ormesson, dans Le Figaro, osa parler de « massacres grandioses dans des paysages sublimes »…
S’agissait-il également, pour Stéphane Audoin-Rouzeau, de répondre avec les outils des sciences sociales aux mensonges et aux vides d’un récit officiel, lui aussi structuré par les simplifications ethno-raciales, en sus d’un soutien traditionnel des autorités françaises au pouvoir hutu ? Un peu comme ses précédents travaux avaient battu en brèche l’image d’une France partant combattre, en 1914, la fleur au fusil ?
« Aucun travail de sciences sociales, surtout sur le contemporain et surtout sur les violences de masse ne peut être séparé d’un discours politique ou civique, explique l’historien. Notre travail n’est pas exempt d’un questionnement plus large sur la faillite de la communauté internationale et les erreurs commises par la France, avant, pendant et après le génocide. Mais je ne commence pas par la question de l’implication de la France, car l’événement, c’est d’abord le génocide. »
Le numéro de Vingtième Siècle coordonné par Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas a donc volontairement exclu « la question du rôle de la France dans les événements de 1994, parce qu’il s’agit d’un dossier en soi et que les polémiques qu’il suscite obscurcissent la question centrale du génocide lui-même ».
Toutefois, précise l’historien, qui est en train de préparer un voyage au Rwanda en compagnie d’autres chercheurs spécialistes des violences de masse, « les événements de 1994 au Rwanda s’inscrivent dans une histoire française et européenne. Le génocide des Tutsis au Rwanda est nourri par une pensée racialiste qui trouve sa source dans l’Europe de la fin du XIXe siècle. Au-delà de la formule un peu creuse selon laquelle un génocide concerne l’humanité tout entière, celui des Tutsis nous tend le miroir de cette pensée ethno-raciale forgée sous nos latitudes, fortement réactivée dans les années 1930, et dont François Mitterrand, renouant à la fin de sa vie avec ses origines droitières, était imprégnée dans la lecture qu’il a faite de la situation, et pour laquelle il porte une immense responsabilité ».
C’est en effet d’abord à l’Élysée que se sont noués les mensonges du récit officiel et le soutien de la France au Rwanda, dans une période de cohabitation où le premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, était réticent à l’engagement français. Comme le montrait déjà Rafaëlle Maison dans un article de 2010 de la revue Esprit analysant les archives de l’Élysée pendant cette période, la rhétorique et les cadres d’analyse du pouvoir hutu, soutenu par les autorités françaises depuis le début des années 1990, étaient fréquemment repris par les conseillers de François Mitterrand.
« Ces archives permettent de saisir l’atmosphère intellectuelle qui régnait alors à l’Élysée, explique-t-elle. On parle de “Khmers noirs” pour désigner le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé, on évoque le risque d’un Tutsiland et les massacres à venir que commettraient les Tutsi si le FPR continuait d’avancer. Les acteurs élyséens témoignent d’une grande proximité avec le pouvoir rwandais, dans un esprit de co-belligérance et d’association avec ceux aidés précédemment. Tous les moyens sont envisagés pour maintenir l’autorité du gouvernement intérimaire, qui est pourtant un gouvernement génocidaire. Le 6 mai 1994, un mois après le début du génocide, le général Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand, envisage même une “stratégie indirecte” afin de “rétablir un certain équilibre” entre les belligérants. Il s’agit là davantage que de ne pas empêcher le génocide, il existe un projet de soutien à un pouvoir génocidaire ».
L’étouffoir posé sur l’implication de la France dans la formation militaire des Forces armées rwandaises et sur le rôle trouble de l’opération Turquoise, présentée comme une opération humanitaire, mais qui a permis, en créant une « zone sûre » à l’ouest du Rwanda, de protéger de nombreux tueurs en fuite devant l’avancée du FPR, est passé par différents canaux.
Le rapport Bruguière, qui accusait sans s’être déplacé au Rwanda le FPR de Kagamé d’avoir commis l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, en a été la pièce pivot, jusqu’à ce que le rapport Trévidic vienne tailler en pièces les thèses qui y étaient développées.
Le verrouillage, par son président Paul Quilès, de la mission d'information parlementaire sur le Rwanda lancée en 1998 par l’Assemblée nationale en a été un autre, même si celle-ci a tout de même permis d’acter certains faits et a pu constituer une base de travail dans laquelle se sont engouffrés de nombreux journalistes et chercheurs. L’ancien député socialiste Pierre Brana, l’un des deux rapporteurs de cette commission, reconnaissait, lors du colloque tenu à l’IEP Paris le 24 janvier 2014, « avoir été confronté à des témoignages contradictoires sans avoir le temps ni les moyens de démêler le vrai du faux ».
Et le député se dit conscient que la commission n’a pas permis de faire toute la lumière sur les « quatre questions décisives sur l’attitude de la France, à savoir l’opération d’évacuation des ressortissants français, lors de laquelle des proches d’Habyarimana furent mieux traités que des Tutsis employés par les institutions françaises ; les prises de position à l’ONU et notamment la résolution 912 adopté le 21 avril, en plein génocide, qui décide de réduire les effectifs de la MINUAR ; les rapports entretenus pendant le déroulement du génocide avec le gouvernement intérimaire de Kigali ; et enfin les ambiguïtés de l’opération Turquoise, dans laquelle les génocidaires virent le retour de leur ancien allié français ».
Pour Rafaëlle Maison, « le soupçon qui vise l’opération Turquoise est certes déplaisant et pourrait ne constituer que l’une des folles théories qu’engendre le génocide, nourrie par une mauvaise conscience française et un sentiment mièvre et déplacé de responsabilité collective post facto. Malheureusement, le soupçon est alimenté par ce que fut la politique d’aide française, y compris militaire, au gouvernement rwandais de 1990 à 1993 ».
« Dans son rapport du 15 décembre 1998, la Mission d’information de l’Assemblée nationale française relevait les erreurs de la politique française au Rwanda, et soulignait que l’aide militaire apportée dans la période pré-génocidaire se trouvait “à la limite de l’engagement direct” contre les forces du FPR. “Turquoise” constitue sans doute la mise en œuvre d’une responsabilité de protéger, mais de protéger qui ? S’agissait-il de protéger en effet la population Tutsi et les Hutu modérés encore en vie au Rwanda en juin 1994 ? S’agissait-il de préserver les agents du gouvernement rwandais à l’origine du génocide, alliés devenus peu présentables ? Ou bien encore, s’agissait-il de protéger le “peuple majoritaire”, hutu, menacé de représailles en cas de victoire des insurgés du FPR ? »
Pour l’ancien parlementaire socialiste Pierre Brana, « le débat, qui avait traversé les députés de la commission en 1998, me semble toujours d’actualité. Pour certains, reconnaître publiquement les fautes de la France revient à l’affaiblir sur le plan international. Personnellement, je pense qu’un pays se grandit quand il reconnaît ses fautes ».
C’est pourtant le silence qui domine aujourd’hui dans les sphères officielles françaises, au point que Stéphane Audoin-Rouzeau, lors de ce même colloque tenu à Sciences-Po, faisait part de son pessimisme en la matière : « En tant qu’historien, au vu de la configuration actuelle du débat public et quand je pense au temps qu’il a fallu pour reconnaître la torture en Algérie ou le rôle de l’État français dans la déportation des Juifs, je crois qu’il faudra beaucoup de temps pour faire l’inventaire exact des décisions prises par les autorités françaises et reconnaître les erreurs. »
Pour Pierre Benetti, « le vide actuel du récit officiel, au point qu’on ne sait pas ce que la France va faire au moment des commémorations du 7 avril, s’explique sans doute aussi parce que le PS n’a pas fait son inventaire sur le sujet. » Et que des personnes comme Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée au moment du génocide, demeurent des figures importantes pour le parti socialiste.
L’investissement de nombreux chercheurs français pour établir un récit historique qui laisse place à la complexité prolonge désormais l’implication de plusieurs journalistes happés par ce qui s’est passé sur les collines rwandaises il y aura bientôt vingt ans.
Patrick de Saint-Exupéry, alors journaliste au Figaro, avait dans ses articles et son ouvrage, L’Inavouable, la France au Rwanda, publié en 2004 et réactualisé en 2009, contesté le récit officiel des autorités françaises, en particulier sur l’opération Turquoise. Jean Hatzfeld, alors journaliste à Libération, a publié trois ouvrages documentant les récits des survivants (Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, 2000) mais aussi la parole des tueurs (Une saison de machettes, 2003) et le retour des premiers tueurs libérés dans des villages peuplés de survivants (La stratégie des Antilopes, prix Médicis 2007). David Servenay a publié en 2007 une enquête sur les origines du génocide rwandais, intitulé Une Guerre Noire. Laure de Vulpian, journaliste à France Culture, a fait paraître un livre enquête sur la France au Rwanda (Silence Turquoise, 2012). Colette Braeckman, journaliste au Soir de Belgique, a également publié différents ouvrages consacrés au Rwanda.
D’autres livres de journalistes paraissent ou vont paraître à l’occasion du vingtième anniversaire du génocide des Tutsi, notamment ceux de Maria Magalardis (Sur la piste des tueurs rwandais), de Jean-François Dupaquier ou de David Servenay et Benoît Collombat (Au nom de la France, Guerres secrètes au Rwanda). Mais ils sont désormais à mettre en regard avec les travaux de cette nouvelle génération de chercheurs mobilisés sur le Rwanda, dans une approche anthropologique plus fine, avec une ambition renouvelée, et dans un contexte politique et judiciaire qui demeure brûlant.
Des chercheurs comme Hélène Dumas ou Stéphane Audoin-Rouzeau sont ainsi convoqués pour éclairer les juges et les jurés lors du premier procès mené en France contre un présumé génocidaire qui s’est ouvert mardi 4 février, de même que des historiens avaient été appelés à la barre lors des procès Touvier ou Papon…
« C’est aujourd’hui à travers l’écriture judiciaire, avec le rapport Trévidic ou les procès contre les présumés génocidaires, que va s’écrire le récit officiel, explique Pierre Benetti. Cette écriture judiciaire est en dialogue avec l’écriture des sciences sociales sur le génocide, mais elles ne coïncident pas. »
D’autant que cette manière d’écrire l’histoire, au niveau micro, en faisant attention aux pratiques, peut aussi entraîner le risque d’un usage frauduleux du récit historique. Ainsi, mettre l’accent, comme le fait Hélène Dumas, sur la dimension villageoise de ce « génocide de proximité » qu’a été celui des Tutsi, ne risque-t-il pas d’entraîner un mésusage d’un tel récit par des personnes soucieuses de dédouaner les autorités rwandaises ou les erreurs des forces armées sous mandat de l’ONU ? Comment mesurer la possible responsabilité d’un commandant de gendarmerie rwandais ou d’un officier de l’opération Turquoise, si le génocide s’est produit au village et entre voisins ?
Dans leur introduction au dossier de la revue Vingtième Siècle, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas insistent sur le fait que mettre en exergue les meurtres des voisins et la violence intra-familiale « ne signifie nullement que nous cédons ici à une lecture du génocide en termes de colère populaire spontanée, lecture qui vise trop évidemment à dédouaner les dirigeants et leurs multiples exécutants de l’accusation de préparation du massacre ».
Et ils insistent sur le fait qu’au « cours de l’événement 1994, deux logiques habituellement distinctes (mais jamais totalement étanches il est vrai) se sont trouvées associées jusqu’à la symbiose. À une pratique génocide basée sur la planification et l’organisation du massacre par un État doté de tous les moyens de coercition, s’est jointe une pratique de pogrom fondée au premier chef sur le déploiement d’une violence populaire ».
Mais Stéphane Audoin-Rouzeau avoue une certaine inquiétude sur la mauvaise lecture qui pourrait être faite de l’insistance sur la dimension vicinale et villageoise de ce génocide, décisive même si elle n’a pu se déployer qu’au sein de cadres étatiques ad hoc : « c’est là qu’on voit que les agendas politiques, judiciaires et des sciences sociales ne sont pas les mêmes et peuvent même être contradictoires », conclut-il.