Ce crime contre l’Humanité, comme toujours, ne tombe pas du ciel en même temps que l’avion du Président du Rwanda. A la fin du XIX
ème siècle puis tout au long du XX
ème siècle, colons allemands puis belges racialisent les castes de la société monarchique rwandaise et impriment une hiérarchisation entre une caste dominante, minoritaire et aristocratique – les Tutsi (nobles) – et la majorité dominée et laborieuse des Hutu (roturiers). Ce qui était un clivage social – un Hutu pouvait devenir Tutsi – devient un clivage ethnique et racial. Lors de l’indépendance du pays en 1960, la monarchie tutsi est renversée au profit d’une République hutu qui organise des mesures de ségrégation à l’égard de leurs rivaux, les contraignants, pour beaucoup d’entre eux, à l’exil et à la diaspora. Durant des années, par étapes successives, le pouvoir hutu assoit sa raison d’être dans sa haine de la minorité tutsi. Et quand cette dernière, organisée depuis l’étranger en Front Patriotique Rwandais, décide de prendre les armes, le pouvoir hutu se radicalise au début des années 1990. Les massacres contre les Tutsi se multiplient, notamment en 1992. Le Hutu Power, autour de l’Akazu, le premier cercle d’Habyarimana et surtout de son épouse, intensifie son plan contre les Tutsi : propagande, achat d’armes, création d’une milice armée, les Interahamwe. En janvier 1994, le patron de la Force d’interposition de l’ONU sur place, le général canadien Dallaire, alerte sa hiérarchie sur le fait que les Hutu s’entraînent à pouvoir exterminer 1 000 Tutsi en seulement 20 minutes. L’ONU lui interdit d’intervenir.
Dans les premiers jours du génocide, ce sont les opposants politiques et les figures connues qui sont assassinées, Tutsi ou Hutu modérés. Puis, au rythme lancinant de la Radio des Mille Collines, surnommée «
la voix de la mort », le pays sombre dans «
un génocide de voisinage », à la machette et à grande échelle. A Kigali, des barrages filtrent les habitants : les Tutsi sont exécutés sur place et jetés dans des fosses communes creusées en pleine rue. Dans les campagnes, les victimes sont pourchassées dans les champs, dans les forêts et jusque dans les églises. Le discours du Hutu Power emprunte à l’ensauvagement du langage des années trente : les Tutsi sont comparés à des «
cafards qui pullulent », on réveille un imaginaire féodal où le Tutsi est essentialisé en profiteur du brave peuple hutu. On pratique, comme toujours en pareil cas, l’inversion accusatoire : on invite à tuer les Tutsi «
avant qu’ils ne nous tuent » selon la propagande officielle, attribuant aux victimes tous les attributs du bourreau.
La communauté internationale ferme les yeux et l’indifférence du monde devant l’assassinat d’un million de vie humaines par de véritables escadrons de la mort est une tache indélébile sur l’honneur des Nations. A la télévision française, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, déclare qu’il «
ne faut pas croire que le caractère horrible de ce qui s’est passé là-bas a la même valeur pour eux que pour nous ». Le génocide des Tutsi est mis sur le compte de haines ancestrales, de guerres tribales, de massacres interethniques tandis que, sous la pression américaine, le Conseil de sécurité de l’ONU s’obstine à refuser d’employer le mot génocide.
Dès le début des massacres, la France a conservé sa confiance, en dépit de la réalité, au pouvoir hutu. La famille du président assassiné est même exfiltrée vers la France. Quand l’Elysée se décide enfin à agir, lors de l’opération Turquoise, ce qui est présenté comme une mission humanitaire sert aussi de corridor d’exfiltration des génocidaires vers le Zaïre et les pays alentours. Tandis que l’aéroport de Goma sert de base logistique pour l’opération, sur les mêmes pistes sont livrées des armes pour l’armée hutu en déroute devant les troupes tutsi du FPR de Kagamé.
Du 8 novembre 1994 au 31 décembre 2015, un Tribunal Pénal International est installé à Arusha pour juger des crimes de génocide et des crimes contre l’Humanité commis au Rwanda en 1994. En France, la compétence universelle a permis de juger et condamner plusieurs génocidaires. Le principal qui demeure désormais, c’est la lutte contre le négationnisme : tant qu’il y a des négationnistes, le génocide n’est pas terminé.