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Après le reportage "La vie en sursis" diffusé le 26 mai 1994 et le remarqué documentaire "Kigali, des images contre un massacre" diffusé le 13 novembre 2006, le réalisateur Jean-Christophe Klotz passe à la fiction avec l'histoire d'Antoine Rives, journaliste indépendant parti en 1994 tourner un reportage au Rwanda en plein cœur du génocide. Très vite, ce voyage devient une traversée de l'horreur dans laquelle le jeune homme perd ses illusions sur son métier de journaliste et se demande jusqu'à quel point il peut filmer et exposer la tragédie humaine.
Pour Ina.fr, Jean-Christophe Klotz (JCK) revient sur son expérience au Rwanda et décrypte une sélection d’images d’archive diffusées à la télévision avant et pendant le génocide rwandais.
Pourquoi avez-vous décidé de partir au Rwanda ?
JCK : J’ai commencé à m’intéresser au Rwanda en avril 1994 au moment du rapatriement des Occidentaux lors de l’opération Amaryllis. J’avais entendu dire qu’il restait deux français au Rwanda : Marc Vaiter et le père Henri Blanchard. Ils cachaient et protégeaient des Tutsi et avaient refusé d’être rapatriés. Marc Vaiter, que j’ai eu au téléphone, m’a confié le désarroi dans lequel il se trouvait. Déterminé à me rendre au Rwanda, je devais faire face à plusieurs problématiques : convaincre l’agence Capa, pour laquelle je travaillais, et trouver le moyen de m’y rendre car les liaisons aériennes étaient interrompues. Tous les journalistes et ressortissants avaient quitté le Rwanda, cette idée de reportage devenait donc intéressante d’un point de vue commercial et journalistique car il n’y avait plus aucun témoin. Mon rédacteur en chef a été contacté par Bernard Kouchner qui avait, en accord avec l’ONU, organisé une opération de médiation officieuse entre les belligérants du conflit afin d’arriver à un échange de population. On avait, à cette date, une vision symétrique de la guerre civile : on pensait que les Hutu qui se trouvaient en zone FPR voulaient passer en zone gouvernementale et vice et versa. C’est grâce à Bernard Kouchner que j’ai pu me rendre au Rwanda.
Le 28 janvier 1993 : Bruno Masure reçoit Jean Carbonare sur le plateau du journal de 20h00. Le président de l'association "Survie", de retour d'une mission au Rwanda, témoigne de l'ampleur des massacres qui ont lieu dans ce pays en proie à une lutte fratricide entre les ethnies hutu et tutsi.
JCK : J’ai découvert cette archive en allant voir la pièce de théâtre « Rwanda 94 » de la troupe Groupov, spectacle mis en scène par Jacques Delcuvellerie, mêlant musiques, paroles et témoignages, images de télévision et fictions filmées. Cette interview vient bouleverser le dispositif de l’information car Jean Carbonare, très ému, interpelle le spectateur et le présentateur et nous met face à notre responsabilité.
En quelques minutes, il dit tout et annonce le génocide que la France découvrira 15 mois plus tard. C’est un moment très fort, un discours politique qui est cependant recadré par le format du journal télévisé.
Une réflexion sur le métier de journaliste s’impose : que faire si un témoignage aussi capital diffusé au 20h ne fonctionne pas ? Ne donne aucune suite ?
Le 12 avril 1994 : diffusion, dans le journal de 20h00, des images de cadavres qui jonchent les rues de Kigali et d’une scène de massacre, filmée au télé-objectif. Vénuste Kayimahe, rescapé tutsi, témoigne par téléphone depuis le centre culturel français, où il se terre.
JCK : Le début du conflit a été couvert médiatiquement jusqu’au départ des journalistes et les journaux télévisés ont ensuite diffusé des images d’archive dans les reportages ainsi que des témoignages téléphoniques. Il existe d’ailleurs très peu d’images tournées en zone gouvernementale, là où les massacres avaient lieu.
Les images des cadavres sont filmées en travelling car le cameraman est embarqué avec l’armée dans un véhicule qui ne s’arrête pas, elles sont alors filmées du point de vue des ressortissants français que l’on évacue et non du point de vue historique.
Dans le film, j’ai voulu insister sur cet aspect. Le personnage d’Antoine se dit qu’il doit filmer en ayant le point de vue d’un Rwandais, ce qui est un leurre car jamais il ne pourra percevoir ce que ressent un Rwandais qui est en train de vivre ce drame.
Quant à la scène de massacre filmée au télé-objectif, elle a fait le tour du monde. Cette image est tellement incroyable qu’elle en est vidée de sa substance. Quand une image devient trop forte, elle prend un caractère sacré : c’est le document que l’on voit et plus ce qu’il raconte.
Le 11 juin 1994 : diffusion, dans le journal de 20h00, d’un extrait du reportage de Jean-Christophe Klotz "La vie en sursis" sur l'action désespérée du Père Blanchard qui tentait de sauver des orphelins tutsi de la folie meurtrière des miliciens hutu. On apprend alors la mort de tous ces enfants filmés durant ce reportage.
JCK : C’est à ce moment que je suis passé à une écriture plus cinématographique, que ce soit pour le documentaire ou la fiction. Dans le caractère canonique du reportage actuel, si l'évènement n’est pas sur les rushes, ça n’existe pas, le hors-champ n’existe pas et c’est extrêmement frustrant. Si je reviens sur ce reportage que j’ai en parti tourné dans l’église du père Blanchard, on voit des gens assis dans un couloir, qui attendent. L’image en elle-même n’est pas forte, ce n’est pas une image document mais juste un témoignage : je raconte ce que je vois et l’image dit que si nous ne faisons rien, ces gens vont être tués et c’est ce qui est précisément arrivé.
Le 11 juin 1994, l’édition du 20h00 s’ouvre avec les images de ces Tutsi réfugiés dans l’église du père Blanchard : à partir du moment où ces gens sont massacrés, ces images deviennent des images choc et changent de statut, passent du simple témoignage au document.
En voyant cela, j’étais détruit par la perversité du système : je suis allé au Rwanda, rentré à Paris monter le reportage, passé à la télévision, parti en vacances, retourné au Rwanda où je me suis fait blesser, revenu à Paris pour revoir ces images de ceux qui désormais étaient morts. La question de la vanité du métier de journaliste se pose alors. La fiction permet, elle, d’inclure le hors-champ, de témoigner autrement que par le simple angle de caméra de journaliste.