Fiche du document numéro 30512

Num
30512
Date
Mercredi 6 juillet 1994
Amj
Hms
20:45:00
Taille
29142
Titre
La marche du siècle - Interview de François Mitterrand et Nelson Mandela [Transcription par l'INA de l'extrait sur le Rwanda]
Nom cité
Source
Type
Langue
FR
Citation
Jean-Marie Cavada : Monsieur le Président, Monsieur le Président Mitterrand, la France doit-elle tirer une leçon du fait que Kigali -- nous parlons du Rwanda, si vous le permettez maintenant, je demanderai d'ailleurs son sentiment au Président Mandela dans un instant sur ce sujet -- soit aux mains du FPR alors qu’environ 2 500 soldats français sont dans cette région pour protéger des civils. Et que se posera peut-être à terme le problème des poches humanitaires que nous souhaitons défendre au sud du Rwanda. Quelle leçon en tirez-vous ?

François Mitterrand : Je crois que le problème doit d’abord être posé car j’ai lu beaucoup d’interprétations inexactes à ce sujet. La France et le Rwanda ont passé un accord d’assistance militaire, semblable à ce qui existe dans une vingtaine d’autres, en 1975. Donc, six ans avant que je n’accède moi-même à la Présidence de la République. En quoi consistait cet accord ? La France s’engageait à former et à organiser l’armée rwandaise. En vérité, sur une petite échelle, mais enfin, tel était l’accord de 1975. Bien entendu, une disposition prévoyait qu’en aucune circonstance, les soldats français ne se mêleraient, soit à des combats extérieurs, soit à des luttes ethniques à l’intérieur du Rwanda. Et je crois pouvoir dire que depuis cette époque, et notamment au cours de ces derniers mois, pas une cartouche n’a été tirée par un soldat français. Il faut donc remettre un peu les choses au point. Avec qui la France a-t-elle traité dès 1975 ? Avec les mêmes, pendant de longues années, car il y avait une certaine fixité du pouvoir. Elle a traité avec un gouvernement légal, reconnu par l’Organisation de l’Unité Africaine, dont parlait à l’instant le Président Mandela, reconnu par les Nations Unies et qui s’était rallié à mes propositions dites de La Baule, lorsque j’ai associé étroitement les termes de développement, d’aide de la France au développement, avec l’avènement de la démocratie. Des partis ont été créés, une presse est apparue, des élections ont été contrôlées, bref, les choses paraissaient s’orienter ; pas suffisamment, puisque venait du Nord une rébellion à base à la fois ethnique et politique et que cette rébellion l’emportait de plus en plus. La France s’est aussitôt, comment dirais-je, interposée politiquement et a demandé qu’une négociation s’imposât entre les deux parties ; et cette négociation a eu lieu, ce qu’on ignore généralement, elle a eu lieu et elle a, si je puis dire, réussi. C’est-à-dire que aussi bien le Front Patriotique Rwandais et le gouvernement, majorité à Kigali [sic], se sont entendus à Arusha pour signer un accord ; qui signifiait d’abord l’entrée des deux groupes dans le même gouvernement, l’entrée des deux groupes dans la même armée, à 40 % pour les Tutsis, 60 % pour les Hutus qui sont 88 % de la population et à 50 % pour les postes de commandement. Et cela entraînait la fin de l’accord de 1975, les Français se retiraient pour laisser la place aux Nations Unies ; et c’est la France qui a demandé aux Nations Unies de venir là, d’envoyer des troupes et d’organiser le dialogue et la paix. Tout ceci a fonctionné d’une façon si correcte à partir du mois d’août 1993, il n’y a pas si longtemps, que j’ai reçu les remerciements officiels et publics du chef des forces du Front Patriotique Rwandais, celui qui, aujourd’hui, est en train de conquérir Kigali et le reste et qui remerciait la France de son rôle bénéfique. Mais là-dessus sont intervenus, l’Histoire est faite comme ça, intervenus des événements dramatiques. Il y a eu le premier assassinat du Président du Burundi où se trouve précisément le même type de situation ; il y a eu l’assassinat du Président du Rwanda, du deuxième Président du Burundi, en compagnie des chefs d’état-major, de plusieurs ministres, plus aucune autorité et l’explosion s’est produite. Je crois que c’était l’explosion de la peur, chacun a peur de l’autre, et il s’est produit là, de la part de, là, disons de certains cadres extrémistes hutus, une opération du type qu’on peut qualifier de génocide ; à laquelle nous avons assisté d’abord impuissants, attristés, effrayés, mais qu’y pouvions-nous ? Les troupes des Nations Unies se trouvaient toujours là. Nous avons contribué, nous, Français, à l’évacuation des familles de toutes sortes, belges, allemandes, anglaises, françaises, qui se trouvaient à Kigali ; et nous sommes, nous avons décidé finalement, au cours de ces dernières semaines, d’essayer d’intervenir pour sauver Hutus, Tutsis, tous ceux qui se trouvaient menacés d’un nouveau massacre. Alors, est-ce que pour cela, nous disposerons d’une zone de sécurité, car les troupes du Front Patriotique Rwandais avancent, et c’est bien leur droit, je veux dire que ça, c’est l’affaire des Rwandais, ce n’est pas celle de la France. La France n’est pas un pays colonial, et d’ailleurs, le Rwanda n’a jamais été une colonie française, c’était une colonie belge. Alors, nous avons envoyé des soldats qui sont là uniquement pour des fins humanitaires et qui sauvent, qui dégagent déjà plusieurs... Je pense qu’au moins 20 000 personnes ont été sauvées de la mort par les troupes françaises ; mais, pendant ce temps, les troupes du Front Patriotique Rwandais continuent d’avancer, profitent de leur avantage. Ce sont des armées qui sont mieux aguerries, mieux éprouvées, elles ont gardé leurs chefs. Si elles l’emportent sur l’ensemble du territoire, c’est cette histoire-là qui jugera, ce n’est pas la France. Ce que nous demandons, nous, c’est que les Nations Unies assurent au plus tôt le relais de la France pour une mission que nous nous sommes attribués à nous-mêmes par souci humanitaire, mais qui revient à l’ensemble des Nations. J’espère que cela se fera dans les semaines qui viennent, en attendant, nous avons demandé, avec l’accord du Secrétaire Général des Nations Unies, Monsieur Boutros Ghali, que fussent créées des zones de sécurité sur une partie restreinte du territoire au Rwanda pour que les populations en fuite, de part et d’autre, puissent recevoir des secours.

Jean-Marie Cavada : Monsieur Mandela, est-ce que vous-même, qui avez exprimé votre souci, disons, d’apaiser et de participer à des négociations pour des gouvernements en difficulté dans la périphérie de votre région, la République Sud-africaine, est-ce que vous-même, vous approuvez la présence que vient de décrire le Président Mitterrand au Rwanda ? Est-ce que vous-même, vous entendez mener une action personnelle, diplomatique également, pour aider à une solution ou pas ?

Nelson Mandela : L’attitude de tout pays est déterminée par différents facteurs et il faut respecter ces facteurs, ces particularités de chaque pays qui pèsent sur la décision. Toute démarche calculée et qui vise plus exactement à sauver des vies, et qui est en mesure de sauver des vies, doit être saluée. Mais lorsque, mais si vous voulez savoir quel est mon sentiment propre, eh bien, je prends en compte le fait qu’il y a des dirigeants libres d’Afrique qui ont été chargés par l’Organisation de l’Unité Africaine de ramener la paix au Rwanda et de sauver des vies. Le Président Yoweri Museveni, le Président Hassan Mwinyi de la Tanzanie et le Président Sese Seko Mobutu du Zaïre. Ces trois Chefs d’Etat se battent avec ce problème et lors du Sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine, ce problème a été très longuement discuté. Et je participe à ces discussions et j’appuierai toute initiative que mon organisation, l’Organisation de l’Unité Africaine prendra. Et je ne suis pas ici pour critiquer, j’apprécie la complexité du problème auquel nous sommes confrontés au Rwanda, je me rends compte de cela, les pertes de vies, les massacres et chaque pays a sa démarche propre ; mais l’objectif essentiel, c’est de sauver des vies, là, je suis profondément d’accord et je suis d’accord avec toute initiative qui est capable de sauver des vies.

François Mitterrand : Je voudrais indiquer au Président Mandela que j’ai précisément reçu à la fin de la semaine dernière, je crois que c’était vendredi [1er juillet], le Président Museveni qui est le Président de l’Ouganda ; pour insister auprès de lui afin que les différents présidents choisis à cet effet par l’Organisation de l’Unité Africaine puissent intervenir au plus tôt et faire reprendre la négociation. Il m’a absolument dit qu’il engageait tous ses efforts dans ce sens, et c’est une façon d’en sortir.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024