Fiche du document numéro 30449

Num
30449
Date
Mercredi 27 juillet 2022
Amj
Taille
168540
Titre
Au Rwanda, la mémoire de papier des victimes du génocide perpétré contre les Tutsi
Sous titre
Dans le cadre d’un partenariat avec l’École des hautes études en sciences sociales [1] et le Mémorial de la Shoah [2], l’association Ibuka-Rwanda [3] a rassemblé ses archives du génocide pour les rendre accessibles aux rescapés et aux chercheurs. L’historienne Hélène Dumas dirige leur inventaire et leur classement, préalable à leur numérisation.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Hélène Dumas et Boniface Nkusi © DR Afrikarabia

« Tout est là ». Hélène Dumas montre d’un grand geste des piles de documents réparties sur un ensemble de tables dans la grande salle du Mémorial du génocide de Nyanza-Kicukiro, situé en périphérie de Kigali, la capitale du Rwanda. « Les archives d’Ibuka n’étaient accessibles ni aux chercheurs ni aux rescapés ou à leurs descendants en raison de leur dispersion et des conditions précaires de leur conservation. Notre travail est de réparer cette situation, de rendre ces archives pérennes ».

Des archives à pérenniser



Ce mardi 26 juillet, nous avons emprunté la voie rapide vouée à relier la capitale au « hub » aéroportuaire géant en construction dans le Bugesera. La route passe devant le site-mémorial de Nyanza-Kicukiro, un ensemble de bâtiments abritant les restes de quelques milliers de Tutsi mal identifiés – mais exhumés et ré-enterrés « dans la dignité ». Il s’agit pour la plupart de victimes du massacre de l’ETO, le 11 avril 1994, après leur abandon par les Casques bleus belges. Un épisode symbolique de la lâcheté de la communauté internationale, bien restituée dans le film Shooting Dogs de Michael Caton-Jone (2005).

Les personnes qui viennent se recueillir sur les sites du génocide au Rwanda s’arrêtent rarement à Nyanza-Kicukiro. Pourtant se joue ici l’un des enjeux mémoriels de la destruction des Tutsi rwandais en 1994. C’est le siège de l’association Ibuka et ses deux autres associations membres. Et surtout de ses archives. Des milliers de pages manuscrites et tapuscrites sur des feuillets bien conservés : récits de rescapés, notes sur les procès devant les juridictions classiques puis Gacaca, documents de toute nature sur la conspiration du génocide commis contre les Tutsi, sur son déroulement… et des pièces de vêtements retrouvés dans les charniers.

Lorsqu’Hélène Dumas et son équipe sont arrivées, il y avait même des cercueils remplis des restes des victimes dans la salle d’archives. Au Rwanda, l’Histoire s’écrit dans le chagrin et une soif impérieuse de justice, car les bourreaux impunis sont nombreux malgré des crimes bien documentés. Ainsi, des centaines de suspects coulent des jours tranquilles en France et ailleurs.

Au Rwanda, l’Histoire s’écrit dans le chagrin et une soif impérieuse de justice



Ce mardi 26 juillet, des hommes et des femmes en blouse blanche s’affairent silencieusement dans la grande salle, lisent, trient, reclassent. Hélène Dumas et Boniface Nkusi accueillent les visiteurs du jour, triés sur le volet. La discrétion est de règle dans cet océan d’archives où se raconte la pire des tragédies, celle de l’extermination programmée. Et où s’exhibent jusqu’à l’indécence les souffrances produites par une cruauté sans limites.

Les rescapés ont le droit de ne pas voir leur intimité étalée au grand jour. Il est interdit de photographier les documents. Le rôle d’Hélène Dumas et de son équipe est de prendre des notes conduisant à un répertoire raisonné qui guidera les chercheurs. Ce répertoire sera consultable notamment à la bibliothèque du Mémorial de la Shoah à Paris. Il est prévu que, dans quelques années, les archives scannées seront disponibles sur une bibliothèque numérique et consultable à Kigali et au Mémorial de la Shoah par les chercheurs.

La discrétion est de règle dans cet océan d’archives où se raconte la pire des tragédies



Maîtrisant le kinyarwanda, l’historienne du CNRS dirige depuis près de huit mois l’équipe d’archivages dans ces locaux situés sur la colline de Nyanza-Kicukiro. « Outre la vérité de l’Histoire, ce que je trouve beau dans notre travail c’est de montrer que les rescapés ne sont pas restés des victimes inertes après de génocide. Malgré leur dénuement extrême qui apparaît dans de nombreux documents, ils et elles se sont battus pour leurs droits, leur santé, leur avenir. Nous trouvons des documents très émouvants sur ce courage. Et ce courage nous donne la force de ne pas céder au découragement devant l’ampleur de la tâche ».

Naphtal Ahishakiye, secrétaire exécutif d’Ibuka Rwanda, accompagne au jour le jour l’inventaire des archives. Il tient à souligner que ce travail dépasse le cadre de la recherche historique, qu’il doit contribuer à ce que la justice passe : « Des rescapés ont longtemps considéré les Français comme leurs ennemis car de nombreux suspects de génocide vivent tranquillement en France, sans procédure judiciaire les concernant. Il nous a fallu du temps pour faire comprendre à des rescapés que critiquer les Français indistinctement n’était pas une réaction appropriée. Les conclusions du rapport de la commission Duclert parlant des responsabilités lourdes et accablantes de la France dans le génocide contre les Tutsi ont mis du baume dans nos plaies. Nous saluons la décision de Paris de nommer un officier de liaison à son ambassade à Kigali chargé de suivre les inculpations contre les fugitifs du génocide accueillis en France ».

« Des rescapés ont longtemps considéré les Français comme leurs ennemis »



Le procureur général rwandais, Aimable Havugiyaremye, a déclaré que la création d’un poste d’officier de liaison signifiait que davantage de preuves contre les auteurs du génocide vivant en France seraient mises en évidence : « C’est un bon pas en avant de leur côté et pour le ministère public du Rwanda (National Public Prosecution Authority), cela signifie que nous pourrons y accéder et aider à traduire en justice davantage de fugitifs », a-t-il déclaré.

La récente condamnation par la cour d’assises de Paris de l’ancien préfet de Gikongoro à vingt ans de réclusion pour complicité de génocide et de crimes contre l’humanité a contribué à rassurer les rescapés, même si la sanction a été considérée comme trop faible et provisoire (Laurent Bucyibaruta et le Parquet ont fait appel). Au Mémorial de Nyanza-Kicukiro, le verdict a été accueilli avec soulagement.

Au Mémorial de Nyanza-Kicukiro, le verdict contre Bucyibaruta a été accueilli avec soulagement



Naphtal Ahishakiye, le secrétaire exécutif d’Ibuka, le confirme : « Cette évolution laisse espérer que justice pourra enfin être rendue en ce qui concerne les fugitifs du génocide sur le sol français. Cela démontre l’engagement du président Emmanuel Macron, qu’il a exprimé lors de sa visite au Rwanda. Nous pensons que c’est une étape importante vers la suppression des obstacles à la justice. Que de chemin parcouru en quelques années ! ».

En septembre 2019 à Paris, nous avions assisté à l’aboutissement des négociations entre l’EHESS, le Mémorial de la Shoah et Ibuka-Rwanda, visant à rassembler des archives éparses du génocide des Tutsi pour en faire un véritable fonds, classé, inventorié, numérisé et, ainsi, de contribuer à leur conservation pour les décennies à venir. Une convention était signée entre Christophe Prochasson, président de l’EHESS, Egide Nkuranga, président d’Ibuka, et Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah. L’Agence nationale de la recherche (ANR) avait lancé un appel à projets « Génocides et violences de masse » et retenait, entre autres, celui des chercheuses Hélène Dumas (CNRS/EHESS-Cespra) et Anouche Kunth (CNRS/EHESS-IRIS) pour leur projet « Face à l’irréparable : Une histoire comparée des survivants de génocides des Arméniens et des Tutsi ». En quête d’« archives survivantes », ce projet de l’ANR permet d’apporter une contribution essentielle à la conservation de la mémoire du génocide des Tutsi et de celles et ceux qui en firent la terrible expérience.

Hélène Dumas peut aujourd’hui tirer un premier bilan du travail accompli au Mémorial de Nyanza-Kicukiro : « Comme annoncé en 2019, cette entreprise repose sur l’absolu respect du patrimoine archivistique des survivants et sur des liens de confiance solides noués en amont entre Ibuka, le Mémorial de la Shoah et l’EHESS ».

[Notes :]



[1] Créée en 1975, l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) constitue l’un des principaux pôles de sciences humaines et sociales en Europe. Elle est unique dans le paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche français, tant du fait de son projet intellectuel interdisciplinaire que grâce à son modèle de formation par la recherche, à son ancrage international et à son ouverture sur la société. L’EHESS réunit près de 800 enseignants-chercheurs, 3 000 étudiants du monde entier et 500 personnels administratifs et d’appui technique à la recherche. L’Ecole est implantée à Paris, au Campus Condorcet à Aubervilliers, Toulouse, Lyon et Marseille et héberge près de 40 unités de recherche. Elle héberge des enseignants-chercheurs invités et dispose de sa propre maison d’édition : les Editions de l’EHESS.

[2] Le Mémorial de la Shoah, plus grand centre d’archives en Europe sur l’histoire de la Shoah, est un lieu de mémoire, de pédagogie et de transmission sur l’histoire du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale en Europe. Il réunit aujourd’hui cinq sites : le Mémorial de la Shoah de Paris et du site de Drancy, le lieu de mémoire du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), le CERCIL Musée – mémorial des enfants du Vel d’Hiv (Loiret) et le Centre culturel Jules Isaac de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Ouvert au public le 27 janvier 2005 dans le quartier historique du Marais, le site parisien offre de nombreux espaces et un programme de sensibilisation conçu pour chaque type de public : une exposition permanente sur la Shoah et l’histoire des Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, un espace d’expositions temporaires, un auditorium programmant des projections et des colloques, le Mur des Noms où sont gravés les noms des 76 000 hommes, femmes et enfants juifs déportés depuis la France entre 1942 et 1944 dans le cadre de la « Solution finale », le centre de documentation (50 millions de pièces d’archives et 1 500 archives sonores, 350 000 photographies, 3 900 dessins et objets, 12 000 affiches et cartes postales, 30 000 documents cinéma, 14 500 titres de films dont 2 500 témoignages, 80 000 ouvrages) et sa salle de lecture, des espaces pédagogiques où se déroulent des ateliers pour enfants et des animations pour les classes et pour les enseignants, ainsi qu’une librairie spécialisée. Une meilleure connaissance de l’histoire de la Shoah vise à lutter également contre le retour de la haine et contre toutes formes d’intolérance aujourd’hui : le Mémorial travaille aussi depuis plus de dix ans à l’enseignement des autres génocides du XXe siècle tels que le génocide des Tutsi du Rwanda ou encore le génocide des Arméniens.

[3] Ibuka (« Souviens-toi » en français) est une organisation de droit rwandais fondée en 1995 et regroupant actuellement 15 associations membres ; elle a pour objectif de promouvoir une société où la mémoire du génocide des Tutsi est préservée, où tous les rescapés du génocide sont socialement intégrés, économiquement actifs et vivant en pleine dignité. Son siège est situé dans le district de Kicukiro, à Kigali, sur le site-mémorial de Nyanza-Kicukiro.

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