Fiche du document numéro 30382

Num
30382
Date
Lundi 11 juillet 2022
Amj
Taille
107053
Titre
Un préfet rwandais jugé à Paris pour génocide : « Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je suis resté chez moi »
Sous titre
Jugé à Paris pour génocide, l’ex-préfet de la province de Gikongoro Laurent Bucyibaruta sera fixé sur son sort mardi. Son procès a permis de souligner le rôle central de l’administration rwandaise dans l’organisation des massacres.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Au mémorial du génocide de Murambi, où 50 000 Tutsis ont été massacrés le 21 avril 1994. (Simon Wohlfahrt/AFP)

C’est un vieil homme, maigre, affaibli. Un accusé, aujourd’hui âgé de 78 ans, qui fait face à la cour d’assises de Paris pour des crimes commis il y a vingt-huit ans. Ce matin-là, son dos voûté s’incline tout doucement en avant, masque anti-Covid sur le menton. Le voilà qui s’endort, alors qu’on entame le «40e jour d’audience», comme le rappelle Céline Viguier, l’une des deux représentantes du parquet, en introduction à son réquisitoire, vendredi. En réalité, tout le monde semble un peu fatigué, usé, par ces audiences intenses qui, pendant un mois et demi, ont vu défiler 115 témoins. Tous invités à reconstituer un paysage d’apocalypse en 1994, dans la préfecture de Gikongoro, dans le sud-ouest du Rwanda.

Dans une salle voisine, jusque très récemment, c’est le procès des attentats du 13 Novembre qui attirait les caméras. Dans l’ombre de cette tragédie majeure sur le sol français, celui de l’ex-préfet rwandais Laurent Bucyibaruta interrogera tout autant cette frontière fragile qui sépare l’humanité de la barbarie. On y aura évoqué un massacre de masse «qui dépasse l’entendement», selon l’une des avocates des parties civiles qui racontera être désormais hantée par «un million de visages». C’est le nombre des victimes du génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda, en seulement trois mois.

Pour y parvenir, «tous les services de l’Etat ont été mobilisés», soulignera pour sa part Sophie Havard, la seconde avocate générale, en évoquant la pyramide administrative très hiérarchisée au sein de laquelle l’accusé a fait toute sa carrière. «Un préfet, bon fonctionnaire, zélé, […] nommé par le président de la République», et qui était lui-même «président dans sa province», insiste à son tour Céline Viguier, avant d’énumérer l’étendue des pouvoirs du plus haut représentant de l’Etat au niveau provincial.

Six massacres sur six lieux différents



A Paris, ce quatrième procès lié au génocide de 1994 s’annonçait d’emblée inédit : «C’est la première fois qu’une juridiction nationale, hors Rwanda, juge une personnalité aussi importante par son rang dans la hiérarchie [au moment du génocide, ndlr]», explique ainsi Céline Viguier, face à l’accusé somnolant et recroquevillé sur sa chaise. Pourtant, au départ, rien n’indiquait que le vieil homme dont la voix lente et rocailleuse a rythmé les débats serait désigné à ce point comme l’incarnation d’une administration soudain incitée à encadrer un massacre. Au fil des débats, ses justifications parfois maladroites tout autant que les accusations des plaignants vont peu à peu changer la donne.

La préfecture de Gikongoro, qu’il dirigeait depuis déjà deux ans en 1994, fut l’une des plus touchées par le génocide. A l’issue du génocide, seulement «un habitant tutsi sur quatre a survécu» dans cette région qui comptait près de 460 000 personnes à la veille des massacres, rappellera encore Céline Viguier. Les Tutsis étaient plus nombreux qu’ailleurs dans le sud du pays. Dans certaines communes de la préfecture de Gikongoro, ils constituaient même «la moitié de la population», souligne à son tour Sophie Havard. Début mai, plus de 100 000 d’entre eux ont déjà été exterminés.

Au cours des débats, six massacres, en six lieux différents entre le 14 avril et le 7 mai 1994, ont été examinés. Trois d’entre eux se déroulent au cours de la même journée, le 21 avril, et feront à eux seuls plus de 75 000 victimes. Que savait Laurent Bucyibaruta ? Où était-il au moment où se déroulaient ces attaques ? Qu’a-t-il fait, ou évité de faire ? Ces questions vont être inlassablement répétées tout au long du procès.

Réunions et déclarations ont également été décortiquées, révélant à chaque fois l’ampleur vertigineuse des non-dits officiels et du double langage d’un Etat devenu brusquement criminel. Dans les discours du préfet comme dans celui de ses supérieurs au sein du gouvernement de l’époque, on prononce rarement le mot «massacre» et on désigne encore moins les victimes de ces «troubles». «Un Etat qui commet un génocide ne peut pas s’exprimer de façon claire et transparente», expliquera Simon Foreman, l’avocat du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), une association qui a joué un rôle majeur pour aboutir à la tenue de ce procès, vingt-deux ans après la première plainte déposée contre Laurent Bucyibaruta.

Pourquoi d’ailleurs employer des mots d’assassins ? L’impunité des pogroms contre les Tutsis est la règle depuis la fin des années 50. Et tout le monde comprend que les appels au meurtre se cachent derrière «un langage symbolique», comme le reconnaîtra un témoin pourtant appelé par la défense du préfet. Lequel sera félicité publiquement, au moins à deux reprises en avril 1994, par Jean Kambanda, Premier ministre par intérim pendant le génocide.

Implacable logique



L’accusé, lui, n’a eu de cesse de se présenter comme dépassé, impuissant, ignorant ce qui se passe dans sa préfecture, se considérant même lui aussi «menacé», dira-t-il. Malgré sa santé fragile, il se révèle pugnace, prenant régulièrement des notes, reprenant chaque accusation pour dénoncer «des amalgames et des mensonges». Reste que certaines réponses seront jugées particulièrement «déconcertantes» par le parquet ou les avocats des parties civiles.

Comme celles sur son attitude, au matin du 21 avril 1994, juste après le massacre de 50 000 Tutsis à l’école technique de Murambi. Sur ordre du préfet, les Tutsis ont été incités à s’y regrouper. Comme ils seront incités à se regrouper «pour leur sécurité» dans les paroisses de communes voisines, Kibeho, Cyanika ou Kaduha. La même stratégie, le même prétexte, seront d’ailleurs utilisés partout dans le pays. Et à chaque fois, après avoir été regroupés, les Tutsis seront impitoyablement massacrés. Par les gendarmes censés les protéger, et par une population hutue (l’ethnie majoritaire) mobilisée suite «au choix délibéré d’une élite d’attiser la haine et la peur».

«Tuer son semblable n’est plus un crime mais un devoir», dénoncera l’avocate générale Sophie Havard, en résumant l’implacable logique du «tuez-les tous» qui se met en place au lendemain de l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Cet assassinat crée «un choc émotionnel», explique-t-elle, et sera immédiatement imputé aux Tutsis. Et notamment au Front patriotique rwandais (FPR), ce mouvement de rébellion composé d’enfants d’exilés tutsis. Habyarimana avait conclu des accords de paix avec le FPR huit mois auparavant, au grand dam des faucons de son régime, qui s’empareront du pouvoir juste après sa mort et orchestreront le génocide.

A Murambi, le 21 avril 1994, l’assaut final est lancé à 3 heures du matin. Depuis son domicile, le préfet entend les cris et les tirs. Mais il ne réagit pas. «Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je suis resté chez moi», explique-t-il au président de la cour, Jean-Marc Lavergne qui le fixera alors silencieusement pendant quelques longues secondes. D’après son propre récit, Bucyibaruta attend d’arriver à son bureau à la préfecture, à 8 heures du matin, pour contacter le commandant de la gendarmerie. Et ensuite ? En substance, il explique qu’il trie son courrier, ne se donne pas la peine de regarder par la fenêtre d’où il a pourtant une vue plongeante sur le site ensanglanté de Murambi.

Se rend-il ensuite sur place ? Non, explique-t-il, car il est encore «tellement choqué» par la vue des cadavres dans la paroisse de Kibeho, où un massacre semblable faisant plus de 20 000 morts s’était déroulé le 14 avril. Il faudra attendre trois jours, le 17 avril, pour qu’il se déplace à Kibeho, où morts et blessés seront ramassés pêle-mêle par des pelleteuses puis jetés dans des fosses communes. C’est ainsi que certains seront «enterrés vivants», rapporte maître Domitille Philippart, également avocate du CPCR, qui rappelle que Bucyibaruta «ne demande aucun compte, ne cherche pas à savoir ce qui s’est passé».

«Le seul impuni à ce jour»



A Murambi comme ailleurs, il n’y eut aucune enquête, ni arrestations. Laurent Bucyibaruta envisageait de les faire plus tard, «dans un climat plus serein», justifiera-t-il. Dans la foulée du massacre de Murambi, ce même 21 avril, les paroisses de Cyanika et de Kaduha, où s’entassent également des réfugiés tutsis, seront de la même façon impitoyablement attaquées et décimées. «Qui d’autre que le préfet avait le pouvoir de coordonner ces attaques simultanées ?» interrogera maître Foreman.

Reste la question de la contrainte, de la peur de désobéir à un régime extrémiste. Plusieurs avocats ont rappelé que si deux préfets, dont le seul préfet tutsi du pays, ont été assassinés pendant le génocide, trois autres ont refusé, ou tenté de limiter, les massacres avant de prendre la fuite ou d’être démis de leurs fonctions. Sans mettre pour autant leurs vies en péril. En revanche, les trois sous-préfets sous les ordres de Bucyibaruta à Gikongoro «ont tous été condamnés à la prison à vie», rappellera Sophie Havard, ajoutant que dans la hiérarchie administrative de cette préfecture, l’accusé «reste le seul impuni à ce jour».

A l’issue de leur réquisitoire vendredi, les deux avocates générales ont requis la perpétuité. Estimant qu’il fallait considérer l’accusé comme «auteur principal du génocide» pour les trois massacres du 21 avril, et celui du 7 mai des élèves de l’école de Marie-Merci à Kibeho. Mais uniquement comme «complice» dans l’attaque de la paroisse de Kibeho le 14 avril où, «conscient de la situation, il a laissé faire».

En revanche, le parquet a requis l’acquittement pour le massacre des détenus tutsis à la prison de Gikongoro faute d’éléments suffisants sur son rôle précis. «Cet homme n’a tué aucune personne [de ses mains], mais il a sur lui le sang de toutes les victimes tuées à Gikongoro», martèlera Sophie Havard, en guise de conclusion. Ce lundi, la parole est à la défense, avant le verdict attendu mardi.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024