Citation
Comment définir Luc de Heusch mieux qu'il ne l'avait fait lui-même en
1994, lors d'un forum consacré aux identités en Europe ? « Je suis né
et je vis à Bruxelles, disait-il, ma langue maternelle est le
français, mon père était parfaitement bilingue, je porte un nom
flamand originaire de Bois-le-Duc, patrie de Jérôme Bosch. Je suis
donc un métis culturel et les nationalistes des deux camps me
considèrent sans doute comme un bâtard. Reste à voir si toute culture
n'est pas bâtarde, le produit d'un bricolage historique plus ou moins
réussi, dont l'Union européenne saura tirer parti, je l'espère, pour
ne pas se dissoudre dans ce marché commun des marchandises qui fut sa
première et nécessaire raison d'être. »
On ne peut en douter, c'est la bâtardise culturelle qui fait les
ethnologues les moins réducteurs : savoir que votre identité résulte
de multiples hasards et qu'elle est toujours sujette à variations vous
prédispose à poser sur vous-même et sur les autres ce « regard éloigné
» dont Lévi-Strauss faisait la base de sa démarche. Certes, il est
plus difficile de se voir que de voir à distance des sociétés
qualifiées péremptoirement de « primitives », mais je crois vraiment
que Luc de Heusch avait ce privilège réservé aux ironistes lucides :
non seulement il ne prétendait pas s'exclure du jeu social dont il se
savait partie prenante, mais il ne se faisait pas d'illusion sur sa
propre pratique.
En 1986, lors de la publication chez Gallimard de l'un de ses livres
les plus démystificateurs -- sous ses dehors savants --, Le sacrifice
dans les religions africaines, il se présentait à nous comme « un
ethnologue de bureau », non sans pimenter son aveu d'un trait
provocateur : « Et j'en suis fier ! » Nul n'aurait pu nier pourtant
qu'il avait, à l'instar des « vrais » ethnologues, « tâté du terrain »
et que son savoir n'était pas purement livresque, mais c'était une
manière à lui de bien faire comprendre qu'il n'y a pas de science,
fût-elle humaine, sans théorie critique, sans prise de position
personnelle dans un débat qui ne se clôt jamais.
En l'occurrence, Le sacrifice dans les religions africaines visait
spécifiquement deux thèses qui gardent leurs partisans : celle que
soutenaient en 1899 Hubert et Mauss dans leur Essai sur la nature et
les fonctions du sacrifice et celle qu'illustrent les ouvrages,
devenus best-sellers, de René Girard (notamment La Violence et le
Sacré en 1972). Aux yeux de l'africaniste, spécialiste des rites et
des mythes bantous, ces belles constructions avaient l'une comme
l'autre le désavantage de leur ethnocentrisme : leurs défenseurs ne
parvenaient pas à se détacher du modèle chrétien pour juger des
civilisations étrangères aux catégories occidentales. En ethnologie,
il n'y a pas de clef qui ouvre toutes les portes : il incombe à
l'ethnologue d'apprendre à désapprendre au contact des populations
qu'il étudie.
Au-delà du grand comparatiste qui faisait appel à Frazer (l'auteur du
Rameau d'or), à Dumézil et à Lévi-Strauss pour élaborer ses propres
théories sur la royauté sacrée, il y avait donc toujours, obstinément,
chez Luc de Heusch un empêcheur de penser en rond que son propre
savoir, qui était immense, ne pouvait satisfaire et qui n'hésitait pas
à explorer d'autres domaines que le sien, la peinture, le cinéma ou la
confession littéraire (à cet égard, on lira ou relira avec plaisir
Mémoire, mon beau navire, judicieusement sous-titré « vacances d'un
ethnologue », Actes Sud, 1998). Evoquant en fin de parcours la méthode
dont il s'était servi pour analyser le phénomène de la transe (La
transe, Complexe, 2006), l'ethnologue reconnaissait avoir «
transgressé délibérément les interdits académiques qui dressent des
frontières arbitraires entre diverses disciplines comme autant de
chasses gardées où règnent en maîtres un certain nombre de
spécialistes ».
En le revisitant, on mesure toutes les vertus de ce « braconnage »
intellectuel. Je songe à telle phrase sur la politique : « La
politique n'a cessé d'être (...) une province de l'histoire des
religions, où force et séduction, crainte, tremblement, amour et haine
s'allient dans le plus troublant des mélanges, où l'Oedipe a
certainement son rôle à jouer. » La politique sous le regard de
l'ethnologue, c'est toujours une manière de faire apparaître que le
roi est tout nu, même si c'est un roi sacré.
La prémonition du génocide au Rwanda
Lors de son séjour à Kigali en 1963, Luc de Heusch fut brusquement
tiré de ses études sur le Rwanda précolonial et plongé dans une
actualité autrement plus douloureuse par une petite phrase, anodine en
apparence : « Il va y avoir du sport... » Cette prédiction, proférée
par un officier belge, annonçait en réalité un massacre de Tutsis qui
devait se produire quelques jours plus tard, au vu et au su des
coopérants militaires belges présents dans le pays.
À l'époque, le témoignage de l'anthropologue passa pratiquement
inaperçu : se fondant sur ses observations personnelles, il dénonçait
cependant l'exclusion des Tutsis, le fait que des dizaines de milliers
d'entre eux aient été chassés du pays, écartés du pouvoir politique,
de l'administration, de l'enseignement.
Depuis longtemps, de Heusch, qui avait choisi l'Afrique centrale, et
plus particulièrement les populations du « Kongo » central et du
Rwanda comme terrain d'études, avait souligné que la différence entre
Hutus et Tutsis devait se lire en termes de classes sociales --
séparant agriculteurs et éleveurs -- et non en termes de « castes »
sinon d'ethnies d'origine différente.
De Heusch, cinéaste, était arrivé en Afrique centrale aux côtés de
Jacques Maquet, son aîné à l'ULB, mais il délaissa bien vite la
pratique des mesures anthropométriques qui caractérisait la « science
» coloniale belge de l'époque. Ce qui l'intéressait, c'était l'«
épaisseur de l'histoire », et il s'efforçait de saisir la complexité
du monde bantou et le fonctionnement réel du régime monarchique qui
avait régi le Rwanda durant des siècles.
Ces études de terrain l'avaient très rapidement amené à mettre en
cause la doctrine coloniale belge, qui séparait Hutus et Tutsis
suivant des critères de « race », et il s'était efforcé de définir les
relations beaucoup plus subtiles qui existaient au sein des différents
« clans » du Rwanda.
Durant des années, les études de Luc de Heusch avaient suscité
l'intérêt académique et nourri ses écrits, mais en 1994, les
avertissements de 1963 prirent allure de prophétie. À ce moment, de
Heusch, avec l'historien français Jean-Pierre Chrétien, fut l'un des
premiers à saisir le sens des massacres qui ensanglantaient le pays
des mille collines. Il comprit tout de suite que le « sport » déjà
annoncé en 63, s'était traduit, dès le 7 avril, par des massacres de
masse, auxquels toute la population était invitée à
participer. Dénonçant une fois encore l'impuissance des autorités
belges et de la communauté internationale, il ne craignit pas
d'utiliser le terme génocide.
Mais que vaut le diagnostic d'un historien, d'un anthropologue face à
l'aveuglement des politiques ? Luc de Heusch savait bien que ces
derniers obéissent à d'autres critères et il choisit de s'exprimer sur
son terrain privilégié, celui du cinéma : dès le lendemain du
génocide, il mit en chantier un film qui rassemblait toutes ses
connaissances sur le Rwanda et, avec une clarté exemplaire, remettait
en perspective les déchirures de ce pays. Une République devenue
folle, produit par Simple Productions, fut le premier film qui permit
de comprendre l'enchaînement du malheur, la manière dont le regard
colonial avait divisé le peuple rwandais en « races » antagonistes.
Le cinéaste
Un regard documenté - L'image authentique
Luc de Heusch est venu au cinéma dans le contexte des années 60 et du
cinéma-vérité de Jean Rouch. Formé aux côtés de Henri Storck dont il
devient l'assistant entre 1947 et 1949, il va mener une carrière de
cinéaste documentariste. Fête chez les Hamba (1954) est son premier
film ethnographique sur la vie quotidienne d'un village du Kasaï. Peu
après, il tourne Ruanda : tableau d'une féodalité pastorale.
La caméra participative
C'est le temps du 16 mm et de la vidéo, de
nouveaux moyens techniques légers et discrets. Refusant l'art du
camouflage, Luc de Heusch opte pour le point de vue documenté par
l'immersion d'une caméra participative dans des films sociologiques
comme Les gestes du repas (1958), portrait de la Belgique où il
dévoile le tissu affectif de l'existence humaine sans tomber dans le
pittoresque, ennemi du réel. Il se lancera dans un périple européen à
la recherche de l'âme des Rom, vivra l'esprit de mai 68 à l'ULB.
L'art
Pour ce compagnon du mouvement CoBrA, les films sur Michel de
Ghelderode en 1957, Magritte ou la leçon de choses (1961), Alechinsky
d'après nature (1970), Dotremont - les logogrammes (1972) ou James Ensor
en 1990, rejoignent la quête de l'image en train de se faire et la
fascination pour le rite sacrificiel fondateur.
La réalité sociale
Que ce soit sa seule incursion dans la fiction
(Jeudi on chantera comme dimanche, en 1967, avec Marie-France Boyer et
Bernard Fresson) ou son retour au film anthropologique Sur les traces
du Renard Pâle en pays dogon en 1984, le réalisateur porte un regard
très sobre, parfois convivial, sur la réalité sociale. Quand j'étais
belge, survol didactique des querelles belges, referme en 1999 plus de
40 ans de décryptage des rites et des masques.