Par Théo Englebert (envoyé spécial à Kigali et Gikongoro). Au bout d’un chemin escarpé, une modeste croix en bois maintenue par un peu de ciment frais s’élève dans l’herbe au creux des montagnes qui bordent Kibeho, petite bourgade rurale du sud du Rwanda. Valens Butera, subitement décédé à 70 ans le 23 mai, est enterré ici. Une semaine avant son trépas, il témoignait par visioconférence devant la Cour d’assises de Paris qui juge actuellement celui qui fut la plus haute autorité locale de la région : l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta, suspecté d’y avoir supervisé le génocide des Tutsis en 1994. La justice française consacre deux mois et demi d’audiences, jusqu’au 12 juillet, à ce procès qui se tient bien tardivement. Valens Butera est d’ailleurs le septième témoin qui décède au cours de cette procédure judiciaire.
La première plainte contre Laurent Bucyibaruta fut déposée en 2000, en France. De son côté, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à l’issue de sa propre enquête, avait inculpé l’ancien édile avant de se dessaisir de l’affaire au profit de la France en 2007.
«Ce procès arrive tard, trop tard… Vingt-huit ans après les crimes, les témoins commencent à disparaître. Nous qui restons, nous n’avons aucune information», déplore Alpha, l’aîné des huit enfants de Valens Butera, tandis que sa mère sanglote dans un coin du salon.
Petit poste de radio
Faute de moyens alloués à l’enquête française, les témoins potentiels n’ont pas tous été interrogés. Jamais sollicité par les enquêteurs, Paulin Magambiki, le voisin du défunt, aurait pourtant pu raconter ce qu’il a vu au groupe scolaire Marie Merci de Kibeho. La Cour se penche depuis mercredi sur le massacre de dizaines d’élèves tutsis dans cet établissement, le 7 mai 1994.
«J’ai vu le préfet Laurent Bucyibaruta quatre fois avant la tuerie. Il est venu trois fois à Marie Merci pour discuter avec le directeur de l’école. La dernière fois, il voulait connaître le nombre d’élèves tutsis qui étaient là. Ils seront finalement tués», accuse Paulin Magambiki. Le petit homme de 49 ans ne témoignera pas au procès qui se déroule à 6 000 km de Kibeho et se contente de suivre, tant bien que mal, le déroulement de ces lointains débats sur son petit poste de radio.
A presque 2 000 mètres d’altitude, la vaste maison où vivait Laurent Bucyibaruta, en 1994, domine l’ancienne préfecture de Gikongoro, petite ville étape sans charme perchée dans les montagnes.
«Je me cachais dans un champ de sorgho d’où je pouvais observer ce qu’il se passait chez préfet et les gens qui fréquentaient son domicile : des miliciens, des militaires, des gendarmes, des bourgmestres… C’est là qu’ils tenaient des réunions avant d’aller commettre des massacres et c’est Bucyibaruta qui donnait les ordres», affirme Béatrice Nzabushuma dans la pénombre de son modeste salon.
«Laisser pour morte»
Cette rescapée tutsie n’a jamais été entendue par les enquêteurs français. Pourtant, son témoignage est accablant.
«Un jour, un camion-benne est arrivé là-bas avec des armes. Le préfet les a distribuées, la veille de l’attaque de Murambi», assure-t-elle. Le 21 avril 1994, environs 50 000 Tutsis furent exterminés dans les locaux de l’école technique de Murambi située un peu plus loin en contrebas.
«Dans la nuit, les attaques ont commencé. Les gens criaient et je pouvais entendre monter les voix de ces milliers de personnes qui se faisaient tuer», relate Béatrice Nzabushuma en décrivant les évènements déjà évoqués devant la Cour d’assises il y a deux semaines.
Elle n’aura jamais eu l’occasion de raconter ce qu’elle a vu, puis subi.
«Le 28 avril [1994, ndrl]
, le propriétaire du champ de sorgho m’a livré aux miliciens que j’avais vu chez Bucyibaruta. Ils m’ont amené dans un fossé près d’un barrage routier. Là, ils m’ont déshabillé, humilié puis violé avant de me laisser pour morte.» Difficile d’estimer combien d’autres témoignages concernant l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta demeurent ainsi ignorés au terme de décennies d’inertie judiciaire.
Gendarmes enquêteurs
Si la première plainte contre Laurent Bucyibaruta fut déposée il y a vingt-deux ans, il fallut ensuite attendre douze ans et la création du Pôle crimes contre l’humanité au Tribunal de grande instance de Paris pour que l’enquête démarre réellement et qu’un premier déplacement au Rwanda soit organisé. Entre le 10 mai 2012 et le 24 février 2017, les gendarmes français ont passé au total quarante jours au Rwanda répartis en cinq voyages, d’une durée de trois à quatorze jours.
A peine suffisant pour réentendre l’ensemble des témoins déjà auditionnés par le procureur du TPIR ou le parquet rwandais, puis d’en ajouter d’autres. Des séjours trop courts, peu nombreux et également très espacés dans le temps : plus de deux ans séparent certains déplacements des enquêteurs. Les quinze nouveaux gendarmes recrutés l’an passé par l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre (OCLCH) en charge de ces dossiers dans l’Hexagone, ainsi que l’officier de liaison spécialement affecté à l’ambassade de France au Rwanda, permettront peut-être à l’avenir une plus grande efficacité dans la poursuite des responsables du génocide réfugiés en France. A ce jour, 30 procédures judiciaires y visent encore de présumés génocidaires.