Fiche du document numéro 30185

Num
30185
Date
Samedi 16 avril 1994
Amj
Taille
50640
Titre
Horreurs vécues à Kigali : 7-12 avril 1994
Page
202-206
Nom cité
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Arrivé à Kigali le 6 avril vers 12 h 30, je ne trouve pas de place à la procure des pères Blancs (Gemeca) mais F. Déogratias m'y attend comme convenu. Nous prenons là le repas de midi et après quelques courses dans Kigali nous nous dirigeons vers le centre Christus de Remera, tenu par les pères jésuites. Nous y arrivons vers 17h. On me donne les clefs d'une chambre et avec F. Déogratias je me rends à pied chez les frères joséphites dont la propriété est mitoyenne de celle des jésuites. C’est là que loge F. Déogratias. Nous sommes donc tout proche: Fin de l'autre et cela nous facilitera le départ demain vers 6h pour l'aéroport que nous apercevons à un ou deux kilomètres de là. Les frères joséphites me raccompagnent.

Jeudi 7 avril



6 heures : pas de F. Déogratias ! Vers 5 heures du matin j'ai été, il est vrai, réveillé par de fortes détonations. Mais on m'a tellement dit que chaque nuit on entend à Kigali des bruits de coups de feu et d'explosions de grenades que je ne m'inquiète pas outre mesure et je me prépare à partir vers l'aéroport où l'avion du père abbé de Scourmont doit atterrir vers 6 h 30. C'est alors que j'apprends la terrible nouvelle de l'accident qui a provoqué la veille au soir la mort du président du Rwanda et de celui du Burundi. Consigne a été donnée à la radio de rester chacun chez soi. On sent que la situation est grave et des bruits d'armes se font entendre un peu partout dans la ville.


7 heures : nous sommes en train de discuter des événements avec quatre prêtres rwandais du diocèse de Gikongoro. Comme moi ils n'ont pu trouver de place à la procure des frères Blancs et sont venus loger au centre Christus. Ils devaient ce matin accompagner leur évêque en partance pour Rome pour le synode spécial sur l’Afrique. Surgissent alors six militaires rwandais à l'air menaçant qui exigent les pièces d'identité et la liste de tous ceux qui logent dans le centre.

Père Christian, jésuite belge, vient et va appeler la sœur chargée de l'accueil pour montrer aux soldats le registre des entrées. Deux des abbés n’y sont pas inscrits car ils sont arrivés vers 19 heures la veille alors qu'il y avait panne d'électricité. Les militaires sont très fâchés, on discute avec eux. Ils ont fait asseoir par terre les abbés, rendent les pièces d'identité puis les reprennent. Entre-temps tous les pères jésuites nous ont rejoints ; trois Belges et trois Rwandais. On va aussi chercher une maman demeurée à l'oratoire des pères et on signale aux militaires la présence d’un groupe de neuf jeunes filles rwandaises accompagnées par trois espagnoles, toutes membres d'un institut séculier, Vita et Pax. Elles suivent une session au centre Christus, session animée par l'abbé Juvénal Rutumbo. Le chef des militaires dit son intention de faire enfermer tout le monde dans une chambre. Tandis qu'on me laisse seul sur un banc, soldats, prêtres, jésuites se dirigent vers les bâtiments du bas du parc et vont faire quérir ce groupe de Vita et Pax. Après un moment de discussion je vois remonter à ma rencontre les trois Espagnoles : Helena, Dina et Amparo, les trois jésuites belges, tandis que les Rwandais. hommes et femmes, sont guidés vers la chambre 28, en bout de bâtiment, et y sont enfermés. Toutefois la sœur de l'accueil n'est pas inquiétée et deux des jé suites rwandais parviennent à ne pas se laisser enfermer: ce sont les pères Patick Gahizi et Chrysologue Mahame. Le père Innocent lui, a été enfermé ; ainsi qu'un laïc, le cuisinier Louis. Les militaires ont gardé la clef de la chambre et ont même exigé de la sœur le double de cette clef. En discutant avec eux, père Christian a tout de même obtenu l'assurance que ceux qui voudraient se rendre aux toilettes pourraient le faire.

La sœur, bien que rwandaise, peut retourner librement dans sa communauté et avec les autres rescapés nous nous regroupons chez les pères jésuites où ils nous invitent à prendre avec eux le petit déjeuner : nous sommes dix : cinq pères jésuites (trois Belges et deux Rwandais). trois Espagnoles, un Italien membre de l'Onu qui logeait dans une ville dépendant du centre et moi-même.

Vers 8 heures le père Christian qui, entre-temps, a trouvé une troisième clef — et même une quatrième — se rend vers la chambre 28 et ouvre discrètement pour ceux qui désireraient se rendre aux toilettes. Successivement il accompagne ainsi le père Innocent, l'abbé Juvénal, puis une fille. mais au retour de celle-ci, les militaires surgissent de derrière le bâtiment, furieux. Père Christian essaie de leur rappeler leur promesse de laisser les prisonniers se rendre aux toilettes, rien n'y fait, Ils confisquent la troisième clef et le père doit nous rejoindre au plus tôt. Il ne nous reste qu’à attendre et à ne plus bouger de là où nous sommes.

Vers 9 h 15 nous entendons un bruit de moteur : c’est une jeep avec un officier et d’autres militaires. Père Christian sort à leur rencontre et discute un peu avec le chef qui lui paraît plus compréhensif. Deux militaires viennent appeler les pères rwandais Chrysologue et Patrick qu’ils emmènent, et nous donnent l'ordre de fermer à clef les portes de la salle où nous sommes réunis et de ne plus en sortir.

Après quelques minutes nous entendons deux explosions et des rafales successives de mitraillettes puis quelques coups plus espacés et enfin c'est le silence. Chacun de nous a le pressentiment de ce qui vient de se passer mais nous n'osons y croire et cherchons d'autres explications à ces bruits d'armes. Nous entendons la jeep repartir puis plus rien. Impossible de transgresser l'ordre reçu de ne pas sortir de la salle où nous sommes enfermés. Vers 11 heures un père va discrètement faire signe à un des ouvriers des pères, resté fidélement à son poste de sentinelle, de venir nous dire ce qu'il a vu. Il nous assure que les militaires ont tiré derrière la chambre 28 en direction de la route et que la porte de la chambre est toujours fermée. Cette information nous rassure un peu et nous permet de prendre ensemble le repas de midi.

Vers 15 heures arrive un gendarme qui vient confier au centre deux petites orphelines dont on vient de tuer la maman. Les pères en profitent pour parler avec lui de nos prisonniers. Il promet de nous envoyer deux gendarmes pour les libérer. Mais auparavant il accepte de se rendre sur les lieux avec le père Christian. une Espagnole, Dina. et une sœur de l'accueil, sœur Bonnifride. Dès qu'ils approchent de la chambre 28 ils s'aperçoivent que la porte est entrouverte... tous ont compris et arrivés devant la porte c’est l'horreur des corps enchevêtrés. Le gendarme lui-même est bouleversé et déclare : « ça ce sont Les tueurs ! » Revenus jusqu'à nous ils nous informent de la nouvelle... Jamais nous n'aurions pensé qu'ils auraient été jusque-là !


Malgré la douleur, il faut nous ressaisir et prendre rapidement quelques décisions. La première chose à faire serait d'identifier les victimes afin de pouvoir donner des informations précises. Mais nous craignons toujours d’enfreindre l'interdiction reçue de sortir de notre local. En un premier temps nous pensons préférable d'attendre les gendarmes qui nous ont été promis. Nous donnons quelques coups de téléphone à la nonciature, à quelques communautés religieuses. Nous téléphonons aux frères joséphites, nos voisins de venir nous prêter main-forte pour mous occuper des corps : ils nous répondent qu'ils n'osent sortir de leur enclos car les militaires sont autour de leur maison, nous comprenons. Comme personne ne vient, je descend avec père Jean-Pierre, jésuite. et nous nous rendons à cette chambre. Ni le père, ni moi ne connaissons les victimes, il y a du sang partout, jusque sur le plafond... l'identification nous semble une tâche difficile : du moins essayons-nous de compter les corps. Il devrait y en avoir dix-neuf (dix femmes et neuf hommes). Bien que gênés dans notre compte par quelques meubles qui sont sur les corps, nous n’en comptons que dix-sept (neuf femmes et huit hommes). Déjà des tirs intensifs et très proches nous incitent à partir nous mettre en sûreté. On ne pourra rien faire de plus ce soir-là. Avant de regagner la maison des jésuites nous serons obligés de trouver refuge quelques minutes à la chapelle pour nous protéger des tirs qui deviennent de plus en plus intenses et très proches de nous. Une maman et son bébé courent vers nous pour se réfugier dans la chapelle. Quelques autres personnes la rejoindront et passeront là la nuit. Nous regagnons enfin la résidence des jésuites et les pères donnent encore quelques coups de téléphone, avec cette imprécision de dix-neuf noms et apparemment de dix- sept corps seulement. Un fax même peut être envoyé en Belgique. Radio France Internationale nous téléphone et malgré les précisions que leur donne père Jean-Pierre, ils publieront deux heures plus tard sur les ondes la nouvelles de dix-sept jésuites tués au centre Christus.

Vers 18 h 30, nouvelle surprise : l'arrivée dans nos murs de trois soldats du FPR (Front patriotique rwandais ou « Inkotanyi »). Îls nous demandent de sortir mais père Jean-Pierre leur explique que nous avons déjà eu dix-sept tués et que nous ne bougerons plus. Qui les a tués ? demandent-ils. Nous répondons que ce sont des militaires. ÎÎs n'insistent pas et disparaissent, Nous comprenons alors que les tirs qui font rage proviennent de leurs affrontements avec les forces de l’armée régulière. Nous resterons ainsi tous les jours suivants entre les deux fronts.

Toute la nuit sera troublée par ces tirs d’armes légères et d'armes lourdes surtout vers 23h puis vers 2h du matin. Plusieurs d’entre nous dorment sous leur lit pour se protéger.

Vendredi 8 avril



Une nouvelle journée lourde de memaces commence. Il n'y a plus ni électricité ni téléphone. Notre préoccupation : ensevelir nos morts et d’abord les identifier. Les tirs continuent. Père Jean-Pierre, Dina, Amparo et moi-même descendons à la chambre 28. Nous nous sommes protégés les mains avec des sacs plastique en guise de gants, à cause du sang. Notre intention était de sortir les corps et de les disposer dans deux chambres voisines. Mais vu leur état il semble plus sage de ne pas les remuer avant le moment de la sépulture. En enlevant le lit et le fauteuil qui cachent certains corps on parvient à identfier chacun. IL manque bien deux personnes : l'abbé Juvénal et une fille, Béatrice. On ne sait ce qu'ils sont devenus. Sans doute les militaires les ont-ils emmenés : où et pourquoi ?

Pour la sépulture on décide de prévoir une grande fosse tout près de la chambre où on puisse disposer chacun des corps avec un minimum de dignité. Mais les tirs deviennent plus intensifs vers 9 h 30 et quatre roquettes ou grenades à fusil tomberont sur la maison des pères, sur les toilettes, alors que les pères se trouvent dans la pièce d'à côté, une autre sur la chapelle là, où les gens s'étaient réfugiés pour la nuit, heureusement on leur avait conseillé de se réfugier dans un autre bâtiment, et deux dans le parc à quelques mètres de l'endroit où nous avons décidé de creuser une fosse. Nous avons demandé aux trois ouvriers et aux hommes venus se réfugier au centre durant la nuit de venir nous aider à creuser une fosse. Sans cesse le travail sera interrompu par les tirs d'armes automatiques. On se met tous à plat ventre et dès que le tir cesse on reprend le travail.

Vers 15 h les demoiselles espagnoles décident de faire le tour des chambres pour récupérer les affaires laissées par les victimes. Arrivées à la chambre 44, elles ne parviennent pas à entrer la clef, puis la porte s’ouvre de l’intérieur et c’est l’abbé Juvénal qui en sort ! Il leur dit que la fille Béatrice doit aussi se trouver dans la chambre : on l'y trouve en effet. Au moment d'enfermer les pères jésuites Patrick et Chrysologue, et donc juste avant l’exécution, l'abbé et la fille ont été retirés du groupe, interrogés et brutalisés puis renvoyés dans leur chambre avec l'interdiction d’en sortir ! Sans doute leur appartenance à l'ethnie hutu et leur zone d'origine (Ruhengeri, Gisenyi) sont la raison de cette mesure d'exception bien qu'il semble que d'autres Hutu auraient été tués sans distinction... C’est quand même une nouvelle qui nous réjouit fort.


Nous préparons alors les corps pour la sépulture en les sortant sur l'herbe. Certains sont dans un état pitoyable. On cherche rapidement s'ils ont sur eux des clefs, des documents... et on les recouvre d’un drap. Quand les dix-sept corps sont ainsi disposés, père Christian préside une courte liturgie, puis à l'aide d’une natte nous portons les corps dans la fosse où on peut les disposer côte à côte : les neuf femmes d’un côté et les huit hommes de l'autre. Mais cette tâche est encore interrompue par quelques tirs et la présence de soldats à une quinzaine de mètres de l'autre côté du grillage. Père Jean-Pierre et Dina prennent l'initiative courageuse d'aller à leurs devants. Ils sont plutôt mal
reçus et on les emmène devant le lieutenant pour un interrogatoire serré avec des menaces. Ils nous reviendront environ 1h30 plus tard, eux et nous avons eu peur mais ils sont contents malgré tout d'avoir pu répondre aux questions des soldats et de leur avoir expliqué ce que nous avons fait aujourd'hui. Nous savons alors qu'ils nous observaient depuis le matin. Cette présence si proche des militaires pétrifient ceux qui nous aident et nous arrivons avec peine à les retenir jusqu’à la fin de la sépulture mais il n'y aura plus personne pour recouvrir la tombe. Avec un ouvrier je parviens à recouvrir les corps et nous remettons au lendemain la finition du travail.

La nuit sera plus calme et reposante. Les nouvelles de la radio semblent rassurantes et durant la nuit on entend atterrir les quatre premiers avions français.

Samedi 9 avril



Journée plus calme. Les tirs sont plus rares mais ne cessent jamais tout à fait. Nous restons tranquillement à la maison sans même oser aller terminer de recouvrir la tombe. L'absence d'électricité empêche les pompes de fonctionner et nos réserves d'eau sont épuisées, mais nous pouvons aller remplir quelques jerricanes dans le bâtiment le plus bas du centre... Le matin je célèbre l'eucharistie chez les sœurs de Saint-Vincent chargées de l’accueil au centre mais qui ne bougent plus de leur maison depuis le début des événements. Après la tension et la fatigue des deux jours précédents, ce jour de repos relatif est appréciable. L'après-midi, un nouvel incident survient lorsqu'on décide de lâcher les moutons, enfermés depuis trois jours... Leur présence et surtout celle des ouvriers qui les gardent irritent les militaires et P. Christian doit aller avec frère Jean-Pierre de nouveau palabrer avec eux. Nous nous inquiétons de ne pas les voir revenir aussitôt et quelques coups de feu tirés tout près de la maison provoquent en nous une nouvelle émotion. Enfin ils reviennent. Nous sommes bien décidés à éviter toute autre provocation de ce genre.

La nuit sera encore entrecoupée de rafales d'armes légères tout près de nous.

Dimanche 10 avril



Au lever nous voyons les militaires rwandais patrouiller dans la propriété. Ils ne se montrent pas hostiles. Ils font le tour des bâtiments et nous les saluons d'un signe auquel ils répondent. À 8h nous déjeunons et à 9h nous célébrons la messe. À 10 h 10 un détachement de militaires belges des forces de l’Onu se présente à la grille et nous donne une petite heure pour les suivre avec nos affaires. Père Jean-Pierre parlemente avec eux pour garantir aussi l'évacuation des sœurs rwandaises de l'accueil, de l'abbé Juvénal et des quelque 30 personnes qui se sont réfugiées au centre ces derniers jours. Pour l'abbé et les sœurs il n’y aura qu'à dire qu'ils sont zaïrois. Quant aux gens réfugiés, les militaires belges vont parlementer avec les militaires du Front patriotique qui acceptent de les laisser passer. Dans ma voiture immatriculée au Zaïre, on met les sœurs devenues « zaïroises », les pères jésuites prennent deux de leurs voitures, abandonnant les autres et tout le centre. Si frère Déogratias avait été là il aurait pu venir avec nous sans problème mais impossible de le joindre ni même de savoir s’il est encore en vie. Sous escorte militaire nous sommes ainsi conduits au stade Amahoro («la Paix ») où sont cantonnées les forces de l'Onu appelées aussi Minuar (Mission des Nations unies au Rwanda). On trouve dans ce camp des militaires de plus de 30 nationalités mais sous le commandement militaire du Bengladesh : il y a des Roumains, des Uruguayens, des Sénégalais, une vraie tour de Babel! Alors que dans le stade lui-même s’entassent déjà 5 à 6 000 Rwandais, nous sommes disposés dans une grande salle de gymnastique couverte de matelas très épais. [l est 11 h 30. Vers 17h les militaires Bengalis nous offriront
une grosse assiette de riz au curry excellent et le soir le lieutenant belge qui nous a libérés viendra avec ses hommes converser avec nous. Nous nous sentons en sécurité, mais les tirs sur la ville continuent. Nous apprenons que huit avions militaires belges ont réussi enfin à se poser sur l'aéroport avec 400 hommes et beaucoup d'équipement. Une autre rotation doit avoir lieu le lendemain. Dans la journée deux religieuses canadiennes, un couple belge et un couple hollandais nous ont rejoints.


Lundi 11 avril



La journée s'ouvre par le chant des laudes effectué par les sœurs de Saint-Vincent. Nous nous joignons à elles. Le cantique de Zacharie est chanté sur un ton de tamié! Après le chant du Pater, père Georges donne la communion. Quelques tirs d’armes automatiques accompagnent en bruit de fond cette célébration. A 9 h nous devrions recevoir notre assiette de riz au curry mais voilà qu'on nous dit de nous préparer à partir pour l'aéroport. On s'interroge sur ce qu'il faut faire de nos voitures, les laisser au camp des forces de l'Onu où nous sommes ou confier aux militaires belges et français de l'aéroport? J'opte pour la deuxième solution et nous partons vers l'aéroport avec nos véhicules escortés par des véhicules militaires belges, ceux mêmes qui nous ont libérés la veille. Nous adressons un dernier au revoir ému aux sœurs rwandaises et à l'abbé Juvénal que nous laissons. Pour l'instant ils sont en sécurité mais quel sera l'avenir pour eux ? Sur la route qui nous conduit vers l'aéroport on peut voir quelques cadavres récents. Les forces rwandaises arrêtent deux fois le convoi et examinent chaque véhicule. Enfin c'est l'aéroport gardé par les forces françaises. J'abandonne la Toyota Land Cruiser toute neuve du monastère entre leurs mains et leur donne les clefs. Ils me demandent l'autorisation d'utiliser les douze matelas achetés le mercredi, je ne peux refuser. Dans l'aéroport trois destinations nous sont proposées : où Nairobi, ou Bangui, où Bujumbura. Ceux qui ont opté pour le retour en Belgique choisissent Nairobi, père Jean-Pierre qui veut se rendre au Burundi où il a vécu vingt ans et moi-même qui veux regagner le Zaïre. choisissons Bujumbura. Comme pour les taxis-brousse on attend que le nombre de passagers soit suffisant pour embarquer dans des Transal, avions militaires français d'environ 70 places. Nous avons peu à attendre et vers 9 h 45 on nous dirige vers un de ces appareils. Nous y pénétrons par l'arrière (sous la queue) et trouvons dans le fuselage deux double rangées de sièges en toile rouge en vis-à-vis. Nous nous y installons et l'avion décolle : il est 10 h. Les quelques militaires de l'équipage se transforment en hôtesses de l'air et nous offrent comme rafraîchissement une bouteille d'eau minérale par rangée qu'on se passe de main en main après avoir bu une gorgée à même le goulot !

Trente-cinq minutes plus tard c'est l'atterrissage à Bujumbura. Il y fait plus chaud qu'à Kigali. I1 n’y avait pas dans notre groupe que des Français ou des Belges, mais deux ou trois familles pakistanaises, des Grecs. un Burkinabé dont la femme rwandaise avait été tuée sous ses yeux. et, je l'ai appris plus tard, les cinq enfants d'Agathe le Premier ministre rwandaise assassinée. L'accueil à Bujumbura est très bien organisé et je suis pris en charge par des militaires et des gendarmes Français. Je dis mon intention de rejoindre Goma et on m'oriente vers la salle de transit. Vers midi on distribue comme repas des portions individuelles de combat de l'armée française, dont le contenu à été fort amélioré nous dit-on depuis la guerre du Golfe. Jugez-en vous même. Au menu : poulet aux légumes, maquereaux à la sauce tomate, thon à l'huile, fromage fondu, biscuits, chocolat, nougat, pâtes de fruits, bonbons, caramels et possibilité de se confectionner un petit réchaud à méthane pour réchauffer sa portion ou se faire de la soupe, du thé ou du café, qui sont prévus aussi dans le menu ainsi que le sucre. De telles portions sont sans doute prévues pour décourager les objecteurs de conscience !

Vers 14 h un énorme avion d'Air France arrive à vide, il pourra prendre plus de 400 passagers. Peu à peu l'aéroport est rempli par les passagers de deux autres vols en provenance de Kigali et par l'arrivée des passagers de la veille qui ont été hébergés pour la nuit à Bujumbura. Vers 17 h l'aéroport est bondé et l'embarquement pour Paris commence. Quel le m'est pas ma surprise d'entendre appeler mon nom et de me voir remettre un billet pour Paris. Faut-il accepter ? J'hésite quelques secondes puis explique que je n'ai pas l'intention de me rendre à Paris mais à Goma. Qu'à cela ne tienne, mon billet profitera à quelqu'un d'autre car il n'y a pas assez de place pour tous. On me fait alors savoir qu'en ce cas il faudra que je me débrouille seul. Je me dirige
vers la sortie de l'aéroport et dans un dernier geste de gentillesse les militaires français demandent à une voiture chargée du transport des personnes évacuées de me conduire à la procure des pères Blancs en ville. Là je trouve gîte pour la nuit et rencontre d'autres religieux évacués comme moi de Kigali, entre autres deux membres espagnols de l'institut Vita et Pax auquel appartenaient les huit jeunes filles massacrées ainsi que Dina, Helena et Amparo avec qui je viens de vivre ces journées tragiques et que j'ai laissées à l'aéroport de Kigali. Inutile de dire qu'elles m'assaillent de questions.



Mardi 12 avril



Après la messe et le petit déjeuner, les pères Blancs téléphonent pour moi aux pères jésuites qui viennent me chercher vers 10h. Le père François, tout en faisant ses courses me fait visiter la ville de Bujumbura. Nous montons ensuite à la résidence des jésuites sur une colline qui domine la ville et le bout du lac Tanganyika, le paysage est très beau. Là je retrouve sœur Godelive de Gisenyi qui me confirme une nouvelle apprise dans l'avion : la mort d’une sœur au moins chez les bénédictines de Kigufi et beaucoup de morts à Gisenyi et Nyundo (25 professeurs du séminaire, plusieurs prêtres). Un groupe de sœurs carmélites missionnaires zaïroises du diocèse de Goma sont là aussi ; elles ont fui le Rwanda par route mais une de leurs sœurs n'a pu franchir la douane rwandaise, elles espèrent sa venue pour aujourd'hui. Parmi les jésuites de la communauté se trouve le père Barakana, qui à fait vingt mois de prison sous le président Bagasa. Je ne sais toujours pas comment regagner le Zaïre. A peine revenu à la procure des pères Blancs vers 15h 30, on me signale une voiture de sœurs italiennes qui se rendent immédiatement à Bukavu. Le père François m'aide avec sa voiture à les rattraper dans un garage de la ville et avec elles je prends la route vers Bukavu : il est 16 h. A la douane nous trouvons de nombreuses voitures en provenance du Zaïre pleines de rescapés qui ont fui le Rwanda vers Bukavu où Goma. Les autorités zaïroises ont été, paraît-il très compréhen- sives et ont beaucoup facilité l'évacuation des étrangers fuyant le Rwanda. La route directe devait traverser le Rwanda ; il ne peut en être question, aussi doit-on faire un long détour par l'escarpement, route de terre de 45 km environ. Quelques camions embourbés à l'approche de Bukavu nous retardent encore et nous arrivons dans la nuit vers 20 heures à la maison des sœurs. Je m'arrête à la maison régionale des pères Blancs qui est toute proche et suis très fraternellement accueilli par père Fausto, connu autrefois à Goma et par ses confrères.


Mercredi 13 avril



Grâce à la phonie qui se trouve dans cette maison dès 9 h du matin je suis en contact avec Mokoto. Un père Blanc, le père Philippe, se propose pour me conduire dans les deux communautés de jésuites de la ville : le collège Alfajiri et le centre spirituel Amani, situé dans un cadre splendide au bord du lac Kivu : c'est là que je prends le repas de midi avec le père maître et tous les novices (plus d'une vingtaine) qui se sont enfuis de Cyangugu où ils résidaient. On aperçoit d'ici le bâtiment qu'ils occupaient. Ils ont eu de la chance car on tue beaucoup à Cyangugu et nous apercevons la fumée des maisons que l’on brûle. Cette folie meurtrière à gagné tout Le pays ! Seule la préfecture de Butare et Gitarama sont calmes jusqu’à présent. Vers 16 h j'arrive à Murhesa, monastère de trappistines situé à plus de 20km de Ja ville. Elles achèvent l'office des vêpres et aussitôt me demandent une conférence de presse. À 18 h je peux à partir de la paroisse entrer en contact phonique plus prolongé avec toute la communauté de Mokoto. Malheureusement je ne peux leur donner aucune nouvelle de F. Déogratias resté à Kigali.

Mercredi 6 avril vers 17 h j'arrivais au centre Christus de Kigali. Mercredi 13 avril vers 16h je suis à Murhesa... Ainsi s'achève pour moi cette semaine d'horreur et parfois de peur !

S'il fallait résumer ce que je retiens de ces journées dramatiques, je le ferais en stigmatisant trois causes de grande souffrance : la souffrance inouïe de toutes ces victimes et de leurs familles. Déjà on parle de 10 ou 20 000 morts à Kigali et de dizaines de milliers à travers tout le pays. Des familles entières, femmes et enants, ont été massacrées, des communautés religieuses, des paroisses. de nombreux prêtres et même quelques missionnaires étrangers... la souffrance de voir toute une génération de jeunes, intoxiqués par la propagande et la drogue et transformés en tueurs. Car ce ne sont pas seulement les militairés qui tuent, ni des commandos de la mort mais des milices de jeunes adolescents entraînés dans cette folie par leurs aînés et les politiciens. La souffrance devant l'image que gardera le monde de cette sauvagerie et de cette barbarie. Si certains des étrangers rencontrés se contentent de dire : con ne comprend plus, on ne reconnaît plus les Rwandais ! », d'autres portent un jugement plus désabusé sur le pays et l'Afrique en général : « On revient à 2610; il n'y a rien à attendre de l'Afrique... Plusieurs vivaient au Rwanda depuis vingt ou trente ans et ont cru à un développement de ce pays dont les progrès élaient si encourageants. Ils repartent écœurés et jurent de ne plus revenir. Dans les circonstances actuelles aucun étranger ne peut rester et bien rares seront ceux qui ici ou là seront demeurés à leur poste, même chez les missionnaires.

Pour ma part je me refuse à ce désespoir : les liens très forts d'amitié qui m'u
nissaient à mes frères de Mokoto dont plusieurs sont de souche rwandaise sont à
eux seuls une raison suffisante d’espérance et de confiance en un avenir possible de paix et de fraternité... mais que ce sera difficile !

Murhesa, le 16 avril 1994.

F. Victor Bourdeau,

moine de Mokoto

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