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Du «contexte», et encore du «contexte». Il faut croire que l’histoire du Rwanda se révèle complexe quand elle est convoquée devant un tribunal à Paris. Dans le procès de l’ex-préfet rwandais Laurent Bucyibaruta, qui a démarré le 9 mai, il aura fallu attendre ce mardi pour que démarre enfin l’audition des premiers témoins des massacres perpétrés dans la province où vivait l’accusé, lors du génocide qui s’est déroulé dans ce petit pays d’Afrique en 1994. Durant la première semaine et jusqu’à ce lundi, c’est en effet l’examen du «contexte», qui a monopolisé en grande partie l’attention de la cour d’assises au tribunal de grande instance de Paris.
Accusé de crimes contre l’humanité et de génocide, Bucyibaruta est le premier haut fonctionnaire rwandais jugé en France, en vertu de la compétence universelle qui permet à la justice française de se saisir des crimes les plus graves, si l’accusé réside dans l’Hexagone. C’est le cas de cet homme à l’apparence si ordinaire, aujourd’hui âgé de 78 ans, qui dirigeait la préfecture de Gikongoro au sud-ouest du Rwanda, en 1994, au moment du génocide. Avant de fuir et de se réfugier en France trois ans plus tard.
Reste que cette insistance sur le «contexte» souligne bien l’ampleur du défi qui s’impose aux quatre magistrats et aux dix jurés – sept femmes et trois hommes – chargés de déterminer la responsabilité exacte du prévenu dans les gigantesques massacres qui ont eu lieu dans sa préfecture. Rien que le 21 avril 1994, trois attaques quasi simultanées feront, a minima, plus de 55 000 victimes en une seule journée dans la province de Gikongoro.
Maigre et flottant dans son pull gris
Comme pour les trois précédents procès, qui ont convoqué les fantômes du génocide du Rwanda dans cette même salle du palais de justice sur l’île de la cité à Paris, juges et jury doivent se familiariser avec des noms compliqués, souvent prononcés avec hésitation. A charge pour eux aussi de s’approprier une longue histoire de pogroms et de stigmatisations visant la minorité tutsie, qui ont rendu possible un génocide. Lequel a été perpétré il y a déjà près de trente ans, dans un lointain pays africain. Dont la topographie, les mentalités et, dans ce cas précis, l’organisation administrative, sont évidemment déterminants. Mais n’ont rien d’évident pour des citoyens français, appelés à décider du sort de ce vieil homme, affaibli par la maladie. Il est là lui aussi, prenant sans cesse des notes.
Maigre et flottant dans son pull gris sur une chemise à carreaux, et des mocassins visiblement trop grands. Autrefois chef tout-puissant d’une préfecture, ce père de huit enfants vit aujourd’hui du minimum vieillesse près de Troyes. Le premier psychiatre qui l’a examiné depuis 2000, date des premières plaintes contre lui en France, le décrit comme «intelligent, structuré».
Quel pouvait donc être le rôle exact d’un préfet à cette époque ? Quelle était sa marge de manœuvre en avril 1994 ? Quand ce petit pays, à peine plus grand que la Bretagne, se transforme pour les Tutsis pourchassés et systématiquement exterminés, en «paysage sans refuge», «saturé des cris de ralliement des tueurs» comme de ceux «de souffrances des victimes», comme l’expliquera l’historienne spécialiste du Rwanda Hélène Dumas, entendue comme témoin de contexte vendredi. Elle avait alors également rappelé l’importance d’une «pyramide administrative», très hiérarchisée, composée de 11 préfectures, supervisant «les 145 communes et autant de secteurs que de communes». Loin des stéréotypes sur l’Afrique, le Rwanda de 1994 était un pays très organisé et structuré. L’ampleur des massacres – près d’un million de morts en seulement trois mois – en sera largement facilitée, alors même que l’obéissance aux ordres est ancrée dans l’ADN du «pays des mille collines».
Témoin le plus coriace et le plus accablant pour l’accusé
«En avril 1994, il y avait des hommes aux commandes, les préfets et les bourgmestres, intermédiaires entre le pouvoir central et la population», rappelle François-Xavier Nsanzuwera, dernier témoin de contexte, entendu ce lundi. Lui est au Rwanda au moment du déclenchement du génocide en avril 1994. A ce moment-là, il est le procureur de Kigali, la capitale. Invité à la barre, ce lundi après-midi, c’est un homme élégant, costume gris et baskets, dont le regard révèle cependant une mélancolie un peu triste. Il a tant vu et subi. Plusieurs fois menacé avant même le début des massacres, notamment pour avoir fait arrêter des miliciens proches du pouvoir, responsables de meurtres contre les Tutsis ou les opposants, qui préfiguraient déjà la solution finale, il sera ciblé dès l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril au soir qui sert de signal déclencheur du génocide.
Il se cache, s’enfuit dans un hôtel de luxe de la capitale où se réfugient alors des milliers de Tutsis pourchassés. Puis sera exfiltré, avant de reprendre son poste à la fin du génocide. Il quitte ensuite le Rwanda et travaillera pendant douze ans au sein du Tribunal international pour le Rwanda (TPIR), chargé de juger les principaux responsables du génocide. Il fut ainsi à la fois un homme au cœur du système, puis un expert au sein de la machine judiciaire de l’ONU qui a jugé les génocidaires. Le TPIR avait d’ailleurs été la première instance à poursuivre Bucyibaruta avant de se désister en 2007, au profit de la France. Il aura fallu attendre encore quinze ans pour que le procès ait lieu à Paris. De tous les témoins de contexte, convoqués jusqu’à présent devant la cour d’assises, il se révélera le plus coriace et le plus accablant pour l’accusé.
«On ne peut pas évoquer le génocide en parlant de mouvement spontané. Les paysans qui ont participé massivement n’étaient pas des sauvages qui auraient réagi brutalement à la mort de leur président. Tous les responsables politiques et administratifs savaient ce qui allait se passer. Les exécutants ont été manipulés, depuis bien longtemps», annonce-t-il d’emblée.
Ceux qui ont été «félicités» par le régime génocidaire
Auparavant, d’autres témoins de contexte affichaient une posture plus ambiguë. Soit en minimisant le rôle du préfet, comme l’ex-premier ministre Dismas Nsengiyaremye, qui lundi matin avait visiblement du mal à qualifier de «génocide» les massacres de masse commis au Rwanda en 1994. Soit en résumant le refus de participer aux massacres à des «actes d’un héroïsme inouï» (donc quasi impossibles) au sein d’un génocide plus ou moins improvisé, comme le fera le sociologue André Guichaoua dont les propos confus ont sidéré l’assistance.
A contre-courant de ce flou historique, Nsanzuwera, lui, n’aura de cesse pendant toute une après-midi de rappeler que le préfet, alors désigné par la seule volonté du président de la République, était la plus haute autorité dans sa préfecture. Et qu’il avait toujours le choix de refuser de se compromettre dans les massacres.
«Oui mais il risquait alors la mort ?», l’interroge un peu naïvement l’un des juges assesseurs. «Certains sont morts, d’autres ont survécu», rétorque, impassible, l’ancien procureur qui se demande ouvertement «comment de vieilles mamans hutues ont pu sauver leurs voisins tutsis alors que les autorités ne l’ont pas fait». Lui-même a été emmené de son domicile à l’hôtel où se trouvaient les réfugiés de Kigali par un commandant de gendarmerie, «qui est toujours en vie». Deux préfets qui se sont opposés aux massacres ont effectivement été tués par les militaires, un autre s’est enfui, d’autres ont été destitués car «pas assez actifs dans les tueries». Bucyibaruta, lui, fait partie de ceux qui ont été «félicités», par le régime génocidaire qui se met en place au lendemain de l’attentat contre l’avion présidentiel. C’est en réalité le même régime, concentré sur les extrémistes en son sein, ceux qui jugeaient que le président était devenu trop faible.
Les massacres «ont lieu en pleine journée aux yeux de tous»
Soulignant que «la neutralité était impossible» au temps du génocide, Nsanzuwera rappelle également qu’au cours de cette période tragique, les massacres «ont lieu en pleine journée aux yeux de tous» et que les préfets ne «se trouvent pas dans leurs bureaux, mais sur les collines, où une partie de leurs administrés sont en train d’en massacrer d’autres». En bref, aucune autorité ne peut se justifier d’un rôle passif, alors que le pays est quadrillé de barrages où les Tutsis sont exterminés. Quand ils ne sont pas rassemblés sur des sites qui, en réalité, permettront de les massacrer avec encore plus d’efficacité.
«Quand le préfet demande de réquisitionner les gendarmes pour protéger les sites de réfugiés ne fait-il pas son travail ?», l’interroge maître Biju-Duval, l’avocat de l’accusé. «La question est un peu piégée, répond aussitôt Nsanzuwera. Car il aurait fallu qu’il s’assure que cette protection soit effective.» On sait qu’elle ne le sera pas. Les gendarmes participeront aux massacres de ceux qu’ils étaient censés protéger. L’ancien procureur n’aura d’ailleurs de cesse de dénoncer le double langage «cynique» du préfet, qui réclame des gendarmes en esquivant la cause réelle des tueries. Dans ses propos officiels, jamais la mort des Tutsis n’est évoquée. Tout se résume à une «colère spontanée», à «la peur», aux «pillages liés à la famine». Pour Nsanzuwera, «le préfet avait l’autorité nécessaire. Il aurait suffi qu’il appelle à la fin des massacres. Il n’avait pas besoin de gendarmes supplémentaires». Quand d’autres préfets sont tués ou destitués, Bucyibaruta reste en poste jusqu’à la fin du génocide. Une compromission flagrante dans les «exactions» comme les qualifie, avec un peu de légèreté, le président du tribunal.
«Il y avait toujours un choix possible pour refuser de participer au génocide», répète François-Xavier Nsanzuwera dont une partie de la famille a été massacrée en 1994. Rappelant in fine que dans un jugement rendu au TPIR, et concernant un proche de Bucyibaruta, Aloys Simba, qui sera condamné en 2005 à vingt-cinq ans de prison par ce tribunal international, le préfet de Gikongoro avait déjà été nommément désigné comme l’un des «protagonistes de l’entreprise criminelle commune» qui orchestre le génocide. Un rappel du jugement qui laissera la défense sans voix. «Tous les préfets qui sont restés en place pendant le génocide sont compromis», insiste encore l’ancien procureur devant les grilles du palais de justice à l’issue de cette audience décisive.