Fiche du document numéro 30008

Num
30008
Date
Lundi 9 mai 2022
Amj
Taille
82929
Titre
Jean-François Ricard : « Il faut se donner les moyens de juger ces crimes »
Sous titre
Propos recueillis par Jean Chichizola
Nom cité
Mot-clé
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
LE PÔLE judiciaire crimes contre
l’humanité, crimes et délits de
guerre est né en 2012. De l’Ukraine
au Rwanda, en passant par la zone
syro-irakienne, le patron du parquet
national antiterroriste (Pnat),
Jean-François Ricard, et Aurélie
Belliot, chargée de ce pôle au sein
du Pnat, détaillent pour Le Figaro
son bilan et ses perspectives.

LE FIGARO. – Quel est le bilan du
pôle crimes contre l’humanité ?

Aurélie BELLIOT. - Quelque
80 enquêtes préliminaires et
80 informations judiciaires sont
en cours. Avec, au parquet, cinq,
bientôt six, magistrats ainsi que
trois assistants spécialisés. Le pôle
spécialisé de l’instruction compte
quatre magistrats instructeurs et
trois assistants spécialisés. En dix
ans, le nombre de dossiers a fortement
augmenté, avec une grande
diversification géographique. Une
trentaine de pays sont concernés,
dont le Rwanda, à l’origine historique
du pôle, l’Ukraine, la Libye,
la République démocratique du
Congo, la Côte d’Ivoire, le Sri
Lanka ou le Libéria. Et une quarantaine
de dossiers pour la seule
zone syro-irakienne.

Jean-François RICARD. - C’est un
immense changement. Il y a dix
ans, on parlait d’une section du
parquet de Paris avec un magistrat.
Il s’agit de dossiers lourds et
complexes. À la différence du terrorisme,
où dominent les éléments
techniques, les preuves
reposent souvent sur des témoignages
qui doivent être fiables,
précis et compréhensibles devant
une cour d’assises de droit commun,
avec des jurés.
On peut alors déplorer les effectifs
très insuffisants de l’Office central
de lutte contre les crimes de
l’humanité et les crimes de haine.
Sur une quarantaine de policiers
et gendarmes, une quinzaine sont
affectés aux crimes de guerre et
contre l’humanité. Or, les crimes
perpétrés en Ukraine nous occuperont
pendant des années…

Sur l’Ukraine, la France a opté
pour des investigations ciblées,
et pas, comme l’Allemagne,
pour une enquête « structurelle »
plus large. Pourquoi ?

J.-F. R. - Nous avons déjà ouvert
des enquêtes structurelles en lien
avec des crimes internationaux
commis en Syrie et en Irak. Nous
veillons à ce que ces enquêtes
aient, dans un souci d’efficacité et
de cohérence des procédures, un
périmètre défini. Pour l’Ukraine,
à ces mêmes fins, nous avons fait
le choix d’ouvrir des enquêtes dès
que nous pouvions retenir notre
compétence. Il y a trois cas de saisine
: si la victime est française, et
cinq enquêtes ont déjà été ouvertes
pour des faits commis à Horenka,
Marioupol, Hostomel,
Tchernihiv ainsi que Borodyanka
; si l’auteur des faits est français
; ou s’il est étranger, a commis
des crimes sur des étrangers
mais réside habituellement en
France.
En lien avec l’Office central, le
ministère de l’Intérieur, la direction
des affaires criminelles et des
grâces du ministère de la Justice
et le Quai d’Orsay, le Pnat a par
ailleurs participé au lancement
d’une nouvelle procédure, inspirée
d’un modèle norvégien, pour
recenser des éléments de preuve
(témoignages oraux, photos, vidéos…)
que peuvent posséder des
personnes arrivant en France. Le
livret d’accueil des réfugiés mentionne
un site détaillant cette
procédure en différentes langues.
Les éléments recueillis pourront
alimenter les procédures judiciaires
françaises et étrangères,
y compris celles de la Cour pénale
internationale. Le 27 avril, la direction
des affaires criminelles et
des grâces a informé les procureurs
de ce dispositif. C’est une
procédure novatrice qui pourra
être utilisée sur d’autres dossiers
que l’Ukraine.

Ce lundi s’ouvre le procès
d’un responsable rwandais accusé
de génocide…

A. B. - Ce procès intervient au début
d’une phase particulièrement
soutenue de jugement. En 2021,
par la volonté du Pnat, soutenu
par le procureur général et le premier
président de la cour d’appel
de Paris, une filière spécifique
crimes internationaux a été créée
pour permettre le jugement de
nos dossiers. Avec au moins deux
procès d’assises par an, très
lourds en termes de logistique et
de temps d’audience. Un premier
procès a vu la condamnation en
décembre d’un ancien chauffeur,
ressortissant franco-rwandais, à
14 ans de réclusion criminelle
pour complicité de génocide et de
crimes contre l’humanité.
Le procès qui s’ouvre est aussi
important, car l’accusé, un préfet
dont le dossier a été transféré par
le Tribunal pénal international
pour le Rwanda, était un haut
responsable pendant le génocide
des Tutsis de 1994.

J.-F. R. - Notre volonté est très
claire : il faut se donner les
moyens de juger ces crimes. On y
est arrivés, non sans mal, avec la
création aux assises de cette filière
crimes internationaux aux côtés
des filières de droit commun
et terroriste. Les deux premiers
procès concernent le dossier
rwandais. À l’automne, un dossier
libérien sera jugé et, au premier
semestre 2023, de nouveau
un dossier rwandais. C’est un engagement
majeur et un énorme
investissement, alors même
qu’on est passés, en matière de
procès terroristes islamistes, de
dix procès aux assises entre 1994
et la création du Pnat, en 2019, à
53 procès depuis 2019…

Se dirige-t-on vers des poursuites
unifiées ou combinées
dans des affaires mêlant crimes
terroristes et crimes
contre l’humanité de Daech ?

J.-F. R. - C’est une question
d’une extrême difficulté en termes
stratégiques et juridiques, et
nous avons avancé de manière
pragmatique. Il y a d’abord eu
l’enquête préliminaire « structurelle
», ouverte en 2016 par le
pôle crimes contre l’humanité et
portant sur des crimes contre
l’humanité, génocide et crimes
de guerre commis au préjudice
des minorités ethniques et religieuses,
dont la minorité yazidie.
Les investigations ont permis
l’identification de deux djihadistes
français comme ayant commis
des crimes à l’encontre des
yazidis. Et en 2019 et 2020 ont été
ouvertes des informations judiciaires
à l’encontre de ces individus,
par ailleurs visés par des
mandats d’arrêt pour des faits de
terrorisme. C’est tout l’intérêt
d’avoir ces deux dimensions, crimes
terroristes et crimes internationaux,
au sein d’un même parquet,
ce qui crée des échanges,
une synergie et une complémentarité.
Au-delà de ces deux cas, il devenait
nécessaire de bâtir une doctrine
à partir de plusieurs autres
affaires. Nous travaillons ainsi sur
trois autres dossiers ouverts en
enquête préliminaire en 2021 et
2022, l’un d’eux concernant les
crimes commis sur la minorité
yazidie, un autre portant sur la
destruction de biens culturels. Et
nous avons retenu, dès le départ,
une double qualification d’infractions
terroristes et de crimes internationaux.
L’idée n’est pas de
créer un système trop lourd et
systématique, mais d’identifier
des procédures dans lesquelles ce
double investissement apporte un
éclairage supplémentaire, une
valeur ajoutée.

A. B. - Il faut effectivement le faire
quand cela a du sens. Si c’est le
cas, cela permet de retracer l’ensemble
du parcours criminel d’un
individu dans la zone syro-irakienne,
avec, par exemple, très
concrètement, un combattant de
Daech ayant réduit en esclavage
une yazidie. Dans de tels cas, lors
du procès devant une cour d’assises
spécialement composée, l’accusation
pourra être portée par
deux magistrats du Pnat : l’un du
pôle terroriste, l’autre du pôle
crimes contre l’humanité.

La Cour de cassation
a récemment estimé qu’en vertu
de la législation actuelle, la France
ne peut poursuivre un Syrien
pour crimes contre l’humanité.
Faut-il changer la loi ?

J.-F. R. - Cet arrêt pose la question
de la « double incrimination
» exigeant pour des poursuites
que la qualification juridique
de crimes contre l’humanité existe
également dans le droit du pays
où les faits ont eu lieu, dès lors
que ce pays n’a pas adhéré à la
Cour pénale internationale. Or la
priorité de Bachar el-Assad n’est
sans doute pas d’intégrer les crimes
contre l’humanité dans le
code pénal de son pays… L’affaire
a été renvoyée devant la chambre
de l’instruction de la cour d’appel
de Paris, qui n’a pas encore statué.
Des associations, d’anciens
magistrats, comme Bruno Cotte,
qui a été juge à la CPI, des professeurs
de droit exigent une évolution
législative.

A. B. - En cas de confirmation, les
conséquences de cet arrêt seraient
désastreuses pour les dossiers
de notre pôle, sur la Syrie ou
le Sri Lanka par exemple, et de
manière générale pour la lutte
contre l’impunité. Sans oublier
l’image de la France, qui, jusqu’à
présent, a joué un rôle moteur.
C’est pourquoi le Pnat soutient la
suppression de la condition de
double incrimination pour les crimes
contre l’humanité. ■

Le procureur
Jean-François Ricard
est à la tête du parquet
national antiterroriste,
créé en 2019.
Jean-Christophe
MarMara/Le Figaro

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