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Au Rwanda, le génocide perpétré envers les Tutsi par les Hutu a fait, selon l’Onu, plus de 800 000 victimes, entre le 6 avril et le 4 juillet 1994. Un rapport a pointé, en mars 2021, les responsabilités de l’État français dans ce génocide, tout en écartant sa complicité. Il n’évoque pas les viols dont des Rwandaises accusent des soldats français, qu’ils auraient commis dans des camps de réfugiés, alors qu’ils étaient en mission humanitaire sous mandat de l’Onu. Ces femmes racontent l’insoutenable dans Rwanda : Le silence des mots, un documentaire bouleversant, signé Gaël Faye (Petit pays) et Michaël Sztanke (Rwanda, chronique d’un génocide annoncé), disponible sur arte.tv.
Citation
Que racontent Concessa, Marie-Jeanne et Prisca, les trois Rwandaises qui témoignent dans votre documentaire ?
Durant le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994, ces femmes ont vu leur famille massacrée, elles ont été violées et ont survécu par miracle. Dans les camps de réfugiés, elles pensaient être protégées par les soldats français, en mission humanitaire sous mandat de l’Onu. Mais chaque nuit, des soldats les arrachaient à leurs tentes, les violaient en réunion, prenaient des photos. Ceux qu’elles prenaient pour leurs sauveteurs leur ont fait revivre ces cauchemars, après avoir traversé le pire.
Elles ont déposé plainte en France ?
Oui, en 2004, 2009 et 2012, et leur plainte a été jugée recevable. Elles racontent avoir été violées parce que Tutsi. Les soldats français ne s’attaquaient pas aux femmes Hutu. Ces actes ont donc été qualifiés comme constitutifs d’un crime de génocide, c’est pour cela que leur plainte a été retenue.
Que devient l’instruction des plaintes ?
Elle est au point mort. Il faudrait une volonté politique ou une pression de l’opinion publique pour que ces procès n’attendent pas dix, vingt ou trente ans. Plus on attend, plus la mémoire se perd.
Il leur a fallu beaucoup de courage ?
Un courage inouï. Témoigner contre une armée étrangère, l’une des plus puissantes au monde, quand on est une cultivatrice sur sa colline ou une femme seule avec des enfants à Kigali, demande une force incroyable. Encore plus avec la pression sociale et familiale.
Ces viols restent tabous ?
Au Rwanda, le viol est un tabou absolu. Concessa a honte, elle craint que le regard de sa fille change en apprenant ce qu’elle a subi. Son mari l’a quittée quand il l’a su.
Comment avez-vous gagné la confiance de ces femmes ?
Le tournage a duré trois semaines avec, avant, six mois de rencontres. On a parlé de nous, de ma famille morte dans le génocide du Rwanda, des grands-parents de Michaël déportés à Dachau et Buchenwald. On a expliqué que, oui, on était français mais qu’on ne leur voulait pas de mal, au contraire, que je m’interrogeais sur les responsabilités de mon pays, la France. Notre coproductrice rwandaise, elle-même survivante du génocide, a beaucoup aidé.
Qu’avez-vous envie de montrer ?
On n’est pas là pour juger ni pour mener une enquête ou mettre en parallèle leurs témoignages et une parole militaire. On voulait recueillir leurs mots, qu’elles parlent de leur vie avant et aujourd’hui, de leurs états d’âme, pour donner un visage à leur histoire.
Ces viols concerneraient combien de victimes et de soldats ?
Six femmes ont déposé plainte. Mais elles parlent de beaucoup plus de filles, de viols systématiques quasiment tous les soirs. Les soldats français chargés de surveiller les deux camps de réfugiés n’étaient pas plus de 300. Même s’ils n’étaient que dix ou vingt à commettre ces viols, les autres étaient nécessairement au courant.
Que ressentez-vous ?
Je pense à ces femmes qui ont fait ces efforts de venir ici à Paris, de porter plainte, qui souffrent mais qu’on n’entend pas, rien ne bouge. En tant que franco-rwandais, ça m’empêche de dormir. Je suis très mal à l’aise.
Pourquoi cela n’avance pas ?
Le rapport Duclert, rendu par des historiens en 2021, a établi la responsabilité de la France dans le génocide. Mais ces viols, on n’en parle pas. Parce que c’est l’armée française et parce que les violences faites aux femmes en temps de guerre ne sont pas considérées. On nous dit : « Dans toutes les guerres, c’est comme ça. »
Le viol reste une arme utilisée dans tous les conflits, comme actuellement en Ukraine ?
Bien sûr. Le viol devrait être jugé au même plan que tout autre crime de guerre. Certains officiers français nous ont répondu, tranquilles, que les Rwandaises voulaient coucher avec les soldats parce qu’ils avaient de l’argent. On a entendu des phrases encore plus horribles : « Elles sont moches, on ne voit pas pourquoi on les aurait violées. » Le viol est une vraie arme génocidaire.
La jeune génération s’intéresse-t-elle au génocide ?
L’approche de l’histoire n’est pas la même pour les enfants de rescapés et pour ceux, les plus nombreux, dont les parents ont participé au génocide. C’est plus simple de se construire en tant qu’enfants de victimes. Les enfants de bourreaux sont davantage dans le déni, ils ont honte, c’est difficile de recueillir leur parole. La transmission au Rwanda, aujourd’hui, est cabossée, compliquée. Les témoins du génocide ont des difficultés à se livrer, les survivants à raconter ce qu’ils ont vécu, et la nouvelle génération à les entendre.
Quelles sont les relations aujourd’hui, au Rwanda, entre Hutu et Tutsi ?
Il n’y a plus d’antagonisme. À la fin du génocide, le gouvernement a interdit les mentions ethniques. Hutu et Tutsi n’existent plus administrativement. Avant, c’était inscrit sur les cartes d’identité.
Après Petit pays, préparez-vous un nouveau roman ?
Je travaille sur une histoire qui interroge la transmission au Rwanda. Les témoins du génocide rwandais sont jeunes, contrairement à ceux de la Shoah. Un génocide bouleverse tout, c’est difficile de s’en départir.
Qu’est-ce qui rend un génocide possible ?
Cela commence par les mots, par une façon de trouver un bouc émissaire, de créer un autre différent et responsable de tous les maux. Ce sont les premières étapes. Je suis triste de voir qu’en France, où on a accès à tant de culture, de livres, de témoignages, les citoyens peuvent encore tomber dans ces pièges. Ça me désespère et ça me rend plus combatif que jamais.