Retenez bien leurs noms et leurs visages. Elles s'appellent Concessa Musabiynama, Marie-Jeanne Muraketete et Prisca Mushimiyimana, elles racontent pour la première fois, face caméra, leurs viols dans les camps de réfugiés de Murambi et Nyarushishi au Rwanda, par des militaires français de l'opération Turquoise, du nom de l'intervention militaire, déployés sous mandat de l'ONU pour mettre fin au génocide des Tutsis au Rwanda entre le 7 et le 17 juillet 1994 [Erreur: entre le 22 juin et le 21 août 1994]. Si elles ont déjà brisé le silence en témoignant dès 2009 et, allant jusqu'à Paris en 2012 pour déposer une plainte devant la justice française, l'instruction confiée au pôle « Génocide et crimes contre l'humanité » du tribunal judiciaire de Paris, est aujourd'hui au point mort.
Comment vivent-elles ce déni de justice ? Comment ces femmes, six au total à avoir porté plainte, se battent-elles pour conserver la mémoire de leur propre histoire ? Pour mieux nous éclairer, elles ont dépassé leur traumatisme pour retourner sur les lieux de l'horreur. Michael Sztanke et Gaël Faye sont les deux réalisateurs de
Rwanda, le silence des mots, diffusé samedi 23 avril dans Arte Reportage, ils se sont longuement confiés au
Point Afrique.
Le Point Afrique : Comment avez-vous eu connaissance de l'histoire de ces femmes ? Et pourquoi avoir approché Gaël Faye ? Michael Sztanke : J'ai réalisé un documentaire,
Rwanda, chronique d'un génocide annoncé, en 2019, pour lequel j'ai plongé dans l'histoire du génocide. Je savais donc qu'il y avait eu des exactions du côté de l'armée française. Mais je ne savais pas exactement quelles étaient les circonstances. L'histoire de ces femmes m'a ensuite été rapportée par une Rwandaise, une ancienne médecin humanitaire qui était présente pendant le génocide des Tutsis. C'est elle qui a recueilli le premier témoignage. Ensuite, il y a eu une première plainte déposée par six femmes à Kigali en 2009 et une instruction a été ouverte en France en 2010. Depuis, il ne se passe rien.
C'est une fois que j'ai pris connaissance de cette histoire que je me suis penché sur le dossier judiciaire. J'ai eu accès à un certain nombre d'informations, de procès-verbaux, mais je me suis tout de suite heurté à un mur. Seuls quelques hauts gradés français se sont exprimés par voie de presse pour dire que ces viols étaient des faits isolés, de quelques individus qui, je cite, « ont déconné ». J'ai alors décidé de faire un film avec ces femmes.
Je connaissais Gaël à travers ses écrits, ses albums, et aussi son activisme au sein du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). J'ai trouvé qu'il était tout à fait légitime pour coréaliser ce film. Ce n'est pas un film classique, ni facile à faire, dans le sens où nous donnons la parole à des femmes sur un sujet tabou. Ce sont des femmes qui n'ont pas l'habitude des caméras, elles n'ont pas l'habitude de raconter des choses intimes à des hommes blancs, français de surcroît.
Gaël, comment vous êtes-vous retrouvé embarqué dans ce projet ? Gaël Faye : J'ai fait la connaissance de Michaël grâce à des membres du CPCR, dont je suis le secrétaire depuis quasiment quinze ans. L'association a pour but de poursuivre les présumés génocidaires rwandais qui vivent sur le territoire français. Quand Michaël m'a parlé de l'histoire de ces femmes, j'étais complètement abasourdi. Et j'ai tout de suite trouvé que l'idée de pouvoir leur donner un visage, afin qu'elles ne soient plus simplement six plaignantes qui apparaissent dans un article de presse, était la meilleure chose à faire.
Qu'est-ce que leurs témoignages ont réveillé en vous, Gaël, en tant que Franco-Rwandais ? G.F. : Ça a réveillé en moi un sentiment de malaise que je connais bien, car, en tant que Franco-Rwandais, je ressens ce malaise depuis mon adolescence. C'est l'âge vers lequel j'ai compris qu'il s'était passé quelque chose de terrible qui impliquait le pays de mon père et celui de ma mère. C'est ce qui m'a motivé à m'engager dès le lycée dans des associations de mémoire et de justice.
J'ai été soulagé l'année dernière avec la publication du rapport Duclert et surtout avec la visite du président Macron durant laquelle il reconnaissait, finalement, les responsabilités de la France. Je me suis dit que, enfin, nous n'allions plus prêcher dans le désert !
Mais, en lisant entre les lignes, il s'agissait seulement de responsabilités politiques.
L'histoire de ces femmes pose la question du rôle de l'armée française, notamment durant l'opération Turquoise, qui reste absent du rapport Duclert, tout comme du discours d'Emmanuel Macron, si ce n'est dans des termes très positifs. Il a, par exemple, dit que les soldats français avaient essuyé des larmes pour consoler des gens. Personnellement, j'ai trouvé ces propos indécents sachant qu'il y a eu des cas d'exactions qui ont été rapportés. Il y a l'histoire de ces femmes et d'autres témoignages connus qui ont décrit l'abandon par des soldats français, et aussi le livre de Guillaume Ancel qui pose d'autres questions autour de cette mission, loin de n'avoir été qu'humanitaire. La justice, à mon avis, doit aussi pouvoir nous éclairer sur cette période de notre histoire commune.
Vous êtes-vous posé la question de votre légitimité, en tant qu'hommes, de surcroît français ?
M.S. : C'est une histoire qui concerne la France autant que le Rwanda. L'idée de ce film est aussi d'embarquer le téléspectateur, avec cette citation de Boris Boubacar Diop au début : « Ce qui s'est passé au Rwanda est, que cela vous plaise ou non, un moment de l'Histoire de France », qui vient rappeler que ces atrocités nous concernent aussi, en tant que Français.
G.F. : Pour compléter, en tant que Français, finalement, nous n'avons qu'une seule chose à faire, c'est de demander à notre justice pourquoi, depuis dix ans, le dépôt de plainte de ces femmes n'aboutit pas ? C'est tout ce que nous pouvons faire, parce que ces femmes ont déjà fait l'essentiel. Elles ont eu le courage immense de témoigner, d'affronter leur entourage, leur famille, l'une d'elles a été quittée par son mari, à la suite de sa plainte. Elles prennent le risque d'être ostracisées dans leur communauté. Il faut mesurer leur courage : venir jusqu'en France pour porter plainte contre l'une des plus puissantes armées au monde.
Comment les avez-vous convaincues de se livrer face caméra ? Et dans quelles conditions avez-vous recueilli leurs témoignages ?
M.S. : C'est un film qui s'est fait en plusieurs étapes, sur plusieurs mois. Dans un premier temps, nous avons essayé de leur faire comprendre que nous ne venions pas pour les interroger et repartir ensuite. Il a fallu créer une relation de confiance, cela nous a pris au moins cinq mois. Nous avons eu la chance de travailler avec notre coproductrice rwandaise, Dida Nibagwire, qui a effectué un vrai travail de mise en confiance avant le tournage, qui a duré quelques semaines, durant lesquelles nous avons vécu avec elles.
Pourquoi être retournés sur les lieux des viols ? Était-ce votre idée ? M.S. : L'idée est venue de Marie-Jeanne Muraketete, à qui nous avons posé la question de savoir où elle souhaitait être filmée pour nous raconter son histoire. Elle a choisi de retourner dans l'ancien camp de réfugiés pour la première fois, avec sa fille Jeannette, car elle voulait lui montrer la région où elle était née et l'endroit où elle avait souffert. Finalement, nous avons construit le film autour de ce périple en bus avec les autres femmes, qui ont toutes accepté de venir, peut-être pour mieux affronter le passé…
Comment expliquez-vous le fait que, face aux atrocités que racontent ces femmes, on leur objecte encore, vingt-huit ans plus tard, le doute… G.F. : Nous sommes dans un contexte de mouvement de libération de la parole autour des violences faites aux femmes depuis quelques années en Occident, pourtant, nous voyons bien que ce sont toujours les mêmes mécanismes qui se reproduisent.
Dans notre film, ces femmes qui ne se connaissaient pas racontent les mêmes violences, le même mode opératoire, dans des camps différents ; en face, il y a toujours un déni. Ce n'est pas acceptable. C'est pour cela que la justice doit faire ce travail.
M.S. : Quand vous êtes face à une femme qui parle de son viol, que ce soit en temps de conflit ou pas, il y a toujours un doute, c'est terrible, c'est un réflexe presque naturel. Dans ce film, nous avons justement voulu lever le doute et dire : « Ça suffit. » Ces femmes n'ont aucun intérêt à raconter tout cela, si elles racontent ces histoires, c'est qu'elles l'ont vécu.
Selon vous, évoquer le rôle de l'armée française au Rwanda à cette époque reste encore tabou… G.F. : Comment se fait-il que, dans des camps séparés de quasiment 100 kilomètres, où opéraient des régiments de soldats français différents, les mêmes violences aient eu lieu sous les mêmes formes ? C'est-à-dire des viols en réunion, où les soldats vont chercher spécifiquement des femmes tutsies. Cela pose forcément la question du système, sans que forcément il y ait une volonté directe de la hiérarchie.
Nous sommes vingt-huit ans plus tard, ces femmes se souviennent encore de certains signes physiques, nous savons qu'il n'y avait pas tant de soldats dans ces camps, il est encore possible de rendre justice. D'ailleurs, elles le disent à la fin du film, elles sont encore là, elles sont encore vivantes, alors pourquoi ne pas agir maintenant ? Parce que c'est sûr, dans trente ans, tout ce travail sera peut-être toujours utile pour la connaissance de l'Histoire, mais, pour ces femmes, il sera trop tard. Il serait désastreux de laisser penser que des bourreaux puissent échapper à leurs crimes.
M.S. : Vingt-huit ans après, c'est compliqué, et l'armée est dans son rôle lorsqu'elle nie être impliquée de près ou de loin dans des viols, encore moins dans des viols systématiques. Encore une fois, ce film n'est pas un film contre l'armée française.
Il faut savoir que le viol a toujours été une arme de guerre dans les conflits, et c'est encore plus vrai dans le cas du génocide des Tutsis au Rwanda, parce que les miliciens hutus violaient systématiquement les femmes tutsies. Dans leur esprit, le viol représentait la violence ultime pour nier l'identité de son adversaire. À l'époque, il y avait toute une propagande du régime hutu autour de la femme tutsie qu'il fallait tuer. Ce sont elles qui portent le plus lourd tribut des violences de ce génocide.
Comprenez-vous que certains, que ce soit au Rwanda ou en France, estiment qu'une page a été tournée l'an dernier avec la visite d'Emmanuel Macron et le rapport Duclert ? M.S. : Effectivement, sur le plan politique et historique, Emmanuel Macron, en se rendant à Kigali, l'an dernier, nous a fait gagner plusieurs années d'avancées dans les relations entre le Rwanda et la France, c'est tout à son honneur. Cependant, dans le rapport Duclert, qui fait 1 215 pages, dont 300 pages consacrées à l'opération Turquoise, il n'y a pas une ligne sur l'attitude ou le comportement des soldats français dans ces camps de réfugiés qu'ils étaient censés sécuriser. Il faut bien savoir que les historiens n'ont pas eu accès à toutes les archives, ils n'ont pas pu tout traiter en deux ans d'enquête. Le film éclaire cet angle mort : le comportement de soldats français dans les camps de réfugiés.
L'histoire du Rwanda et de la France est liée. La France a eu un rôle, sous Mitterrand, l'armée française a pris part à des exactions au Rwanda où elle était présente avant le génocide. La conclusion du rapport de la commission Duclert, commandé par le président Macron, stipule bien que la France a de lourdes et accablantes responsabilités dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Il n'est pas question de complicité.
Je comprends la réaction des gens, parce que Paris est allé s'excuser, en quelque sorte, à Kigali. Paris a reconnu ses torts, et puis, c'est terminé, on passe à autre chose. C'est tout le problème. Un génocide ne finit jamais de s'écrire. Un génocide n'est jamais fini pour les victimes, un génocide a une date de début, mais n'a pas de date de fin. J'en veux pour preuve le fait qu'une instruction est ouverte depuis dix ans au sein du pôle « Génocide et crimes contre l'humanité » du tribunal judiciaire de Paris et elle est au point mort. Pour moi, c'est le signe que l'histoire n'est pas terminée.
Votre film a-t-il pour objectif de contribuer à mobiliser la justice pour ces femmes ? M.S. : À partir du moment où il y a une plainte déposée en France, une instruction qui est ouverte, que la parole de ces femmes a été entendue, enregistrée par le juge, il est légitime de se poser, la question, aujourd'hui, de savoir pourquoi cette instruction est encore ouverte. S'il y avait un doute, ou s'il manquait des preuves, cette enquête aurait été refermée.
Avec Gaël, nous avons une vision optimiste des choses, et nous disons que, grâce à ces témoignages et au relais médiatique, peut-être la parole de ces femmes va faire avancer le dossier.
Votre film fait fortement écho à l'actualité de la guerre en Ukraine avec de plus en plus de cas de viols rapportés. Quels enseignements peut-on tirer des témoignages de Marie-Jeanne, Concessa, Prisca et les autres femmes, pour mieux appréhender ces sujets au présent ?
G.F. : Je suis le premier étonné de voir à quel point, finalement, ce n'est pas une question de latitude, ce n'est pas lié à des origines, mais plutôt à des comportements.
Les témoignages de Marie-Jeanne, Concessa, Prisca et les autres femmes nous apprennent que l'impunité nourrit l'impunité. Tant qu'il n'y aura pas de procès exemplaires dans des Cours pénales internationales ou avec un retentissement suffisant pour que l'on comprenne bien qu'il s'agit de crimes de guerre, le viol continuera d'être un élément constitutif de la guerre. Le sujet est d'une urgence fondamentale.
Ces femmes qui témoignent nous interrogent sur le corps des femmes en temps de guerre, c'est une question de dignité ; dans le film, nous posons la question du système. Comment se fait-il qu'à chaque conflit ou guerre, que ce soit en RDC, en Syrie, les armées s'en prennent aux corps des femmes ?
M.S. : Cela fait écho également aux récentes révélations sur les viols de l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Il a fallu des décennies pour qu'on en parle.
Le documentaire pose la question clé de la transmission de la mémoire aux nouvelles générations. Comment les familles rwandaises s'y prennent-elles ?
G.F. : Au Rwanda, chaque famille à son mode de transmission.
Pour moi, la transmission fait partie du travail de mémoire, c'est essentiel pour la reconstruction d'une nation, pour que les nouvelles générations puissent comprendre d'où elles viennent. La parole permet le dialogue, et peut-être de s'apaiser, de se comprendre, de permettre de continuer à vivre un peu mieux. Le film nous enseigne aussi que, dans les non-dits, il y a tellement de choses qui passent. Ce qui était très touchant dans cette histoire avec ces femmes et leurs filles respectives, c'est qu'on se rend compte qu'il y a des modes de transmission qui diffèrent d'une femme à l'autre, d'une famille à l'autre.
Dans l'une des dernières scènes du film, l'une des filles a du mal à entendre la parole de sa mère, elle a peur directement de sa douleur. Pourtant, elle se doute, parfois elle entend des cris quand sa mère discute avec ses amies, chacune attend que l'autre fasse le premier pas. Malgré tout, elle veut lui témoigner son amour en se rendant, avec elle, sur les lieux des viols, puis elle nous demande si elle peut écrire une lettre, c'est bouleversant.
Dans un autre témoignage, l'une des femmes a dit qu'elle était incapable de parler à ses enfants. Elle n'y arrivait pas, c'est toute la difficulté de la transmission, c'est un mélange entre l'amour et la honte. Il faut s'imaginer ce que ça signifie à l'échelle du Rwanda, c'est incroyable.
Cette nouvelle génération, qui représente quand même entre 60 et 70 % de la population, est née après le génocide, donc, c'est vraiment un pays jeune qui se construit avec la souffrance des parents et qui doit apprendre à faire avec.
Dans quel cas n'auriez-vous pas fait ce film ? M.S. : Nous avons fait ce film, parce que ces femmes ont porté plainte auprès de la justice française. Si elles n'avaient pas porté plainte, je ne pense pas que nous aurions pu le faire.
* « Rwanda, le silence des mots », documentaire de Gaël Faye et Michael Sztanke, en coproduction avec Arte/Babel Doc, pour Arte reportage, à voir samedi 23 avril à 18 h 35 et sur arte.tv/reportage jusqu'au 19 mars 2025.