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Le 27 novembre 2006, les relations entre Kigali et Paris étaient
entrées dans une ère de grande glaciation : le président Kagame avait
en effet choisi de rompre tout lien diplomatique avec la France. Il
était ulcéré par les mandats d'arrêt qui venaient d'être lancés par le
juge français Bruguière contre neuf de ses proches dans le cadre de
l'enquête sur l'attentat qui avait coûté la vie, en avril 1994, au
président Habyarimana.
Depuis 1994, les griefs rwandais vis-à-vis de la France s'étaient
accumulés, Kigali reprochant à Paris son attitude de collaboration
avec le régime Habyarimana qui a mené au génocide et son absence de
mea culpa.
Nos collègues du Monde viennent d'ajouter une pièce fort intéressante
à ce lourd dossier : il s'agit d'une partie des archives de l'Elysée
sur le Rwanda - télégrammes diplomatiques, notes de conseillers,
procès-verbaux de ministres... - qui a été envoyée le 27 juin dernier
à la juge d'instruction du Tribunal aux armées de Paris, Florence
Michon.
C'est Me Antoine Comte, avocat de rescapés tutsis du génocide, qui a
transmis ces documents à la juge Michon. Me Comte avait, en février
2005, déposé plainte contre l'armée française. Et une information
judiciaire pour « complicité de crimes contre l'humanité » et « complicité de génocide » relative au rôle joué par l'armée française
lors de l'Opération Turquoise, de juin à août 1944, avait été ouverte
en décembre 2005.
Selon Le Monde, Me Comte réclame maintenant que soient auditionnés les
principaux responsables politiques et militaires qui apparaissent dans
ces archives : Pierre Joxe, ministre de la Défense qui exprima des
réticences sur l'engagement français au Rwanda en 1993 ; Alain Juppé,
ministre des Affaires étrangères en 1994 ; et les principaux
conseillers du président Mitterrand.
Selon Le Monde, ces archives mettent à mal la version officielle selon
laquelle la France avait eu pour seul objectif de poursuivre une
coopération militaire classique tout en poussant le gouvernement
rwandais du président Habyarimana à ouvrir des négociations politiques
avec les rebelles du Front patriotique rwandais. Pour Me Comte, « il
est patent que, tout au long de la période allant de 1993 jusqu'à
l'attentat du 6 avril 1994, la préoccupation centrale des autorités
françaises est de soutenir inconditionnellement le président
Habyarimana, même s'il fallait aller au-delà d'un appui indirect aux
forces armées rwandaises ».
Si François Mitterrand en personne indique, en juin 1994, ne pas avoir
été prévenu de drames au Rwanda avant l'attentat contre le président
rwandais, il livre une version bien incomplète de la vérité. En
octobre 1990, alors que le FPR lance ses premières attaques depuis
l'Ouganda, Kigali appelle à l'aide les armées belges et françaises,
qui viennent évacuer leurs ressortissants.
Mises au courant des rafles de Tutsis en cours, les autorités belges
rapatrient leurs troupes, une fois les expatriés belges évacués, pour
ne pas soutenir le régime. Paris maintiendra les siennes, même si le
12 octobre, le colonel Galinié, attaché de défense à Kigali,
s'inquiète de la multiplication des arrestations de Tutsis dans un
télégramme diplomatique : « Il est à craindre que ce conflit finisse
par dégénérer en guerre ethnique. » Et le lendemain, rapporte Le
Monde, son supérieur, l'ambassadeur Georges Martres, précise que les
paysans fidèles au régime « participent de plus en plus à l'action
militaire à travers des groupes d'autodéfense armés d'arcs et de
machettes ».
Durant l'année 1991, l'Elysée, soucieux d'endiguer l'influence
anglo-saxonne de l'Ouganda qui soutient le FPR, choisit de « renforcer
la coopération » militaire et de « durcir le dispositif rwandais »
même si ce soutien risque d'être interprété par Kigali comme « un
soutien inconditionnel à leur politique », selon les mots de l'amiral
Jacques Lanxade, chef d'état-major des armées. Les livraisons
françaises d'armes s'accélèrent.
Et en janvier 1993, l'ambassadeur de France Georges Martres cite par
écrit le témoignage d'un ancien membre des escadrons de la mort
Janvier Afrika selon lequel Habyarimana aurait donné « l'ordre de
procéder à un génocide systématique en utilisant, si nécessaire, le
concours de l'armée et en impliquant la population locale dans les
assassinats ». Difficile pour la France de dire qu'elle ne savait
pas...
« Toujours plus d'infos sur le rôle français »
ENTRETIEN
Maître Eric Gillet, avocat au Barreau de Bruxelles, a représenté de
nombreuses parties civiles dans les trois procès rwandais aux Assises
de Bruxelles.
Que vous inspirent les révélations du « Monde » ?
A propos de l'implication de la France au Rwanda, il y a chaque jour
plus d'éléments disponibles : des chercheurs français travaillent
notamment dans des universités, l'actuel procès Ntuyahaga a encore
rendu publics certains éléments. Il faudrait maintenant que tout cela
soit rassemblé dans un seul dossier, devant une instance
impartiale. Est-ce possible en France ? La justice y est-elle
réellement impartiale ? Nous l'espérons, mais le travail du juge
Bruguière, critiquable, n'incite pas à l'optimisme.
Que sait-on de la présence française au Rwanda ?
Les informations actuellement connues ne sont, je le crains, que la
pointe émergée de l'iceberg. La France a été massivement présente au
Rwanda dans les mois et les jours qui ont précédé le génocide. Mais il
y a encore de grandes interrogations. Quelle était la mission des
gendarmes français ? La France a-t-elle participé aux systèmes
d'écoutes rwandais sophistiqués qui ont permis de localiser des
personnalités qui ont été les premières victimes du génocide ? Dans
les douze derniers mois avant le génocide, les militaires français
étaient bien présents dans les camps militaires puisqu'ils formaient
les militaires rwandais. Or ces camps ont aussi servi pour
l'entraînement des milices interhahamwé, à l'avant-garde du
génocide. Même les Belges étaient au courant. Est-il possible que les
Français n'aient rien vu ?