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Le juge Jean-Louis Bruguière (à g.) et l’avocat Bernard Maingain. © Montage JA- Konrad/Sipa – Fedouach/AFP
À la lecture du dossier, dont ils découvrent enfin le contenu, maîtres Bernard Maingain et Léon Lef Forster sont ébranlés. « En tant que professionnel du droit, mais aussi parce que j’ai suivi de près la situation au Rwanda à partir du début des années 1990 et jusqu’au déclenchement du génocide », précise Bernard Maingain.
Parmi les motifs d’étonnement des deux avocats chargés de la défense des Rwandais mis en cause, l’absence, dans la procédure, de tout témoin direct, ce qui contraste avec la profusion de témoins indirects autoproclamés venus incriminer exclusivement la guérilla du Front patriotique rwandais (FPR).
Par des sources belges, Bernard Maingain apprend que, lors d’une commission rogatoire internationale menée à Bruxelles, au cours de laquelle le juge Jean-Louis Bruguière avait demandé à consulter les procès-verbaux d’interrogatoire recueillis par les Belges dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat, à Kigali, le 7 avril 1994, de dix de leurs Casques bleus, le magistrat français se serait livré à un « tri sélectif ». Il aurait en effet sélectionné exclusivement les PV susceptibles d’apporter de l’eau à son moulin, c’est-à-dire accréditant la thèse d’une culpabilité du FPR dans l’attentat qui, la veille, a coûté la vie au président Juvénal Habyarimana.
Autre découverte, et non des moindres : des messages radio, qui auraient été captés au lendemain de l’attentat par la station d’écoutes de Gisenyi, dans le nord du pays, et censés émaner du FPR, lequel se serait vanté d’avoir abattu l’avion présidentiel – alors qu’il se savait écouté. « Les messages étaient formulés avec une telle naïveté que cela m’avait marqué », se souvient Bernard Maingain.
Nouveau souffle
Après avoir fait du surplace pendant trois ans, nourrie par des témoignages émanant exclusivement de protagonistes ou de proches de l’ancien régime génocidaire, l’instruction Bruguière trouve un nouveau souffle à partir du début des années 2000. Tour à tour, plusieurs anciens soldats ou sous-officiers de la branche militaire du FPR viennent en effet se confier spontanément au magistrat parisien, se prétendant témoins directs des préparatifs de l’attentat, commis, selon eux, par la rébellion de Paul Kagame.
L’un d’entre eux, Abdul Joshua Ruzibiza, va plus loin. Il affirme devant le juge Bruguière avoir procédé aux repérages de l’opération sur la colline de Masaka, à Kigali – à quelques encablures de la position où le Falcon présidentiel amorçait son approche avant d’être foudroyé. Surtout, il clame avoir appartenu au commando ayant abattu l’avion dans la soirée du 6 avril 1994.
« ON NE PEUT PAS PARLER DE LAISSER-ALLER : IL S’AGIT VÉRITABLEMENT D’UNE FALSIFICATION JUDICIAIRE »
Le juge Bruguière retranscrit religieusement ses paroles. Il tient enfin un témoin clé susceptible d’étayer la thèse que lui-même cherche à accréditer depuis qu’il est saisi du dossier. De manière étonnante, alors qu’il affirme avoir été l’un des principaux artisans de cet attentat qui a fait douze victimes, Abdul Ruzibiza ressort libre du bureau du juge parisien, sans même être mis en examen.
Quelques années plus tard, il ira jusqu’à bénéficier d’une lettre de recommandation rédigée par le principal enquêteur du juge Bruguière, le policier Pierre Payebien, visant à lui faire obtenir l’asile politique en Norvège. Motif invoqué : sa vie est menacée depuis qu’il a témoigné contre le FPR. « On ne peut plus parler de laisser-aller, il s’agit véritablement d’une falsification judiciaire, s’indigne Bernard Maingain. Ce monsieur vient s’accuser du crime, et il est autorisé, malgré cela, à quitter le territoire français ! »
Volte-face
Girouette manifestement atteinte de mythomanie aiguë, Abdul Ruzibiza reviendra sur son témoignage au micro de la radio rwandaise Contact FM, en novembre 2008, quelques jours après l’arrestation de Rose Kabuye. Il affirme désormais avoir sciemment manipulé le magistrat français en lui servant la version que celui-ci avait envie d’entendre. Avant une ultime volte-face, en 2010, devant le juge Trévidic, à qui il donnera une version plus que douteuse : le soir de l’attentat, il se serait trouvé, dira-t-il, à 90 km de Kigali (ce qui est confirmé par l’armée rwandaise), mais il aurait par la suite repris à son compte les témoignages des vrais membres du commando, lesquels lui auraient livré leur récit… Il refusera toutefois de les identifier. En septembre 2010, Abdul Ruzibiza décède en Norvège, emportant ses secrets dans la tombe.
« DES ÉLÉMENTS RECUEILLIS DANS LE CADRE DE L’INSTRUCTION N’ONT PAS ÉTÉ CONSIGNÉS CAR ILS AURAIENT PU CONTREDIRE LA THÈSE DU JUGE »
La liste est longue des autres témoins miracles qui défileront à la galerie Saint-Éloi, à Paris, dans le seul but de consolider une thèse accusant le FPR d’être derrière l’attentat. Sans parler de certaines rencontres et d’échanges épistolaires informels entre enquêteurs et témoins à charge, non consignés sur procès-verbal.
« Un certain nombre d’éléments recueillis dans le cadre de l’instruction n’ont pas été consignés car ils étaient susceptibles de contredire la thèse du juge Bruguière », relève Bernard Maingain, avant d’ajouter qu’ « un universitaire s’est, par exemple, vanté d’avoir eu des contacts informels par courriel avec le juge d’instruction français, lesquels n’ont laissé aucune trace dans les PV versés au dossier. Ce qui est une violation flagrante des règles de procédure pénale ».
Terrain neutre
Pourtant, en 2010, à la faveur de la nouvelle orientation donnée par les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux à cette instruction jusque-là erratique, une avancée notable devient possible. En décembre 2010, Léon Lef Forster obtient des magistrats instructeurs de pouvoir entendre les personnalités rwandaises mises en cause depuis novembre 2006 en terrain neutre. Un accord est trouvé. Ce sera au Burundi.
« Au cours de ces auditions, à Bujumbura, les éléments fournis par nos clients ont ébranlé les certitudes des magistrats », résume Me Maingain. Et pour cause ! La défense fournit par exemple aux juges français les preuves démontrant que certains soldats qui prétendaient avoir été témoins des préparatifs de l’attentat avaient, en réalité, été recrutés par l’Armée patriotique rwandaise (APR) postérieurement à celui-ci.
Quant aux officiers qui étaient de garde entre le 6 et le 7 avril à l’état-major de la rébellion commandée par Paul Kagame, ils livrent des éléments factuels qui font voler en éclats la version frelatée des transfuges venus défendre la thèse d’un complot fomenté par le FPR…