Citation
J'ai assisté à la première audience du procès, le 18 février 2022 au TGI de Paris1. Quelques dizaines de personnes entouraient les deux adversaires dans la salle d'audience de ce nouveau palais de justice. Je vous propose une déambulation sur cette audience, fidèle à ce que j'ai entendu et observé et aux résonances qu'elles m'ont inspirées.
Ces deux hommes furent à un moment donné aux deux bouts de la chaîne de commandement français pendant une des interventions françaises au Rwanda, à la fin du génocide des Tutsi. Pourtant tout les oppose dans leur vision du comportement de la France au Rwanda.
D'où parlent-ils ?
Hubert Védrine est un homme politique français, engagé de longue date au parti socialiste. Il est aussi le fils d'un très grand ami de François Mitterrand. Il connaît donc son mentor depuis l'enfance. C'est un énarque qui a une licence d'histoire. Sa fidélité inconditionnelle à François Mitterrand est d'abord émotionnelle. Elle est légendaire. Elle est de même nature que celle des oies de Konrad Lorenz. Elle est constitutive de sa personnalité. Elle explique son arrimage siamois, vital, à la politique de François Mitterrand, et notamment à celle de la France au Rwanda à partir de 1990. Elle a visiblement noyé une grande partie de son esprit critique. Cet arrimage siamois l'a rendu mal voyant politiquement. Pour lui et avant tout, rien ne doit entacher la mémoire de François Mitterrand.
Je cite France Culture :
"Hubert Védrine est né dans la Creuse en 1947 et depuis sa plus tendre enfance il a vécu dans l’ombre protectrice de François Mitterrand, qui deviendra son mentor, son parrain, puis l’homme qu’il admirera le plus, qui exercera sur lui une réelle fascination pendant toute sa carrière et auquel il restera toujours attaché."2
Les secrétaires généraux de la Présidence de la Cinquième république sont presque tous fondamentalement des militants politiques. Hubert Védrine est lui encore plus qu'un militant. Le temps de leur passage à cette fonction, ils reçoivent la protection due à un fonctionnaire de l’État, qu'ils devraient perdre quand ils retournent à leur militantisme et citoyenneté3.
Qu'est-ce qu'un secrétaire général de l’Élysée. Je fais un copier-coller de Wikipédia4 :
"Aucun texte officiel ne prévoit l’existence ou les attributions du secrétaire général de la présidence de la République. Son rôle et son influence varient donc suivant les différentes présidences. Dans la pratique, ses fonctions sont les suivantes :
- la direction et la coordination des membres du cabinet présidentiel ;
- la coordination des décisions présidentielles avec les actions gouvernementales et de l’ensemble des administrations publiques ;
- l’annonce de la composition du gouvernement lors de sa nomination ;
- la rédaction, au terme de chaque conseil des ministres, avec le secrétaire général du gouvernement, d’un relevé de décisions ainsi
qu’un compte rendu intégral des délibérations, qui ne sont pas rendus publics ;
- la prise de décisions dont il estime qu’elles vont dans le sens de la politique du président mais qui ne méritent pas d’être portées à son attention".
On voit donc que c'est une fonction qui n'est pas neutre, puisqu'elle dirige et coordonne les membres du cabinet présidentiel, et les décisions présidentielles avec l'action du gouvernement et l'ensemble des administrations. Elle prend la couleur de la personnalité de son titulaire, avec quelques obligations formelles, et une certaine autonomie dans la décision selon sa propre appréciation. C'est donc un homme de confiance du président. On pourrait dire que c'est le poisson pilote du Président, mais il ne faut pas se méprendre sur le sens réel de cette expression5. Hubert Védrine fut clairement et sans ambiguïté cet homme de confiance de François Mitterrand, surtout à la fin de sa présidence alors qu'il achevait son combat inégal contre le cancer. Comme on sait qu'en France, et surtout à l’Élysée, les traditions ont la vie dure, on doit aussi souligner que pendant une vingtaine d'années au dix-neuvième siècle, ce poste fut occupé par un militaire. Le président de la République est le chef suprême des armées. Son homme de confiance, protégé dans sa fonction, en est le relais obligatoire. Quelle est sa relation avec son chef d'état-major particulier, le général Quesnot à l’époque ?
Commençons par rappeler le rapport d'Hubert Védrine au Rwanda. Je cite encore un chapitre, de la fiche Wikipédia d'Hubert Védrine6 :
"Controverse sur le génocide des Tutsi au Rwanda
Hubert Védrine est au cœur des discussions concernant le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda. En tant que secrétaire général de l'Élysée, il aurait eu, de fait, accès à tous les documents nécessaires pour comprendre l'évolution du régime du président rwandais Juvénal Habyarimana entre 1990 et 1994, durant la guerre civile débutée en 1990, puis de la tournure des événements après l'attentat contre ce dernier le 6 avril 1994 et l'accomplissement du génocide par le gouvernement intérimaire. Étant donné l'état de santé, à l'époque, du président François Mitterrand - touché par un cancer - Hubert Védrine est régulièrement mentionné par des spécialistes de la question comme un des principaux responsables de la politique de l'Élysée vis-à-vis du Rwanda, d'autant qu'il a participé à tous les conseils restreints qui ont décidé des interventions militaires au Rwanda.
Il a eu plusieurs fois l'occasion de s'exprimer sur ce sujet, à commencer par la mission d'information parlementaire présidée par Paul Quilès, ou auprès des médias. Il défend l'idée que la France n'a pas participé au génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. Toutefois, au cours de son audition par la commission de la défense de l'Assemblée nationale le 16 avril 2014, Hubert Védrine a reconnu la livraison d'armes par la France au régime de Kigali « à partir de 1990 et après », en affirmant que ces armes n'ont jamais servi au génocide, sans faire référence aux livraisons durant la période même du génocide, ce qui était la question posée par le député Joaquim Pueyo7.
En juin 2017, la revue XXI publie un article faisant état du témoignage d'un haut fonctionnaire qui a examiné différents documents des archives non communiquées au public concernant ces événements. Selon ce témoin, les documents incluent une note signée par Hubert Védrine enjoignant aux militaires français de réarmer les génocidaires hutus passant la frontière du Rwanda vers la république démocratique du Congo (ex Zaïre) lors de l'opération Turquoise. Hubert Védrine n'a pas souhaité commenter cette publication. Un des officiers de l'opération Turquoise, Guillaume Ancel, a confirmé avoir reçu de tels ordres et avoir été témoin d'une de ces livraisons.
En 2021, dans un entretien à la revue Éléments, il condamne ceux qui critiquent la position de la France de François Mitterrand au Rwanda, estimant que « le Rwanda est devenu le prétexte pour tous les gauchistes de la place de Paris de régler leur compte avec François Mitterrand, la Ve République, la France comme puissance ». Ces propos sont notamment dénoncés par Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste."
Guillaume Ancel a rappelé à l'audience sa carrière militaire et ce qu'il sait du Rwanda.
Pour lui, Hubert Védrine à l’Élysée, faisait incontestablement partie du petit cercle de décideurs qui a eu accès aux informations parvenues à François Mitterrand ou venant de lui en retour, concernant le Rwanda. Il a nécessairement transmis ses ordres et sans doute pris quelques décisions qui lui semblaient non indispensables de faire remonter jusqu'au président de la République. C'était dans son rôle de coordinateur. Et il semble qu'il ait normalement rempli son rôle... sans se poser de questions sur la situation d'un pays dont ce petit groupe ne pouvait ignorer les intentions génocidaires, particulièrement précises et explicite dès 1990. Ils ont volontairement écarté ce type d'information, y compris venant de la DGSE, qui ne rentrait pas dans la stratégie présidentielle somme toute simpliste : maintenir le régime Habyarimana au pouvoir, malgré son entreprise génocidaire.
Le capitaine Guillaume Ancel était sur le terrain à partir de juin 1994. Il a rappelé que, comme ses camarades, il était à son arrivée très mal informé de la situation génocidaire. Il est envoyé au Rwanda à cause de sa spécialité très technique : s'approcher des cibles de la chasse aérienne française pour guider des frappes sur l'ennemi, désigné par le sigle OCA, "officier contrôleur avancé". C'est aussi un spécialiste des missiles portables.
En l'écoutant on ne pouvait que penser que c'est un boulot particulièrement dangereux qui demande de solides connaissances techniques, de l'audace et de la lucidité, du sang froid en terrain ennemi8.
Il raconte à la barre qu'il est envoyé au Rwanda pendant l'opération Turquoise, dite "humanitaire". Pour lui, quand il y repense, son domaine de compétence dans l'opération Turquoise ne correspondait pas à celles d'une opération humanitaire. Il devait bloquer l'avance du Front patriotique rwandais (FPR) en s'infiltrant au plus près pour guider les tirs, alors que le FPR était la seule force qui s'opposait aux génocidaires. Il est scandalisé de ce qu'on a voulu lui faire faire. Mais il précise qu'au dernier moment on l'a retenu dans sa mission, l'opération Turquoise a vu sa stratégie modifiée. Il voit un "Turquoise 1" et un "Turquoise 2".
Étant sur place, on lui improvisa d'autres missions, celles-là véritablement humanitaires, s'infiltrer, ce qu'il sait faire, et sauver des Tutsi cachés. Il affirma que ce changement de pied fut dû au scandale de Bisesero9, très médiatisé sur le moment, qui a obligé la France à faire profil bas sur la scène internationale et à abandonner ses projets belliqueux contre le FPR à partir du 1 juillet 1994, jour où son hélicoptère, en train de décoller au petit matin, fut stoppé dans son élan pour le transporter dans la zone de guidage des frappes aériennes. Cet ordre tardif, alors que l’opération était engagée, a stupéfié les militaires. Il était tout à fait inhabituel et ne pouvait venir que de l’Élysée.10
Guillaume Ancel insista aussi sur une livraison d'armes aux génocidaires dont il fut témoin, alors que le génocide touchait à sa fin et était devenu incontestable aux militaires de Turquoise. Ce fait l'a particulièrement marqué, d'autant plus quand il a découvert l'information de la revue XXI évoquée plus haut dans le copier-coller de la fiche Wikipédia d'Hubert Védrine11.
Après le Rwanda, envoyé ensuite sur le siège de Sarajevo, il tombe à nouveau sur l'incohérence grave des ordres de l'état-major français, puisqu'alors qu'il était prêt à faire sauter des canons serbes qui pilonnaient les habitants de Sarajevo, "cent fois" il a reçu l'ordre d'y renoncer pour ne pas tirer sur nos "alliés serbes".
Il quitta ensuite l'armée avec le grade de Lieutenant-colonel, après avoir exercé ses compétences en réorganisation. Revenu dans la vie civile, parallèlement à sa vie professionnelle de dirigeant dans de grandes entreprises, il s'est mis à publier ses témoignages et réflexions sur sa carrière militaire, non sans rappeler les pressions politiques et militaires qu'il a subies, dans sa vie personnelle comme professionnelle.
Ses qualités d'organisateur et sa lucidité lui permettent de percevoir les défauts d'organisation et de stratégie qui ont empêché de sauver des Tutsi. Ses analyses sont diamétralement opposées à celles de l'état-major et des responsables de l’Élysée de l'époque. Il est ulcéré par les contes à dormir debout qu'Hubert Védrine raconte publiquement pour défendre la politique et l'honneur de son mentor, et qui sont un déni de ce qu'il a vécu sur le terrain.
Il n'a pas tort quand il assimile ces erreurs à celles du régime de Vichy. C'est la même ornière mentale dans un nouveau contexte. On doit admettre que dans ce type de géométrie républicaine, le préfet du général de Gaulle, Maurice Papon, fut jugé et condamné pour sa complicité dans la Shoah. Maurice Papon était à l'époque secrétaire général, lui aussi, mais d'une simple préfecture. Au Rwanda, les génocidaires ne sont pas les nazis, mais ils ont la même ardeur à vouloir liquider les Tutsi. Un historien du CNRS, spécialiste de cette région, a parlé d'un "nazisme tropical"12. Des responsables français les ont aidés dans leur traque des Tutsi, de 1990 à 1993, leur laissant fin 1993, un outil informatique pour gérer le fichier PRAS des personnes à rechercher et à surveiller. L'assistance à la Papon fut automatisée. Les robots ne peuvent pas rendre compte à la place de ceux qui les ont installés13.
Guillaume Ancel conteste la loi du silence qui emmure une vérité que les citoyens français devraient connaître. Il fait valoir que les militaires anglo-saxons ont beaucoup plus de liberté de parole, ce qui est sain pour une démocratie. Il rappelle la position du général Sartre qui a parfaitement résumé ce fardeau dans un article dans Le Monde en mars 2021 :
"Pour nous, militaires français, soldats de Turquoise comme des autres missions, l’honneur des armées réside dans la lucidité et le courage de leurs acteurs de terrain. Les responsables politiques et militaires qui nous ont poussés, et continuent de nous inciter, à défendre ce qui fut leur politique, nous sont plus odieux que ne sont injustes ceux qui nous accusent de complicité de génocide. Une éthique de la direction politico-militaire des opérations de la France reste à inventer. Je le suggérais dans mon rapport de fin de mission et ce sera une des grandes leçons de la commission Duclert."14
Guillaume Ancel est l'expression vive du ras-le-bol séculaire des militaires de devoir être, par leur silence imposé et finalement complice, les marionnettes des lâchetés et incompétences des autorités. Son conflit avec Hubert Védrine est typique de ce point de vue. Il illustre la conclusion du général Sartre. Il veut que cela change. Il dénonce cette situation. Seuls quelques militaires ont parlé. Il a aussi cité le général Varret écarté de sa fonction pour avoir tiré les conséquences du projet génocidaire dont il fut directement informé en décembre 1990 par le chef d'état-major de la gendarmerie rwandaise. Il parla aussi du sous-officier du GIGN, Thierry Prungnaud, qui a rusé avec sa hiérarchie pour la forcer au sauvetage des rescapés de Bisesero, après trois jours de refus criminels de la part de Paris et du staff de Turquoise de leur porter secours. Guillaume Ancel rappela qu'il était désœuvré avec ses camarades à 40 km de Bisesero durant ces jours terribles où les derniers massacres de Bisesero auraient pu être évités. Ces militaires doivent être entendus et respectés, quoi qu'il en coûte. Même si Hubert Védrine prétend ne pas être la bonne cible, il a montré une totale solidarité, pendant et après ces événements avec le principal responsable de ces dérives monstrueuses, de ce "désastre" français.
La sortie du rapport de la commission d'historiens présidée par Vincent Duclert sembla à Guillaume Ancel le moment opportun pour interpeller Hubert Védrine sur les thèses infondées qu'il véhicule depuis 27 ans, concernant la France au Rwanda, ce qui explique que la vingtaine de phrases contestées fut publiée dans les semaines qui suivirent la publication du rapport Duclert.
Guillaume Ancel dénonça le déni odieux des faits par Hubert Védrine. Et c'est vrai que ce déni, de la nature de l’implication française au Rwanda, est particulièrement infondé, entretenu depuis des années, utilisant pour s'alimenter, des livres et comportements négationnistes, voire des instructions judiciaires dévoyées, comme l’actualité le souligne avec le non-lieu dans les accusations du juge Bruguière contre le FPR dans l'affaire de l'attentat "déclencheur du génocide"15. Il est particulièrement préoccupant et manifestement contraire à la loi. Le négationnisme d'une complicité dans un génocide est un encouragement à l'impunité d'un crime de génocide.
Pour appuyer sa position, qu'il a exposée avec beaucoup de pertinence et de clarté, Guillaume Ancel cita deux témoins de poids. Le premier est François Graner, directeur de recherche en Physique au CNRS qui mène des recherches à titre personnel sur le Rwanda, auteur de deux livres sur le Rwanda et "bardé" d'une autorisation exceptionnelle du Conseil d’État pour consulter les archives de François Mitterrand sur le Rwanda. Le second est Stéphane Audouin-Rouzeau, son préfacier, historien réputé, directeur d’études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui fut l'initiateur de la commission d'historiens décidée par le président de la République, finalement présidée par Vincent Duclert.
La rigueur des experts
François Graner fit un compte rendu rigoureusement factuel et particulièrement précis de ses consultations des archives concernant Hubert Védrine et le Rwanda, jamais pris au dépourvu par les questions très précises de la cour et celles des avocats. Ces consultations confirment qu'Hubert Védrine suivait de près ces affaires rwandaises et en était le pivot.
Stéphane Audouin-Rouzeau se présenta comme "conservateur" et "militariste", tout le contraire du tableau qu'Hubert Védrine dresse dans les médias de ceux qui contestent sa version des faits. Il fit une déposition particulièrement ferme, pertinente et républicaine, refusant le négationnisme du livre de Judi Rever régulièrement promu par Hubert Védrine, et concluant que c'est Hubert Védrine qui devrait être devant une cour d'assise16 et non pas Guillaume Ancel dans cette salle d'audience, car il est un lanceur d'alerte.
Tous rappelèrent en préambule qu'il n'est pas question de dire qu'Hubert Védrine et les autorités françaises partagèrent l'intention de génocide, et encore moins qu'elles aient partagé ce projet. Pour illustrer son point de vue, Guillaume Ancel rappela les mots de l'ambassadeur de France, Antoine Anfré, dans le livre d'or du mémorial de Gisozi à Kigali :
"Le génocide des Tutsi n’aurait pas eu lieu si nous avions eu une autre politique."17
Les trois dépositions de Guillaume Ancel et de ses témoins furent un grand moment de République par la hauteur et la pertinence de leurs propos, appuyés sur des faits et des documents, et rappelant les valeurs essentielles de notre culture et de notre histoire dans ce contexte.
Hubert Védrine présenta pour seul témoin une ancienne administratrice des rencontres photographiques d'Arles, Catherine Lamour, indignée qu'une pétition, s'appuyant sur les conclusions du rapport Duclert, ait amené Hubert Védrine à renoncer à la présidence de ces rencontres en juillet 2021. Rappelons que ces rencontres débutaient le 4 juillet 2021, jour anniversaire de la fin officielle du génocide des Tutsi. Elle se présenta comme productrice de télévision, ne connaissant pas le Rwanda, mais elle s'acharna pourtant à raconter une histoire du Rwanda très approximative, avec un aplomb lesté par son CV médiatique, mais parfois hésitante. Sur une question sur le thème des rencontres d'Arles de cette année-là, elle resta très imprécise. On lui glissa qu'il y avait l'Afrique, des photographes africains y étaient invités.
Hubert Védrine assura qu'il est d'accord avec les six chapitres du rapport Duclert, mais qu'il est en désaccord avec ses conclusions dont il dit qu'elles ne se perçoivent pas dans le corps du texte.
Il est évident qu'un travail d'historien ne porte pas de jugement quand il décrit les faits. Il n'est pas surprenant que les conclusions introduisent un jugement historique qui saute aux yeux de lecteurs attentifs. Soutenir des génocidaires n'est pas anodin.
"Trop c'est trop"
Hubert Védrine a mal vécu cette approche qui démonte l'idole de son enfance et ébranle sa fidélité. "Trop c'est trop", expression qu'il présenta comme une conclusion raisonnée provoquée par les publications de Guillaume Ancel et pour justifier sa démarche juridique.
"Trop c'est trop", c'est aussi le point de vue des rescapés du génocide par rapport à l'action de la France, dans une tout autre dimension. Mais dans la bouche d'Hubert Védrine cela ressemblait plus à ce moment à un "je ne peux plus respirer". Visiblement, pour lui, remettre en cause la politique de François Mitterrand, est impensable, irrespirable. C'est aussi un écroulement du monde de son enfance, une étape difficile dans la vie d'un homme qui a toujours vécu très protégé dans "les mondes" de son parrain. Il fait penser de ce point de vue au dernier empereur de Chine. Cet amoncellement d'interpellations l'a débordé, il s'accroche à l’éventualité que la cour y voit de la diffamation qu'il a reconnu difficile à prouver. Il était troublant au cours de l'audience de voir Hubert Védrine presque désarçonné et inspirant une réelle empathie pour un homme face à ses repères qui s’effondrent et qu'il tenta encore de retenir par quelques détails nuançant certains propos des dépositions ou des dénégations peu convaincantes. Il avait perdu sa morgue médiatique habituelle.
Bien sûr il revint sur le rapport Mapping18 concernant la RDC, rapport très controversé, pour laisser entendre, en prétendant ne pas le dire, qu'il y aurait eu un double génocide. Il en déduit qu'il y aurait eu 4 millions de morts, que ce rapport, considéré comme très peu fiable, ne confirme pas. Il invoque encore le Docteur Mugwege qui a refusé, pour ne pas être instrumentalisé19, de venir au colloque que ses proches ont organisé au Sénat en mars 2020 pour défendre encore une fois la politique de l’Elysée. Hubert Védrine s'accroche à toutes les branches qu'il trouve et aux mousquetons qu'il a fait poser.
L'invocation des accords d'Arusha
Sa principale bouée de sauvetage resta les accords d'Arusha. Il y revint sans cesse. Arusha, Arusha, Arusha ! Mais je ne peux m'empêcher de penser à un long document que j'ai publié le 9 décembre 2008, dans lequel je montre que la France n'a pas respecté, sur plusieurs points, le premier accord d'Arusha du 12 juillet 1992, signal désastreux pour encourager les alliés génocidaires de la France20. C'était un accord de cessez-le-feu doublé d'une feuille de route et du calendrier des quatre futurs accords à négocier. La négociation se clôtura par les derniers accords signés le 4 août 1993.
Il était stipulé, à l'article 2 du premier accord d'Arusha, les points suivants :
2. La suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain ;
3. L'approvisionnement en besoins logistiques non dangereux pour les forces militaires sur le terrain ;
4. la libération de tous les prisonniers de guerre, la libération effective de toutes les personnes arrêtées à la suite et à cause de cette guerre, dans les cinq (5) jours de la signature du présent Accord ;
6. Le retrait de toutes les troupes étrangères après la mise en place effective du Groupe d'observateurs militaires neutres (GOMN), à l'exception des coopérants militaires se trouvant au Rwanda suite aux accords bilatéraux de coopération ;
7. La non infiltration des troupes et l'interdiction d'acheminement des troupes et de matériel de guerre sur le terrain occupé par chaque partie ;
Le point 4 ne dépendait pas de la France, mais la gendarmerie française livra l'informatisation du fichier PRAS, des personnes à rechercher et à surveiller (informatisation du fichage des Tutsi), en octobre 1992, trois semaines après la diffusion de la définition de l'ennemi qui fut repérée comme l'un des principaux éléments qui caractérisa le génocide par le rapporteur spécial des droits de l'homme des Nations Unies. Pour le point 6, la mise en place du GOMN eut lieu le 11 août 1992 selon RFI. Cet accord d'Arusha constitue donc un mauvais alibi des présumés complices dans le génocide des Tutsi, quand on prend la peine de l'analyser.
Je n'ai guère de souvenir concernant les avocats. L'un parlait fort, l'autre était difficilement audible. Les questions aux témoins de l'avocat d'Hubert Védrine montraient qu'il ne connaît guère la question du génocide des Tutsi et de l'implication française. Je me souviens de la réflexion stupéfiante concernant le professeur Reyntjens, qui semble avoir fait un témoignage écrit pour Hubert Védrine : "il a écrit le Que sais-je ? sur le Rwanda", affirma avec aplomb son avocat, pensant montrer par là la légitimité de son témoignage. Quand on a lu "Les malversations intellectuelles du professeur Reyntjens"21 précisément à propos de ce Que sais-je ?, il y a de quoi réfléchir sur cette légitimité, d'autant plus que je me souviens qu'il fut rédacteur de la constitution de la République Hutu du Rwanda.
Il est difficile d'apprécier ce que pensent les magistrats. Ils ont posé des questions sur le fond au prévenu et à ses témoins, ce qui laisse penser qu'ils en tiendront peut-être compte. Même si la cour voit de la diffamation contre un homme acculé dans les publications poursuivies, il n'échappera pas à la vérité historique, que Guillaume Ancel et bien d'autres, dont moi-même, souhaitons qu'elle ne soit plus déniée en France. Le froissement d'Hubert Védrine en de telles circonstances, n'est rien à côté de la souffrance des victimes du génocide des Tutsi et des rescapés. Il faut prendre la mesure des choses et ne pas se tromper de victimes.
Le verrou complexe de la République.
Ce procès interroge. La France, ou plutôt les autorités françaises de l'époque, ont des responsabilités "lourdes et accablantes" dans le génocide des Tutsi selon le rapport Duclert. Comment peut-on affirmer cela et prétendre qu'il n'y a pas des personnes responsables de ce qu'il faut bien appeler une complicité dans le génocide des Tutsi, non pas dans son exécution, mais bien dans le soutien apporté aux génocidaires ?
Dans les affaires de terrorismes, on condamne des gens qui ont apporté un soutien matériel, par exemple la fourniture d'armes, même sans connaître explicitement la finalité de leur aide. Dans le cas de l'implication de la France au Rwanda, on connaissait le projet génocidaire depuis 1990, des responsables français de l’Élysée ont écarté les alertes de certains de nos militaires et de la DGSE. Ils ont aussi écarté les alertes d'organisations des Droits de l'homme. Le pays des Droits de l'homme !
La fourniture d'armes, de moyens matériels, l'entraînement de civils, l'informatisation du fichage des Tutsi, le soutien diplomatique à l'ONU au gouvernement génocidaire, tous ces éléments devraient convaincre les responsables de notre justice que les membres de ces autorités de l'époque doivent être poursuivis. Au minimum, ils devraient être mis en examen. Mais rien ne se passe. Ceux qui s'impatientent, et il y a de quoi, sont poursuivis en diffamation. C'est une situation particulièrement ignoble et violente, incohérente avec notre constitution, génératrice de troubles à l'ordre public, déstructurante, déstabilisante, injuste.
D'où vient ce verrou mafieux de notre République ? Je ne peux pas croire que tous nos magistrats partagent cette attitude.
Il me semble que cette loi de la presse de 1881 est particulièrement responsable de ce verrou. Certes il faut des barrières contre des excès, mais cette loi rend intouchable les autorités du pays, car la moindre mise en cause est bâillonnée grâce à cette loi. Les juristes prétendent qu'ils font du droit et uniquement du droit. Mais cette loi empêche de porter devant les tribunaux des faits beaucoup plus graves. Notre République s'étiole de plus en plus et je considère que ce verrou, les abus de cette loi, en est principalement responsable.
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0- Rapport de la commission d'historiens présidée par Vincent Duclert
1- Génocide au Rwanda : Hubert Védrine défend devant la justice son rôle et celui de François Mitterrand - Le Monde 19 février 2022
- « #Védrine », « #Rwanda » : que peut-on dire sur les réseaux sociaux du rôle de la France pendant le génocide des Tutsis ? Maria Malagardis Libération, 21 février 2022
2- L'ombre de François Mitterrand France Culture, 13 avril 2020
3- De la même manière l'usage de garder honorifiquement le titre d'une fonction éminente de l’État est une aberration incompréhensible. De telles traditions, quasi mystiques dans un état pourtant laïc, comme si la fonction changeait la personne de nature, engendrent beaucoup d'abus, et de quasi-usurpations d'autorité. Aujourd'hui, c'est Emmanuel Macron qui a l'autorité, jusqu'à nouvel ordre.
4-Secrétaire général de la présidence de la République française - Wikipédia consulté le 19 février 2022
5- "Poisson-pilote est un nom vernaculaire ambigu en français. On appelle couramment « poisson-pilote » plusieurs espèces de poissons de l'ordre des Perciformes. Leur nom provient du fait qu'ils accompagnent souvent les grands prédateurs marins : requins, reptiles marins et cétacés. Ils ne les guident pas, comme on le pensait autrefois, ils profitent de l'onde de proue créée par la nage de ces derniers" - Wikipédia
6- Passage de Wikipédia copié collé le 19 févier 2021
7- Visualiser la vidéo du 16 avril 2016 à l'Assemblée nationale.
La vidéo est insérée au début dans un montage de séquences diverses tournées au Rwanda qui démentent les propos d'Hubert Védrine : des armes à feu ont bien servi au génocide. La gendarmerie rwandaise et l'armée rwandaise ont utilisé leurs armes pour exécuter le génocide en divers endroits du Rwanda. Bien souvent la gendarmerie faisait une première attaque dans un lieu de regroupement, souvent des stades et des églises, avec des mitrailleuses et des grenades, et ensuite des miliciens finissaient le travail avec des machettes.
8- Je n'oublie pas pour autant que je fus objecteur de conscience. Je peux reconnaître la part d'humanité et de compétences dans ce que fait l'armée.
9- Bisesero est un massif au bord du lac Kivu dans lequel de nombreux Tutsi se sont réfugiés dès le début du génocide. Ils s'organisèrent à main nue pour résister aux assauts des miliciens, de la gendarmerie et de l'armée rwandaise pendant trois mois. Quand l'opération Turquoise arriva dans la zone, il restait environ deux mille rescapés. Entre le moment où une patrouille de Turquoise les rencontre et constate leur situation humaine catastrophique et les attaques dont ils sont quotidiennement victimes et le moment où l'armée française interviendra pour leur porter secours, il se passera trois jours inexpliqués du 27 au 30 juin 1994. L’équipe du sous-officier du GIGN, Thierry Prungnaud, rusera (un "acte de désobéissance") pour forcer le staff de Turquoise à réagir. L'armée française sauvera alors les derniers 800 Tutsi de Bisesero. Aujourd'hui au plus haut sommet de Bisesero sont enterrés dans un mémorial 65 000 Tutsi, retrouvés dans le massif. Les articles dans le Figaro du journaliste Patrick de Saint Exupéry, témoin de la première rencontre, sont à l'origine de la mission d'information parlementaire sur le Rwanda, qui bâclera paradoxalement le traitement de ce sujet. La justice française instruit ces événements suite à des plaintes de Rwandais de Bisesero. L'instruction traîne depuis 2005 et n'a pas suivi un chemin normal et serein.
Mediapart a publié une vidéo, filmée par l'armée française, particulièrement accablante sur ce drame : Génocide des Tutsis au Rwanda: la vidéo qui accable l’armée française - 25 octobre 2018
de VULPIAN Laure, PRUNGNAUD Thierry, Silence Turquoise - Rwanda 1992-1994 - Responsabilités de l'Etat français dans le génocide des Tutsi, Don Quichotte éditions, septembre 2012, 460 p
France Culture 22 avril 2005 interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian
10- Guillaume Ancel a répété ce qu'il a écrit dans son livre :
ANCEL Guillaume Rwanda, la fin du silence: Témoignage d'un officier français, Les Belles Lettres, 16 mars 2018 250 p.
11- On trouve aussi des résumés de ce récit controversé sur son blog Ne pas Subir
12- Un nazisme tropical, Jean-Pierre Chrétien, Libération 26 avril 1994
13- Génocide des Tutsi du Rwanda : la France n'est-t-elle pas coupable ?
14- Général Patrice Sartre, Le Monde 30 mars 2021
15- L'ordonnance du juge Bruguière comme objet négationniste - Rafaëlle Maison, Géraud de Geouffre de La Pradelle, dans Cités 2014/1 (n° 57), pages 79 à 90
16- On comprend pourquoi Emmanuel Macron n'a pas retenu Stéphane Audouin-Rouzeau pour présider la commission d’historiens. Il ne voulait sans doute pas avoir de problèmes avec les socialistes au cas où il dénoncerait vivement certains de leurs responsables !
17-Livre d'or du Mémorial de Gisozi, principal mémorial de Kigali. La citation complète est : "Le génocide des Tutsi n’aurait pas eu lieu si nous avions eu une autre politique. Ce terrible constat, étayé par le rapport Duclert a conduit le président de la République à reconnaître en ce lieu l’ampleur de nos responsabilités, le 27 mai 2021. Cette responsabilité nous oblige. Elle nous oblige vis-à-vis du million de victimes, assassinées de façon planifiée dans des conditions abominables. Nous ne les oublierons pas. Elle nous oblige aussi vis-à-vis des Rwandais aujourd’hui, avec lesquels nous avons le devoir de construire un monde meilleur."
18- A propos du rapport Mapping Site internet de la commission d'enquête citoyenne sur l'implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda
19- France / RDC / Rwanda : Le colloque de Védrine au Sénat
20- Le "chiffon de papier", du premier accord d'Arusha à la rébellion des autorités de la France au Rwanda 2008 - CEC - Leurs multiples refus de respecter les accords de cessez-le-feu et les fondements de leur complicité dans le génocide des Tutsi version 5 - 9 décembre 2008
Je remarque 14 ans plus tard et une masse d'informations supplémentaires que plus de points furent violés que je ne l'écrivais en 2008.
21- Les malversations intellectuelles du professeur Reyntjens - Survie 2017