Citation
Qu’est-ce que la Françafrique ? « Il s’agit, selon nous », écrivent les quatre directeurs [1] de cet ouvrage dans leur introduction (en page 14), « d’un système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines. Cette alliance, héritée d’une longue histoire coloniale, mêle des mécanismes officiels, connus, visibles, assumés par les États, et des mécanismes occultes, souvent illégaux, parfois criminels, toujours inavouables. »
Cette introduction est titrée, ironiquement : « Françafrique, la mort lui va si bien », ce qui ne manque pas de détoner avec le titre du livre : L’Empire qui ne veut pas mourir. Les auteurs expliquent qu’en effet, « dans le courant des années 2000, un consensus s’[était imposé] en effet pour ne plus parler de la Françafrique qu’au passé. Si l’on conv[enai]t désormais que la Françafrique a[vait] bel et bien existé, elle n’[aurait plus été] d’actualité. » (p. 11) Comment cela fut-il possible ? Il faut pour le comprendre revenir à la popularisation du terme « Françafrique » (c’est la seule fois que nous le mettrons ici entre guillemets, contrairement à un usage trop répandu parmi ceux qui préfèrent les euphémismes aux descriptions brutales de réalités qui ne le sont pas moins). C’est la publication, en 1998, du livre La Françafrique. Le plus long scandale de la République, de François-Xavier Verschave [2], alors président de l’association Survie [3], qui fit connaître le terme (il existait déjà, mais n’était employé – dans un sens très différent – que par peu de gens, plutôt des politiques néocolonialistes, genre Mitterrand et son pote Houphouët-Boigny, exaltant les fructueuses relations entre L’Hexagone et le continent noir (fructueuses pour leurs gueules, hein, pas pour les petites gens, et surtout pas pour les ex-colonisé·e·s). « En rassemblant en un seul mot l’ensemble des mécanismes qui permettent à la France de perpétuer en Afrique des pratiques inavouables, sous les discours “vertueux” et les sempiternelles déclarations d’“amour”, le concept de Françafrique [permit] d’éclairer des phénomènes peu ou mal connus : les assassinats, la corruption, le clientélisme, les réseaux parallèles, les intermédiaires véreux, le soutien clandestin à des putschs et à des organisations mafieuses. Tout ce qui était masqué trouvait subitement une incarnation sémantique. » (p. 18-19) « Mais en révélant l’occulte, en focalisant l’attention sur les scandales, le mot “Françafrique” en a implicitement pris le sens : comme si le système qu’il désigne ne se définissait que par ce qui était invisible, secret, dissimulé au regard curieux des journalistes, des universitaires et des simples citoyens. La réduction de la Françafrique à sa dimension occulte et scandaleuse a beaucoup aidé les contempteurs du concept, qui en ont profité pour le caricaturer à l’excès et s’en débarrasser à peu de frais. Par un surprenant paradoxe, la face occulte de la Françafrique a fini par masquer sa face visible et officielle : les connexions militaires, le système monétaire, les dispositifs de coopération, le soft power linguistique, sans oublier le paternalisme latent – voire le racisme assumé – qui irrigue l’ensemble. » (p. 20.)
Les auteur·e·s [4] ont donc entrepris tout à la fois d’éclairer les aspects obscurs du système, tels qu’ils perdurent depuis leur révélation par le livre du président de Survie, et d’en analyser aussi le fonctionnement « public », tel qu’il se donne à voir à travers ses institutions, ses actes et ses discours. Gros chantier : cela donne un pavé de mille pages. Il faut ici rendre grâce aux éditions du Seuil de s’être lancées dans pareille entreprise [5].
« La mort lui va si bien », donc, parce que depuis le cri de colère de Verschave, les politiques français n’ont eu de cesse de proclamer la disparition de la Françafrique, portant son deuil en sautoir. On citera ici seulement Emmanuel Macron qui, chaussant les pantoufles de son prédécesseur (« Je romprai avec la “Françafrique” […] », François Hollande dans son « projet présidentiel » de 2012, engagement n°58), plastronnait : « Ce que nous allons faire dans le quinquennat, c’est surtout sortir d’un passé qui ne veut pas passer [6]. Sortir des luttes fratricides qui affaiblissent la France, le Maghreb, l’Afrique. Sortir de la Françafrique ! » Las, il s’agissait d’un discours électoral prononcé à Marseille le… 1er avril 2017 [7]. Il y aurait de quoi rire si l’histrion en question n’avait pas poursuivi, en la justifiant – tout en prétendant qu’elle n’existait plus, voir ci-dessus – la criminelle politique africaine de la Ve République. « La mort lui va si bien », donc, parce que c’est une politique faite d’assassinats (Félix Moumié, Sylvanus Olympio, Thomas Sankara [8], et combien d’autres !), d’interventions militaires avec leur cortège de tueries, de viols et d’exactions diverses (l’opération Sangaris en Centrafrique comme entreprise de tourisme pédophile, les bombardements de civils au Sahel, l’armée française qui tire sur la foule au Niger [9]) et, pour conclure cet aperçu macabre, le déni de la complicité de génocide au Rwanda [10].
François Gèze l’a écrit dans Mediapart (voir la note 5), ce livre est « une somme incontournable sur la Françafrique ». Comment dès lors en rendre compte de façon satisfaisante dans le cadre d’une simple note de lecture ? Je ne pourrai évidemment n’en proposer qu’un aperçu. Je dois avouer que je n’ai pas eu le loisir de tout lire – j’ai commencé par les six introductions des six parties de l’ouvrage, lesquelles sont déjà assez consistantes… Et puis je suis arrivé à l’épilogue, un texte à la fois synthétique et précis, dense et sans complaisance signé Nadia Yala Kisukidi, dont la présentation [11] nous dit qu’elle est « spécialiste de philosophie française contemporaine et de philosophie africana ». Comme son titre :« Françafrique, mémoires vives », l’indique, il traite des enjeux de la mémoire et de l’oubli. Voici un passage de sa conclusion :
« L’activisme mémoriel [12], engagé depuis plusieurs années par l’État français, tend à réformer une relation figée dans le cycle sans fin des violences et des humiliations postcoloniales. Pourtant, ces nouvelles logiques narratives se heurtent encore trop souvent à deux écueils : en premier lieu, la transformation du récit franco-africain s’effectue au profit exclusif de la France – il s’agit de transformer symboliquement les termes de la relation, mais pour mieux perpétuer ce qui a été et assurer les attributs matériels de la puissance à un État qui doit maintenir son rang et son prestige mondial ; en second lieu, la transformation du récit n’est souvent qu’un nouvel effet d’annonce – comme une énième prestidigitation –, l’effet magico-religieux de la parole élyséenne et des grands rituels symboliques masquant l’absence de changements politiques réels. » (p. 964, c’est moi qui souligne.)
Mais avant d’en venir là, Nadia Yala Kisukidi a donné sa propre version du système que cherchent à maquiller Macron et ses congénères :
« L’idée de Françafrique loge une asymétrie structurelle : d’un côté, un pays, de l’autre, un continent. Un centre d’impulsion et de décision situé à Paris – l’Élysée plus spécifiquement. Cette construction politico-économique décrit, à première vue, une relation strictement polarisée, dans laquelle l’ancien centre colonial prétend garder la mainmise sur toute forme d’initiative issue du continent. Elle figure, depuis plus d’un demi-siècle, la nature des relations entre la France et une partie de son ancien espace colonial africain.
« Elle se décline toutefois autour de plusieurs formes qui sont nettement entremêlées : la présence continue des coopérants français sur le continent, après les indépendances ; la reproduction, dans un grand nombre de pays africains, des structures administratives de la métropole occidentale ; l’ingérence de la France dans les affaires politiques africaines, impliquant la multiplication des présences militaires, la capacité à faire ou à défaire des gouvernements ; un double système de corruption financier liant dirigeants africains et partis politiques français, sous la Ve République ; l’octroi, avantageux, de contrats et de marchés pour les entreprises françaises dans les anciennes colonies d’Afrique ; extractivisme minier (uranium, etc.), exploitation des matières premières, ayant des conséquences écologiques lourdes, au bénéfice de l’ancienne métropole ; instauration de politiques humanitaires et d’“aide au développement” (un “marché de l’aide” miné notamment par l’absence de transparence dans les transactions entre pays donateurs et pays destinataires) ; déploiement d’une diplomatie “douce”, à travers la multiplication des engagements culturels en France et en Afrique. » (p.957-958)
On peut ajouter à ces items la présence des Africain·e·s dans l’Hexagone (immigrés récents, encore « étrangers » ou de longue date, « naturalisés » mais un peu moins égaux que les autres…) et le sort souvent peu enviable qui leur est réservé. Et je ne parlerai pas ici des autres, bloqués quelque part aux frontières de l’Europe, détenus dans des camps libyens, morts dans le désert ou en Méditerranée : ils sont aussi une part de la Françafrique [13].
De tous ces points, et d’autres encore, traite ce livre. On y trouve donc des articles sur chacun d’entre eux. C’est bien ce qui rend la recension difficile… En fait, il me semble assez raisonnable de commencer, comme je l’ai fait, par lire les introductions aux six parties de l’ouvrage, puis de « picorer » ici et là, selon vos centres d’intérêt. En ce qui me concerne, j’ai lu quelques chapitres et quelques encadrés répartis tout au long du livre. Pour donner une idée de la diversité des thèmes abordés, je me contenterai donc de renvoyer à la table des matières, consultable sur le site des éditions du Seuil.
Souligner cette profusion ne doit pas cependant faire passer au second plan ce qui est une des grandes qualités de ce livre, soit la mise en évidence de la continuité de la Françafrique, et donc de la relation coloniale (puis néo, puis post…) entre la France et l’Afrique depuis la fin de l’Empire français jusqu’à l’ère de la start up nation. De l’« Union française » sous la IVe République aux « partenariats » macroniens, en passant par l’éphémère « Communauté française » voulue par de Gaulle, c’est toujours la même chanson – pile je gagne, face tu perds… Autre « basse continue » de ces décennies : comme au temps béni des colonies, l’effet « retour » des politiques de domination en Afrique continue à se faire sentir en métropole – et ce aujourd’hui plus que jamais : ainsi Vincent Bolloré, auquel nous devons déjà la résistible ascension d’un certain Z., que le monde entier ne nous envie guère, s’apprête-t-il à « brader » contre quelques milliards d’euros son empire africain et investit-il à tour de bras dans les médias et l’édition, au point qu’il contrôlera bientôt (ou peut-être contrôle-t-il déjà, je n’ai pas bien suivi) l’essentiel des circuits de distribution du livre. Le chapitre à lui consacré par Olivier Blamangin dans le livre (p. 826) : « Vincent Bolloré, affaires africaines », est lisible en ligne sur le site Afrique XXI déjà cité ici, site qui en a fait le premier d’une série : « Bolloré, un empire africain [14] ». Allez-y voir, ça vaut le détour.
Et puisque j’ai parlé de ce Z., ça me rappelle qu’on est en pleine campagne électorale : vous avez entendu parler, je ne dis pas de la Françafrique, ne rêvons pas !, mais au moins de l’Afrique, vous ? Bah, moi pas. Mais je dois reconnaître que je ne suis pas cela de très près. Je serais d’ailleurs bien incapable de donner les positions respectives des différent·e·s candidat·e·s sur la question. Allez, quand même, pour la route, une dernière citation, que je m’abstiendrai de commenter.
Ça se passe après le deuxième coup d’État militaire « mené au nez et à la barbe des Français » au Mali en mai 2021. Les auteurs de l’introduction à la VIe partie du livre rappellent qu’Emmanuel Macron, un mois plus tôt « soutenait les putschistes tchadiens ». Mais là, pas de ça, Lisette ! Le président français relève le menton et déclare au Journal du Dimanche : « Je ne resterai pas aux côtés d’un pays où il n’y a plus de légitimité démocratique ni de transition. » Par-dessus le marché, il craint que les nouveaux dirigeants maliens ne cherchent, quelle horreur, à négocier avec les groupes djihadistes ! « Si cela va dans ce sens, martèle-t-il, je me retirerai. » (p. 821, c’est moi qui souligne.)
Je n’ai probablement pas besoin d’ajouter que la lecture de ce livre qui deviendra, je n’en doute pas, une référence, me semble indispensable dès lors que l’on s’intéresse, non seulement à la Françafrique, mais aussi à la France tout court, tant ce système a influencé et continue d’influencer ses rapports sociaux, son idéologie, sa politique. Monsieur Z. et les autres en sont de purs produits. Les combattre, c’est aussi (surtout ?) combattre la Françafrique.
[Notes :]
[1] Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe. Respectivement membre et porte-parole de l’association Survie, historien et militant panafricaniste, journaliste au service investigation de Radio France et éditeur à La Découverte, tous les quatre sont auteurs et/ou coauteurs de nombreuses publications sur les problématiques africaines.
[2] François-Xavier Verschave est décédé en 2005. Son livre, lui, après avoir connu un énorme succès pour un ouvrage de ce genre – engagé, militant –, vit toujours : il est disponible aux éditions Stock.
[3] Dont tout le monde, ou presque, a entendu parler, je présume. Sinon : https://survie.org/.
[4] Ielles sont vingt-deux (en plus des quatre directeurs), chercheur·euse·s, journalistes et militant·e·s associatif·ve·s.
[5] Avec jusqu’ici relativement peu de couverture médiatique – deux trois papiers sur Mediapart, Le Vent se lève, et l’excellent site Afrique XXI. Faut-il vraiment s’en étonner ? D’après Emmanuel Macron, « Il n’y a plus de politique africaine de la France ! » (Phrase assénée aux étudiants de l’université de Ouagadougou, Burkina Faso, le 28 novembre 2017.) Donc plus de « sujet », comme on dit aujourd’hui dans la sphère politico-médiatique – « ce n’est pas un sujet », « il n’y a pas de sujet »… Et ce ne sont pas les chaînes d’info continue aux mains – entre autres – de Vincent Bolloré qui vont dire le contraire. Le parrain de Zemmour a en effet construit sa fortune en Afrique grâce à la… Françafrique, dont il est un des plus éminents représentants. À ce… sujet, on se reportera utilement au site Afrique XXI déjà cité : https://afriquexxi.info/article4916.html.
[6] Au passage, difficile de ne pas relever l’impasse consistant à sortir d’un passé qui ne veut pas passer – et qui n’est donc pas un passé : sortir de quelque chose qui n’est pas. Dur, dur… Bon , en fait, ça ne veut rien dire du tout, hein, c’est juste une formule pour la frime.
[7] Ces deux citations de Hollande et Macron figurent en exergue de la partie VI du livre, « Le temps de la “reconquête” (2010-2021) » (le mot « reconquête » est emprunté au second), p. 778. Je profite de l’occasion pour préciser que le livre est organisé en six grandes parties chronologiques, l’ensemble couvrant les années 1940 à 2021. Chacune des parties est précédée d’une chronologie, d’une carte thématique et d’un texte introductif qui « expose les grands enjeux de la période en question ». Elles se composent ensuite d’une dizaine d’articles thématiques signés par des spécialistes, chacun étant systématiquement suivi d’une bibliographie sur le sujet abordé. On trouve aussi de nombreux encadrés qui « mettent en lumière des faits, des personnages, des aspects méconnus de l’histoire politique, économique ou culturelle de la Françafrique » (Introduction, p 21). Enfin, un système de renvois internes permet de suivre des fils thématiques entre les différentes périodes.
[8] On lira dans le livre, à leur propos : « Un laboratoire de la Françafrique : la guerre du Cameroun », p. 231, « La France, suspect principal dans l’assassinat de Sylvanus Olympio (1963) », p. 256, « L’ombre de la France derrière l’assassinat de Thomas Sankara (1987) », p 562.
[9] Respectivement : « Impunité militaire et guerres d’influence en Centrafrique », p. 917, « Souffler sur les braises : la “guerre contre le terrorisme” de la France en Afrique, p. 839. Les tirs de l’armée française contre de jeunes manifestants nigériens armés de pierres, et qui ont fait au moins trois morts et dix-sept blessés, datent du 27 novembre 2021, soit après la parution du livre.
[10] C’est la conclusion de la commission mandatée par le président de la République en avril 2019 afin d’« analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours de [la période 1990-1994] ».Elle conclut à une « responsabilité accablante » de la France, qui viendrait d’une « faillite de l’analyse » et d’un « aveuglement » des décideurs français. Mais elle rejette l’accusation de « complicité de génocide » au motif que l’intention génocidaire n’était pas partagée par Paris – « une définition assez souple de la complicité, commente Thomas Borrel (p. 943), selon laquelle le préfet français Maurice Papon n’aurait jamais été condamné pour complicité de crimes contre l’humanité, puisqu’il n’a pas été jugé comme partageant l’intention des nazis d’exterminer les Juifs. »
[11] « Les auteurs », p. 969.
[12] L’auteure parle ici, entre autres, d’actes visant à « reconfigurer la relation franco-africaine », comme par exemple, « la promesse de restitution d’œuvres d’art spoliées durant la colonisation » (p. 962).
[13] Voir le chapitre « L’obsession croissante des migrations », p. 929.
[14] https://afriquexxi.info/article4915.html