Citation
C’est une maison de plain-pied avec des murs jaune pâle et un jardin bien entretenu,
comme souvent au Rwanda. Elle est située dans un quartier chic de Kigali, à une
centaine de mètres du Convention Centre, un centre de conférences reconnaissable
à sa forme sphérique. A travers la grille, on aperçoit le gazon, fraîchement tondu, et,
sur celui-ci, des tables de pique-nique. « Les premiers cadavres ont été découverts
près des parasols, explique, de la rue, Jean-Loup Denblyden, ancien lieutenant-
colonel et officier de réserve de l’armée belge. Le dernier se trouvait de l’autre côté,
au bout de l’allée menant au portail. »
Cet ancien officier de réserve est formel : c’est bien cette maison que son ami Jean
Thiry lui avait montrée lors d’une précédente visite, en 2014. M. Thiry avait alors
précisé qu’ici même, à l’époque du génocide, en 1994, il avait déterré les corps de
trois Français : les gendarmes René Maier, Alain Didot et l’épouse de ce dernier,
Gilda. Parmi les victimes figurait aussi leur gardien et jardinier rwandais, Jean-
Damascène Murasira, « enfoui, comme les autres, sous une mince couche de
terre ».
Gaëtan Lana avec le drapeau qui recouvrait le cercueil de sa sœur et une pancarte
qu’il affiche devant sa maison chaque année à la date anniversaire des assassinats.
PHOTO : A Mance (Meurthe-et-Moselle), le 23 décembre 2021. SÉBASTIEN
LEBAN POUR « LE MONDE »
Qui les a tués en ce jour de printemps 1994 ? Qui a enterré les corps ? Existe-t-il un
lien entre les assassinats de ces deux adjudants-chefs spécialisés dans les
transmissions radio et l’attentat contre le président rwandais, Juvénal Habyarimana,
dont la mort déclencha le génocide des Tutsi, le 6 avril 1994 ? Vingt-sept ans plus
tard, ces questions demeurent sans réponse. A l’époque, les autorités françaises
avaient bien fourni un compte rendu sur les circonstances de leur décès, mais ce
récit n’autorise que des hypothèses, et non des certitudes. Le dossier Didot et Maier
reste une énigme, une équation à plusieurs inconnues, riche en zones d’ombre, en
personnages sulfureux et en documents suspects. En 1994, aucune enquête
judiciaire n’avait été ouverte par le parquet de Paris, malgré les demandes d’un
procureur et d’un député. Dans les archives de l’armée, notamment celles de la
gendarmerie, nulle trace d’investigations, comme si l’affaire avait été effacée, et les
victimes avec.
Gaëtan Lana, le frère de Gilda Didot, est persuadé que tout a été fait pour cacher
une vérité inavouable. C’est ce qu’il nous répète quand nous le rencontrons chez lui,
dans un village de la grande banlieue de Metz. En regardant les photos de famille, il
éprouve à la fois de la colère et de l’amertume. « Alain était mon beau-frère, mais
aussi l’un de mes meilleurs amis, dit-il avec emportement. On s’est connus au lycée
technique de Longwy, puis il a rencontré ma sœur et l’a épousée… Cela fait près de
trente ans qu’Alain et Gilda sont morts, et je ne sais toujours pas pourquoi. »
« Depuis le début, on nous cache des choses, ajoute sa femme, Huguette. Il y a des
trucs louches derrière leur mort. »
« Un type carré et sympa »
Pour bien comprendre l’affaire, il faut se replonger dans le Rwanda du début des
années 1990. Vingt ans après leur mariage, Alain et Gilda Didot s’installent à Kigali,
en 1992. Le « pays des mille collines » traverse alors depuis vingt-quatre mois une
guerre civile entre les Forces armées rwandaises (FAR), soutenues militairement et
financièrement par la France en vertu d’un accord de coopération entre les deux
pays, et le Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement politico-militaire
composé de Tutsi réfugiés en Ouganda.
A 44 ans, l’adjudant-chef Didot a une solide expérience dans le domaine des
transmissions. Né à Jœuf, en Meurthe-et-Moselle, il a débuté en tant que mécanicien
radio dans l’armée de terre, en 1970, avant de rejoindre la gendarmerie, en 1975.
Après une formation à l’école de Châtellerault (Vienne) et une année à la brigade de
Tarascon (Bouches-du Rhône), il prend du galon au fil de ses mutations en Guyane,
à Nantes, puis dans le Morbihan.
Après plusieurs demandes infructueuses, il obtient enfin son affectation au Rwanda,
sa première sur le continent africain. Au sein de la mission d’assistance militaire
technique effectuée par la France, il est nommé instructeur et conseiller en matière
de transmissions auprès des FAR. Sa fonction l’oblige aussi à assurer la sécurisation
des communications de l’ambassade de France. « Didot était un type carré et
sympa, se souvient le colonel Michel Robardey, qui l’a connu, de 1992 à 1993, à
Kigali. En tant que mécanicien radio, il assurait la maintenance des matériels, et
notamment celle d’un réseau qu’il avait installé, à base de téléphones Yaesu. La
station directrice de ce réseau était installée à son domicile. » L’adjudant-chef Didot,
nommé président des coopérants de la mission française, en 1994, occupe donc une
fonction centrale, et potentiellement sensible, dans le dispositif des communications.
Alain et Gilda Didot vivent dans une maison située non loin de l’Hôtel Méridien. Tous
deux forment un couple détonnant : lui, un grand échalas « bon vivant et toujours en
rain de blaguer », se souvient son beau-frère ; elle, une femme assez menue,
« d’origine sicilienne, avec un caractère affirmé ». « Ils s’entendaient bien et
aimaient tout le monde, raconte Béatrice – son prénom a été modifié –, leur
cuisinière, au Rwanda, de 1992 à 1994. Ils voulaient toujours que le personnel
mange avec eux, car ils disaient qu’il n’y avait pas de différence entre les gens. »
Dernières heures de tranquillité à Kigali
Cette mission africaine est la dernière d’Alain Didot. Il doit partir à la retraite en
juillet 1994, et rêve déjà de sillonner la France en camping-car. En attendant, il a pris
ses habitudes au Rwanda. Chaque soir, en regardant la colline de Kacyiru, que sa
maison surplombe, il fume et discute avec son jardinier. Lorsque ce dernier prend
des congés, il est remplacé par Jean-Damascène Murasira, 24 ans. « Un gentil
garçon, très discret, venant d’un milieu modeste, se rappelle Béatrice. Il était
heureux de travailler chez les Didot, où il était aussi gardien. Cela lui permettait de
financer ses études, il voulait devenir menuisier. » Quand la fraîcheur tombe sur la
capitale, Jean-Damascène Murasira porte souvent la veste de l’armée française que
lui prête gentiment Didot.
L’adjudant-chef est toujours prêt à défendre une cause qu’il estime juste, et à
soutenir ceux qui méritent de l’être. Zacharie Maboyi, un ancien capitaine des FAR,
peut en témoigner : « L’administration rwandaise, dominée par les Hutu du Nord,
avait choisi un militaire de cette région pour suivre une formation en France sur les
transmissions radio. Comme je viens du Sud, je n’avais aucune chance. Mais M.
Didot a plaidé ma cause, et je suis finalement parti à Rennes en 1993. Cela m’a
permis de faire carrière, je lui dois beaucoup. »
PHOTO : Gaëtan et Huguette Lana consultent des documents qui relatent
l'assassinat d'Alain et Gilda Didot au Rwanda en 1994. Le 23 décembre 2021, à
Mance (Meurthe-et-Moselle). SÉBASTIEN LEBAN POUR « LE MONDE »
Un an après leur arrivée, les Didot nouent des relations amicales avec l’adjudant-
chef René Maier. Formé à l’école de gendarmerie de Chaumont, ce Strasbourgeois
de 47 ans a débuté au sein de la gendarmerie mobile de l’escadron de Mayenne,
avant de s’intéresser aux affaires judiciaires et de devenir commandant de brigade à
Menton (Alpes-Maritimes), puis à Martigues (Bouches-du Rhône). Egalement affecté
à la mission d’assistance militaire technique, il travaille au Rwanda en tant
qu’instructeur de police judiciaire et spécialiste de la police technique et scientifique.
« Il était aussi expert dans les communications, précise M. Maboyi. Il travaillait avec
les opérateurs radio, tandis qu’Alain Didot assurait la maintenance. »
Avec les deux gendarmes, vingt-deux assistants militaires techniques sont présents
au Rwanda en cette fin d’année 1993. Officiellement, ce sont les seuls soldats
français présents sur le territoire, après la signature des accords d’Arusha (Tanzanie)
stipulant que les troupes françaises de l’opération « Noroît », venues, en 1990,
appuyer les FAR, afin de stopper l’avancée du FPR, doivent laisser la place aux
casques bleus de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda
(Minuar).
« Les abeilles s’affolent »
PHOTO : Photos d'archives de Gilda et Alain Didot au Rwanda. SÉBASTIEN LEBAN POUR « LE
MONDE »
Ces accords précisent, en outre, que les exilés tutsi doivent intégrer partiellement le
pouvoir rwandais. Ils donnent également le droit à un bataillon de six cents soldats
du FPR d’occuper, à partir de décembre 1993, les locaux du Parlement, à Kigali. De
l’ancienne maison des Didot, on aperçoit, aujourd’hui encore, ce bâtiment de cinq
étages, situé à environ 300 mètres. Même s’il a été transformé en musée, il a
conservé les dizaines d’impacts de balles tirées contre la façade, au plus fort des
combats. Les accords d’Arusha n’empêchent pas la situation de se détériorer au
début de l’année 1994, notamment sous la pression des extrémistes hutu. « La
maman de Gilda appelait quasiment tous les jours, car elle était inquiète, se souvient
Béatrice. Elle demandait au couple de rentrer au plus vite, comme si elle pressentait
que quelque chose allait arriver. » Alain Didot sent également la menace se
rapprocher. « Les abeilles s’affolent », dit-il parfois à son beau-frère, dans un jargon
bien à lui.
Début avril, la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM), média de
propagande des radicaux du « Hutu Power », diffuse un message inquiétant. « Le 4
ou le 5, il va se passer un petit quelque chose, lance un animateur. A Kigali, en ces
journées de Pâques, une petite chose est prévue. Cette petite chose va continuer les
jours suivants… Hohoho ! » De fait, le mercredi 6 avril, le Rwanda bascule dans
l’horreur.
Vers 20 h 20, deux missiles sont tirés du sol vers l’avion du président Habyarimana,
de retour de Dar-es-Salaam, en Tanzanie, où il vient de lever les derniers obstacles
à un accord de paix dans son pays. A bord de ce Falcon 50, offert par l’Elysée, se
trouvent également Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, de hauts dignitaires
du régime rwandais et trois membres d’équipage français : le pilote Jacky Héraud, le
copilote Jean-Pierre Minaberry et le mécanicien navigant Jean-Michel Perrine.
L’avion est en phase d’approche de l’aéroport lorsqu’il est percuté par le second
missile SA-16 tiré du sol, le premier ayant raté sa cible. Une boule de feu illumine le
ciel, il n’y aura aucun survivant. Alors que les casques bleus se voient interdire
l’accès aux débris de l’appareil par la garde présidentielle d’Habyarimana, des
soldats français, dont le commandant Grégoire de Saint-Quentin, s’y déploient. Au
milieu de l’épave de l’avion, ils recherchent la boîte noire. Jamais, elle ne sera
retrouvée.
Exécutions à la machette
Pour les extrémistes hutu, la mort du président correspond à un signal. Aussitôt, des
barrages se mettent en place, des Tutsi, mais aussi des Hutu de tendance modérée,
sont exécutés, la plupart à coups de machette. Le dernier génocide du XX e siècle
vient de commencer.
Kigali est plongée dans l’obscurité de la nuit. « Je suis parti chercher Alain Didot et
son épouse à leur domicile, se souvient Michel Fabries, commandant de
gendarmerie. Des tirs résonnaient dans la ville, c’était assez chaud. J’ai laissé Gilda
chez moi, avec ma femme, je suis allé déposer Alain à l’ambassade, puis je suis
rentré. Il a travaillé toute la nuit avant de revenir à mon logement le lendemain, vers
midi. » Un compte rendu militaire, établi le 19 avril par le colonel Bernard Cussac,
attaché de défense, et le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, confirme ce
témoignage : « 22 h 05 : mise en alerte de tous les assistants militaires techniques.
Ouverture du réseau radio par Didot. Consigne à domicile est donnée à tous les
personnels. »
Aux premières heures du jeudi 7 avril, la garde présidentielle tire au mortier sur le
Parlement, où se trouvent des centaines d’hommes du FPR, leurs ennemis. Selon le
rapport militaire français, Alain Didot « monte à 8 heures l’Inmarsat », un système de
communication. Il quitte ensuite l’ambassade de France vers 14 h 30, « heure du
dernier contact avec lui », et se rend chez le couple Fabries, où Gilda a donc passé
la nuit. « Alain a reçu un appel de René Maier lui disant que des voisins s’étaient
réfugiés à son domicile, raconte le commandant Fabries. Nous avons essayé de
retenir Alain et Gilda, car la situation était tendue près de chez eux, mais ils voulaient
absolument rentrer. On ne les a jamais revus. »
Le rapport précise ensuite : « 17 h 30 : un compte rendu radio du directeur du
Méridien [l’hôtel] de Kigali, M. Eric Lefèvre, fait état de l’assassinat par des éléments
FPR du couple Didot. Ces informations sont confirmées à 18 heures par les gardiens
rwandais des villas voisines qui s’étaient réfugiés au Méridien. » D’après les
militaires français, Alain et Gilda Didot ont donc été tués le jeudi 7 avril 1994, dans
l’après-midi.
« Mais c’est impossible, puisque mes parents [morts aujourd’hui] ont reçu un appel
d’Alain, le vendredi 8 avril, vers 7 heures, explique Gaëtan Lana. Mon beau-frère
leur a dit que les abeilles allaient piquer, mais que Gilda était à l’abri… Maman a
alors eu l’impression qu’Alain voulait lui laisser un dernier message, lui dire au revoir.
Derrière lui, elle a soudain entendu la voix d’un homme qui lui a ordonné :
“Raccroche… Raccroche… Tu raccroches !” Et ensuite, plus rien. » Qui a donné cet
ordre au gendarme français, probablement avant de le tuer ?
Les Français évacués
Ce vendredi 8 avril, une pluie fine tombe sur Kigali. Vers 19 heures, l’ambassadeur
de France, Jean-Michel Marlaud, envoie un télégramme diplomatique pour annoncer
officiellement la mort du couple Didot, mais pas celle de René Maier : « Cinq
Rwandais qui viennent d’arriver à l’Hôtel Méridien ont indiqué qu’ils étaient réfugiés
chez M. et Mme Didot lorsque les soldats du FPR sont entrés, les ont fait sortir et ont
abattu les Didot. » Les responsables seraient donc des hommes du FPR, le
mouvement politico-militaire composé de Tutsi.
Au Quai d’Orsay, une réunion interministérielle est organisée, et la France décide de
lancer l’opération « Amaryllis », afin d’évacuer ses ressortissants. La nuit suivante,
près de cent cinquante soldats prennent position autour de la piste de l’aéroport de
Kigali. Dans la soirée du 9 avril, un premier avion décolle avec à son bord quarante-
trois Français et douze membres de la famille Habyarimana, dont Agathe, la veuve
du président. Bien qu’elle soit connue pour ses liens avec le réseau des extrémistes
hutu, elle est exfiltrée « sur une demande personnelle » du président François
Mitterrand, un proche de son mari, comme l’ont révélé plusieurs archives.
Au moment de cette première évacuation se tient à Paris une conférence de presse,
au cours de laquelle l’amiral Jacques Lanxade revient sur les débuts de l’opération
« Amaryllis » et annonce la mort des Didot. L’origine ethnique des réfugiés à
l’intérieur de la maison du couple est mentionnée pour la première fois. « Les Didot
ont été pris dans un incident, des éléments hutu s’étant réfugiés chez eux, dévoile M.
Lanxade. Des gens du FPR sont venus s’en prendre à ces éléments. A cette
occasion, nos Français, qui avaient accueilli ces réfugiés, ont été tués. » Un
journaliste demande des précisions. « Nous n’avons pas pu accéder au lieu de leur
mort, qui est un lieu d’affrontement. Nous n’avons que des récits de témoins, admet
l’amiral. Donc, il est très probable qu’il en soit ainsi, mais nous n’avons pas de
certitudes absolues. Dans ce genre de situation, des renseignements devraient être
vérifiés avec beaucoup d’attention. »
Sous les ordres du colonel Henri Poncet, commandant de l’opération « Amaryllis »,
les évacuations des Français se poursuivent. Dans le même temps, les cadavres
s’amoncellent sur le bord des routes. Dès la mort du président Habyarimana, une
rumeur folle a prétendu que les Belges étaient responsables de l’attentat. Soutenue
par la RTLM, cette accusation provoque un déchaînement de violence de la garde
présidentielle, qui conduit notamment à la mort de dix casques bleus belges de la
Minuar. Après ce massacre, la Belgique décide de lancer l’opération « Silver Back »
pour évacuer, à son tour, ses ressortissants. Jean-Loup Denblyden est mobilisé.
Mission difficile
« J’ai atterri le 8 ou le 9 avril 1994, à Kigali, à bord d’un avion C-130 », se souvient
celui qui est alors nommé officier de liaison entre les armées française et belge, au
sein de l’aéroport. C’est le 10 avril, en milieu d’après-midi, que les soldats français
basés sur le tarmac demandent aux casques bleus de se rendre au domicile des
Didot, à la recherche des cadavres. Jean Thiry se porte donc volontaire pour cette
mission difficile.
Vingt-sept années se sont écoulées. L’ancien soldat belge de l’ONU habite
aujourd’hui un pavillon discret à Namur, en Wallonie. En remuant son café, il revient
d’une voix impassible sur la chronologie des événements. Il a tout gardé, ses
souvenirs comme ses documents. « On me précise que Didot et Maier habitent au-
dessus de N4 », raconte-t-il en étalant sa carte de Kigali sur la table du salon. « N4
est juste ici. C’est un carrefour en forme de rocade près de l’Hôtel Méridien, par où
passe la route allant du centre-ville à l’aéroport… Comme ils avaient soutenu le
régime Habyarimana et formé les FAR, les Français ne pouvaient pas aller dans
cette zone proche du Parlement. C’était trop dangereux pour eux. »
Alors que les étrangers sont évacués, les massacres ont déjà fait des milliers de morts à Kigali L’accès au secteur, situé à proximité de la ligne de front et d’où proviennent des tirs, est périlleux en ce 10 avril 1994. Le casque bleu décide de laisser passer la nuit avant de commencer sa mission. Il attend le 11 avril, à 14 h 30, pour se rendre chez les Didot, au volant d’une Jeep équipée d’une radio et d’une remorque.
La maison est reconnaissable aux antennes-relais installées sur le toit. A l’extérieur,
M. Thiry, accompagné d’un sergent et d’un officier des opérations, aperçoit, « en
descendant vers l’entrée, d’importantes traces de sang sur un mur ». Il pénètre dans
la maison par-derrière et découvre des pièces en désordre et des meubles
renversés : « Posé au milieu d’autres affaires, un képi de gendarme. Dans une salle
technique, du matériel d’appareillage radio, dont on voit bien que l’essentiel des
pièces a disparu. Dans une ultime pièce, enfin, un petit chien qui gémit… » Après
une vingtaine de minutes, Jean Thiry repart. Dans la soirée, d’autres casques
bleus de la Minuar inspectent également le domicile des Didot, sans trouver trace du
couple.
Des corps dans la remorque
Dans une vidéo que Le Monde a consultée à l’Etablissement de communication et de
production audiovisuelle de la défense (Ecpad), on aperçoit une discussion, filmée le
mardi 12 avril 1994 devant l’entrée de l’aéroport de Kigali, entre trois hommes : Luc
Marchal, colonel belge de la Minuar, Jean-Jacques Maurin, lieutenant-colonel adjoint
à l’attaché de défense de l’ambassade de France, et Henri Poncet, commandant de
l’opération « Amaryllis ». Ils évoquent la visite de Jean Thiry à la maison des Didot.
« On [les casques bleus] y est allés deux fois, on a fait les maisons à côté, tout le
tour. Il n’y a pas de traces de violences ou quoi que ce soit… Je pensais que le
quartier avait été attaqué, explique Marchal. On voit bien quelques dégâts, mais la
maison n’a pas été touchée… Etes-vous certain qu’ils n’ont pas été enlevés par
quelqu’un ou enterrés ? » « Non, répond Poncet, ils n’auraient pas eu le temps de
les enterrer. » « Etes-vous certain qu’ils n’auraient pas pu être enlevés par
quelqu’un d’autre ? », interroge l’officier belge. « Non, non… pas par nous en tout
cas », soutient Poncet.
Après avoir dit qu’il avait toute confiance dans les Belges ayant visité la maison, le
lieutenant-colonel Maurin affirme : « Si on est certain qu’ils ne sont pas à la maison,
il n’y a aucun problème ! J’aimerais, si on a suffisamment d’écoute au FPR, savoir si
on les a faits prisonniers ? Si on a fait disparaître les corps ? Vous comprenez, je ne
peux pas partir d’ici sans avoir cette certitude. Ça, je ne peux pas ! »
Lors d’une réunion à l’aéroport, quelques heures plus tard, M. Denblyden se souvient
d’une autre discussion « entre plusieurs gradés français ». En évoquant la
disparition des corps, l’un a indiqué, selon lui, qu’« il fallait chercher plus loin… au
fond du jardin ».
Mardi 12 avril 1994, les casques bleus retournent au domicile des Didot. Il est
14 h 25 quand M. Thiry, auquel « des militaires français ont suggéré par radio de
regarder dans le jardin », s’aperçoit que de la terre a été « remuée » devant la
maison. « Alignés et à une cinquantaine de centimètres de profondeur, nous avons
alors découvert trois corps, dit-il au Monde. Il y avait celui d’un homme, d’une femme
et d’un jeune Noir. Ils étaient dans un état de décomposition avancé. » Après environ
deux heures d’exhumation, au cours desquelles les membres de la Minuar doivent
interrompre leur quête macabre, en raison de tirs de mortier se rapprochant, Jean
Thiry prévient par radio que les cadavres ont été retrouvés et placés dans des sacs
mortuaires. « Mais celui de l’homme noir ne fait pas partie des personnes
recherchées », s’entend-il répondre par des officiers français. La situation est alors si
tendue dans Kigali que M. Thiry reporte la suite de sa mission au lendemain. Il
passera la nuit au Méridien, les cadavres du couple Didot et de Jean-Damascène
Murasira dans la remorque de sa Jeep garée sur le parking de l’hôtel.
Cercueils en transit à Bangui
L’opération « Amaryllis » se poursuit ce même 12 avril, avec le départ du personnel
diplomatique et la fermeture de l’ambassade de France. Comme le veut la procédure
en cas d’évacuation d’une enceinte diplomatique, les archives sensibles sont brûlées
dans la cour. Mercredi 13 avril, les militaires français font savoir par radio « qu’ils se
contenteront des deux premiers corps ». Jean Thiry décide, malgré tout, de retourner
chez les Didot. De lui-même, il réenterre le corps de Jean-Damascène Murasira à
l’endroit où il l’avait trouvé la veille. Dans un autre coin du jardin, « parce que de la
terre avait été remuée là aussi », il découvre la dépouille mortelle « assez
corpulente » de René Maier, l’autre Français disparu.
Avait-il pu passer à cet endroit la veille sans remarquer quoi que ce fut ? « Je ne
sais pas, répond-il aujourd’hui. J’ignore aussi pourquoi les corps n’avaient pas été
enterrés ensemble. Peut-être parce que ceux qui ont fait cette opération ont été
dérangés par quelqu’un. » Peut-être aussi parce que René Maier n’a pas été tué en
même temps que les autres… « A chaque fois que nous nous sommes rendus au
domicile des Didot, les soldats du FPR [présents dans le secteur du Parlement] nous
ont vus entrer et sortir, poursuit l’ancien casque bleu. Ils nous ont laissés aller et
venir sans jamais nous poser de questions. Agit-on ainsi quand on a tué et enterré
des gens ? Je ne pense pas. Pour moi, ils n’ont rien à voir dans cette affaire. »
Le mercredi 13 avril, l’opération « Amaryllis » touche à sa fin. Comme le montre un
autre film de l’Ecpad que nous avons pu visionner, les cadavres des trois Français
sont apportés par Jean Thiry, au volant de sa Jeep blanche des Nations unies, dans
un hangar de l’aéroport. Des officiers français identifient rapidement les corps, puis
les mettent en bière. Mission accomplie pour le casque bleu, remercié par les soldats
tricolores. Dans la soute d’un avion C-130, les cercueils de René Maier, d’Alain et de
Gilda Didot quittent le Rwanda. Une escale est prévue à Bangui, la capitale
centrafricaine. C’est là, au moment d’établir des certificats de décès, que l’affaire va
prendre une tournure plus étrange encore…
Pierre Lepidi Kigali, Metz et Namur [Belgique], envoyé spécial