Citation
En 2024, seront commémorés les trente ans du génocide des Tutsi et du massacre des démocrates hutus au Rwanda. C’est le dernier génocide du XXe siècle. Le premier génocide africain pendant le « siècle des génocides »[1], mais le second génocide en terre africaine. Quatre-vingt-dix ans après celui du peuple Herero, dans le Sud-Ouest Africain (actuelle Namibie), en 1904[2], pour cause de rébellion contre la puissance occupante allemande portée sur l’expropriation des terres en faveur des colons[3]. La décimation est estimée à 80 % de la population herero. En ces temps-là de faible médiatisation de masse, sa mémorisation avait pu être empêchée pendant les décennies suivantes, en Allemagne comme dans la « communauté internationale »[4], même si les concepteurs de la Shoah[5] quant à eux n’ignoraient pas ce précédent[6].
Par contre, en avril-juillet 1994, en ces temps si médiatiques, c’est sous le regard de ladite « communauté internationale » (en ses considérées comme prestigieuses représentantes, des Nations unies à la France, en passant par la Belgique ou les États-Unis d’Amérique) qu’ont été exécutés, par des extrémistes hutu au pouvoir, le génocide des Tutsi (tutsicide) au Rwanda et le massacre des démocrates hutu : entre 800 000 et 1 000 000 de mort·e·s en trois mois seulement. Ce qui, en plus de la responsabilité des organisateurs/organisatrices du génocide, pose la question du rôle, voire de la co-responsabilité de ladite « communauté internationale ».
Celle-ci ayant pourtant, au lendemain de la Shoah à l’issue du procès de Nuremberg (1946) des « grands criminels [de guerre] des puissances de l’Axe » (principalement des génocidaires nazis – non dénommés alors comme tels – des Juifs/Juives, des Tziganes et des homosexuels), affirmé “Plus jamais ça !”. Ce qui avait, par la suite, conduit à l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Paris, 9 décembre 1948, entrée en vigueur en 1951). Ainsi, pour, par exemple, un historien français, réputé dans l’étude des massacres, mais devenu sensible sur le tard (une décennie après) au génocide des Tutsi au Rwanda (tutsicide), le cri de Nuremberg sonne comme « une formule purement incantatoire […] une escroquerie profonde […] un mensonge »[7].
En se référant aussi à ce que l’on pourrait nommer la querelle franco-française, commencée dès 1994[8], sur les relations assez particulières de la France avec le régime rwandais, des lendemains du déclenchement, en octobre 1990, de la guerre contre l’État rwandais par l’Armée patriotique rwandaise (APR, aile militaire du Front patriotique rwandais/FPR, organisation des exilé·e·s rwandais·e·s, essentiellement des Tutsi), jusqu’à la sortie massive du Rwanda des génocidaires (fin juin – début juillet 1994), en passant par la gouvernance génocidaire ou « intérimaire » (avril-juillet 1994), subséquente à l’assassinat du chef de l’Etat rwandais, Juvénal Habyarimana (6 avril 1994).
Querelle à laquelle le chef de l’État français, Emmanuel Macron a semblé vouloir mettre un terme avec la création, en 2019, de la « Commission sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda de 1990 à 1994 » – dans le contexte d’une supposée re-définition du “partenariat” de la France avec l’Afrique, nécessitant un travail de mémoire sur le colonialisme et le néocolonialisme français en Afrique (dit Françafrique). Le rapport remis au président français par ladite Commission, fin mars 2021[9], à la veille de l’an 27 de la tragédie, a été aussi bien applaudi que critiqué, au Rwanda, en France et ailleurs, pour sa contribution à la vérité ou ses occultations concernant ledit engagement français.
Si ce texte-ci est rédigé suite à la publication dudit rapport français, il ne se consacre pas à en faire le commentaire, mais propose, à la lumière de la littérature foisonnante sur la tragédie rwandaise, une synthèse historique de celle-ci, débarrassée de certaines œillères, s’achevant par le sens de la réconciliation franco-rwandaise entreprise par les régimes français et rwandais.
De l’ethnicisme colonial
Il existe généralement deux hypothèses sur le peuplement du Rwanda précolonial (comme de son frère jumeau en la matière, l’actuel Burundi, ex-Urundi, ayant constitué ensemble le Ruanda-Urundi colonial), constitué en royaume des siècles avant la pénétration européenne coloniale (en « deux mille ans d’histoire »[10]). Celle qui présente les Twa comme peuple autochtone (“pygmoïde”), dont l’espace a été envahi autour du XIe siècle par un peuple bantu, les Hutu[11], suivis environ six siècles plus tard par les Tutsi, considérés comme d’origine nilotique ou hamitique (nilo-hamitique), ayant assis leur domination jusqu’à la conquête allemande à la fin du XIXe siècle. Elle s’appuie surtout sur des traits physiques, morphologiques, comme marqueurs de la différence ethnique, voire raciale.
C’est celle qui a été particulièrement développée par la ruandologie et l’urundologie coloniales, considérées comme influencées par l’essor de la raciologie au cours du XIXe siècle en Europe. Les administrateurs, religieux et savants belges étant aussi influencés, sans doute, par la division tri-ethnique de la société belge en Flamand·e·s, Wallon·ne·s et germanophones. Tout comme, par ailleurs, l’ordre catholique des Pères Blancs, à dominante française, avait plaqué sur les réalités burundaise et rwandaise la grille de lecture de l’origine bi-raciale de la France, encore courante au XIXe siècle :
« À partir du XVIe siècle, s’y développe le mythe d’une origine franque de la noblesse française. Ce mythe présente les roturiers comme les descendants des Gaulois ou des Gallo-Romains et les nobles comme les descendants des Francs venus de Franconie, en Germanie. Il y aurait donc eu deux races en France dont l’une aurait conquis l’autre et détiendrait des privilèges […] Hutu et Tutsi furent ainsi pensés comme l’équivalent des Gaulois et des Francs de l’histoire de France »[12].
Est opposée à cette première hypothèse, celle qui considère Hutu, Tutsi et Twa comme des catégories sociales ou socio-économiques : sont dits Tutsi les éleveurs/pasteurs et guerriers, Hutu celles et ceux dont l’activité principale est l’agriculture et Twa celles et ceux qui s’adonnent essentiellement à la chasse, à la cueillette, puis à la poterie. Ces trois ordres ou castes[13], voire classes sociales – au gré des spécialistes – appartiennent ainsi à un même peuple, ayant la même culture, c’est-à-dire parlant une même langue, pratiquant la même religion traditionnelle, etc. Les membres de ces groupes vivent sur les mêmes collines, appartiennent ensemble aux différents clans, se revendiquent d’un ancêtre commun (Gihanga). Celui-ci est censé, selon quelque récit mythique plutôt qu’historique, les avoir “naturellement” hiérarchisés :
« Gihanga déclara : “Toi, Gahutu, tu travailleras pour Gatutsi, il te commandera, tu lui obéiras. Quant à Gatwa, votre cadet, s’il vous trouve en train de boire de la bière, vous lui en donnerez. Vous lui laisserez aussi les restes de vos repas. Vous ne lui refuserez rien.” Ils vécurent ainsi. Les Hutu travaillaient pour les Tutsi et leur fournissaient des vivres ; les Tutsi leur donnaient des vaches. Les Twas n’avaient même pas de terre : leur enclos était annexé à celui des autres, ils ne cultivaient pas, ils travaillaient seulement l’argile »[14].
Dans les faits, cette distinction hiérarchique, inégalitaire, malgré tout « n’empêchait ni les mariages, ni les échanges économiques. Lignages tutsis et hutus appartenaient à des clans communs, participaient ensemble aux rituels dynastiques et aux rites de l’initiation au kubandwa (culte célébré dans toute la zone interlacustre), étaient enfin incorporés dans les mêmes armées »[15]. Il existait même des cas de mobilité sociale, passage du statut de Hutu ou de Twa à celui de Tutsi, une promotion, par la volonté royale, souvent déterminée par l’accroissement du troupeau. La « possibilité d’anoblissement » coexistait avec celle « de déchéance sociale »[16], dans le cas, par exemple, du petit éleveur tutsi (ayant fini par perdre ses vaches : « Quand il n’en avait plus, il attrapait la gale, son corps changeait et ce Tutsi devenait pire qu’un Hutu »[17] se représentait-on. Car ce ne sont pas tous les Tutsi qui appartenaient à l’aristocratie ou à la chefferie, ou étaient riches[18]. Par ailleurs, il y avait des chefs hutu, demeurés Hutu, dans le nord-ouest précolonial, comme des Hutu propriétaires de troupeaux). Il y avait aussi comme une déchéance du Tutsi qui épousait une Hutu, et du prestige pour la Hutu épousée par un Tutsi, tout comme pour le Hutu qui épousait une Tutsi – dans ce cas-ci la dot était beaucoup plus élevée. Cette hiérarchisation des femmes résultait d’une domination patriarcale communément subie. Cette distinction hiérarchisée entre Hutu, Tutsi et Twa n’a pas aussi empêché que nombre d’entre eux s’unissent en 1912 dans une tentative de renversement du mwami (roi) tutsi. Celui-ci a été finalement sauvé par la quatrième catégorie sociale ou ethnie/race d’alors du Rwanda, celle des colons allemands.
Cette seconde hypothèse est souvent présentée, de nos jours, comme confirmée par l’état de la recherche[19]. Laquelle n’est, évidemment, pas close.
Toutefois, la structuration de la société rwandaise – comme la burundaise – sous mandat, puis sous tutelle belge, s’est faite plutôt sur la base de la première, portée par le tandem Église catholique (dominée par les Pères Blancs) et administration “mandataire” puis “tutélaire” belge (ayant hérité de l’administration du Rwanda-Urundi au lendemain de la défaite allemande, en 1918). Les ordres sociaux ont été fixés en ethnies ou races avec, à partir des années 1930, mention sur les pièces d’identité, comme moyen d’assignation identitaire ethnique[20].
La hiérarchie sociale précoloniale a ainsi été établie en hiérarchie ethnique/raciale. Par une supposée proximité “raciale” entre les Tutsi, classé·e·s comme des Nilo-Hamites, et les Blancs, ceux-là étaient devenus l’ethnie ou la race élue – par l’administration tutélaire de la monarchie belge et l’Église – parmi les trois ethnies ou races indigènes. Ce qu’assumaient le monarque et l’aristocratie tutsi, devenues des autorités indigènes subordonnées à ou auxiliaires de l’administration tutélaire belge. Comme une illustration de ce que, à partir de son observation du peuple bantu des Luba dans le Congo belge voisin, l’auteur belge de la Philosophie bantou (1949), le révérend père Placide Tempels affirmait en ces termes : les Bantu « nous [les Blancs] ont intégrés dans leur hiérarchie des êtres-forces, à un échelon fort élevé … Le Noir considère le Blanc comme possédant une vie plus élevée que la sienne ».
Ce que son “disciple” relativement critique, le théologien et philosophe rwandais, l’abbé Alexis Kagame, célèbre pour sa Philosophie bantu-rwandaise de l’Être (premier ouvrage de « philosophie bantou » par un Bantou) adaptait à l’espace rwandais en s’empêtrant dans l’assomption de la hiérarchisation ethnique ou raciale (entre indigènes) de l’ethnologie coloniale ainsi que de la co-appartenance inter-ethnique/inter-raciale à la majorité des clans, à l’exception des clans supérieurs liés à la dynastie tutsi[21]. Ainsi, la progéniture de l’aristocratie tutsi – au Ruanda-Urundi – était, jusque dans les années 1950, privilégiée en matière de scolarisation, organisée par l’Église catholique, de façon ségrégative, en défaveur des enfants hutu. Les uns étant destinés à être chefs dans l’administration, prêtres, religieuses, les autres à occuper des fonctions considérées comme moins importantes, de rang inférieur, au sein de l’administration publique, dans le privé, comme au sein de l’Église. Quant à la descendance des Twa (très minoritaires[22]), elle était davantage mal traitée.
De la transition au néocolonialisme à la 2ème République
Cette structuration de la société rwandaise, par l’alliance inégalitaire entre monarchie belge et monarchie rwandaise auxiliaire, subalternisée, « un circuit de bons services et de complicité » (Césaire, Discours sur le colonialisme), a duré jusqu’à ce que souffle sur le Rwanda, dans l’après Seconde Guerre mondiale, le vent de la revendication d’émancipation des peuples colonisés. Le Congo belge voisin, très riche en ressources minières, étant l’un des terrains parmi les plus actifs de cette revendication à la fin des années 1950. A cette période, d’un côté des Hutu instruits ou “évolués” ne gardaient plus le silence sur la hiérarchisation ethnique entre indigènes, permettant, par exemple, l’exploitation de la paysannerie agricole hutu par des Tutsi (les corvées n’ont été supprimées qu’au début des années 1950 par le monarque local), de privilèges fonciers, scolaires, professionnels, etc. ; ce qui était favorisé par quelques réformes instaurées par l’administration belge, à l’instar de l’élection des conseils, la formation des partis politiques.
De l’autre, une fraction de l’“élite” tutsi exprimait des velléités d’indépendance, dans une optique monarchiste, car sentant aussi se fragiliser la complicité quadri-décennale de l’aristocratie tutsi avec l’Église catholique et l’administration belge. Celle-là, par exemple, devenant subitement consciente du caractère majoritaire démographiquement (déterminant dans la situation électorale au suffrage universel en cours d’institution) des Hutu, soumis·es à la minorité aristocratique ou “féodale” tutsi, alliée et auxiliaire de l’administration belge pendant des décennies. Aristocratie tutsi qui était aussi considérée comme un rempart contre quelque pénétration de l’idéal égalitaire bolchévique/communiste déjà partagé par certain·e·s colonisé·e·s en Europe dès les années 1920 (par exemple, il y a eu une participation africaine au congrès inaugural de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale de 1927, à Bruxelles, une initiative soutenue par l’Internationale communiste).
Ainsi c’est avec le soutien de l’Église catholique et de l’administration belge[23] que s’est accomplie, de 1959 à 1961 le renversement de la domination aristocratique/ “féodale” tutsi. C’est la « révolution sociale » qui a supprimé les privilèges précoloniaux maintenus, ainsi que ceux accordés par l’administration coloniale à l’aristocratie tutsi, car, comme toujours en situation coloniale, aux « abus […] anciens – très réels – on en a superposé d’autres – très détestables » (Césaire, idem), à l’instar de l’exploitation “féodale” des Hutu par l’aristocratie tutsi, sous forme de corvées. L’exploitation relevait alors de la soumission formelle au capital : le thé, le café étaient produits pour le marché extérieur, de pays européens… Une prise du pouvoir par des “évolués” hutu – c’est-à-dire formés aussi pour la reproduction de l’ordre colonial – qui s’est accompagnée de massacres et départs en exil de nombreuses familles tutsi, sous le regard complice de l’Église catholique (grande propriétaire foncière) et de la tutelle belge. Suite au changement d’alliance, la “féodalité” séculaire tutsi est ainsi considérée par ces “évolués” hutu comme la principale composante négative de l’ordre colonial des quatre décennies précédentes ayant aggravé la hiérarchisation précoloniale. En fait, il s’est agi d’une nouvelle sélection coloniale ethnicisée d’une “élite” subalterne, l’“élite” tutsi étant remplacée par l’“élite” hutu, cooptée pour la perpétuation de l’ordre colonial, finalement transformée, à postériori, en gestion de la transition au néocolonialisme.
La 1ère République (1962-1973), dirigée par le Parti du mouvement d’émancipation hutu (Parmehutu) de Grégoire Kayibanda va être ponctuée de discriminations contre les Tutsis (conservation de la mention « ethnique » sur la carte d’identité, quotas dans les services publics et privés) et de massacres, avec la bénédiction de l’Église, de la métropole et sa démocratie-chrétienne. Par ailleurs, s’est opérée une concentration régionaliste du pouvoir : la fraction petite-bourgeoise hutu du nord se considérant marginalisée, voire opprimée par celle du Sud monopolisant les privilèges matériels exorbitants et symboliques que permet généralement la gestion de l’État post-colonial/néocolonial en Afrique.
Il en a résulté le renversement, en 1973, de Kayibanda et sa fraction de petits-bourgeois hutu sudistes, par le major Juvénal Habyarimana et d’autres, au nom de l’unité nationale (par exemple, en plus du régionalisme, des jeunes tutsi avaient été, pour leur nombre considéré comme trop élevé, expulsé.e.s brutalement du système éducatif) et du développement. Mais, cette 2ème République, du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), a fondamentalement continué la même politique régionaliste, désormais en faveur de la fraction hutu du nord, ainsi, évidemment, que la discrimination à l’égard des Tutsis – la part de ces derniers devant se limiter à un quota de 9 % dans tous les secteurs de la vie publique –, et leur persécution.
Celle-ci va être amplifiée, sous forme de massacres, à partir de la guerre déclenchée, en 1990, par l’Armée patriotique rwandaise (APR), aile militaire du Front patriotique rwandais (FPR), en guise de réaction “radicale” à la énième réponse dilatoire, au énième refus par le pouvoir de Kigali, depuis le temps de la 1ère République, d’un retour au pays des exilé·e·s généralement tutsi. Une violation répétée de l’article 13, alinéa 2, de la Déclaration universelle des droits humains (« Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ») non pris en considération, en l’occurrence, par le discours présentant cette action de retour au bercail par la force des armes, à partir de l’Ouganda voisin et principale terre d’exil, comme une « invasion ougandaise ». Massacres qui vont aboutir au génocide de 1994, perpétré par l’aile extrémiste hutu du pouvoir, accrochée à la perpétuation de ses privilèges, dans un contexte de crise économico-sociale et, de surcroit, d’amorce de l’ajustement structurel néolibéral.
Du Rwanda comme “pays modèle” à l’ajustement structurel néolibéral
Le passage des massacres, de 1959 à 1994, au génocide est un saut qualitatif très net. Il s’explique en partie par le contexte des années 1980-1990, une période marquée dans presque tous les pays d’Afrique par la fin de la croissance économique, parfois accompagnée de guerres entre fractions néocoloniales instrumentalisant l’ethnicité. Au Rwanda, malgré la bienveillance particulière dont bénéficiait le régime, aussi bien de la part des États français, belge et suisse, que des institutions financières internationales, dont celles de Bretton Woods, la crise économique n’a pu être évitée. L’image d’un Rwanda comme modèle de développement, alors surnommé « la Suisse de l’Afrique », propagée par les développementistes ou développementeurs (agences de coopération au développement des États du capitalisme central, institutions multinationales, ONG, etc.[24]) s’est avérée surfaite, au lendemain de l’écroulement à la fin des années 1980 des cours du café et du thé, étant avec l’étain les principaux produits d’exportation. La plus grande partie de la population, à 90 % rurale alors, agricole, dépendant surtout de la caféiculture pour l’exportation (imposée par la tutelle coloniale à partir des années 1930), en a été gravement victime.
En fait, de dynamique exemplaire de développement (capitaliste, s’entend), il n’y en avait pas. Sinon la continuation, mutatis mutandis, de la politique de développement initiée par l’ex-tutrice coloniale, ainsi que l’enrichissement d’une infime minorité rwandaise. Une oligarchie s’étant constituée autour du président Habyarimana, accumulant aux dépens du trésor public, accaparant des terres, s’adonnant à différents trafics (diamants, or, armes, etc.). Une situation économico-sociale, appelée à empirer, pour les classes sociales/groupes sociaux populaires, avec les premières mesures dictées par le FMI dès la fin de la décennie 1980, prodrome du programme d’ajustement structurel “adopté” au premier semestre 1990.
Ledit programme, d’austérité néolibérale, ne favorisait pas la réceptivité du régime de Kigali à la demande pressante de retour au bercail des exilé·e·s. Demande qui résultait, entre autres, de l’application aussi d’une politique d’austérité néolibérale dans le principal pays d’accueil, l’Ouganda, présidé par Yoweri Museveni à partir de 1986.
En effet, issu de la victoire de la National Resistance Army (NRA, mouvement guérillero considéré comme d’inspiration maoïste, à l’image de son leader Yoweri Museveni[25]), sur le régime de Milton Obote (1981-1986), ayant laissé l’économie ougandaise dans un état de délabrement, le nouveau régime dirigé par Yoweri Museveni, a assez vite mis de côté son idéologie socialisante et opté pour une politique de reconstruction économique post-conflit sous la tutelle des institutions de Bretton Woods. Autrement dit une version adaptée de l’ajustement structurel néolibéral ou politique d’austérité, dont les conséquences sociales suscitent assez souvent une certaine xénophobie en cas d’immigration importante dans le pays. Si des exilé·e·s rwandais·es en Ouganda, comme leurs rejeton·nes ne·s en avaient déjà été victimes sous la seconde présidence de Milton Obote (1980-1986), la conjoncture économique et ses répercussions sociales la faisaient monter d’un cran. Les Rwandais·e·s, de nationalité ougandaise ou non, ayant constitué autour du 1/5 des combattant·e·s de la NRA (pendant la guerre, l’appareil de propagande d’Obote présentait même Museveni comme un Tutsi rwandais, car appartenant à une ethnie ougandaise considérée proche ou assimilée), certains d’entre eux figuraient en bonne place dans les structures du nouveau régime[26]. Par ailleurs promesse avait été faite d’attribuer la nationalité ougandaise aux combattant·e·s de la NRA d’origine rwandaise mais dépourvu.e.s de citoyenneté rwandaise. Une marque de gratitude mal perçue par des franges de la population ougandaise, surtout quand il va être question de soumettre l’État ougandais à un “dégraissage” du personnel, militaire compris. D’où, en fin de compte, le choix du régime de Museveni de ne plus honorer ladite promesse, en cette période de régression sociale programmée pour les classes populaires ougandaises.
Ainsi, l’option d’un retour au Rwanda s’imposait plus qu’auparavant parmi les exilé·e·s rwandais d’Ouganda, essentiellement tutsi, organisé·e·s depuis des années dans le cadre plus large de la diaspora rwandaise – environ 200 000 sur les 600 000 exilé·e·s résidaient en Ouganda –, venant de constituer le FPR. Les réponses dilatoires du régime de Kigali à la demande de retour, en fait le refus, ont ainsi favorisé l’option d’un retour au bercail négocié par les armes. D’autant plus que, par ailleurs, le pouvoir rwandais paraissait se craqueler. Par exemple, en mai 1990, la répression meurtrière d’une manifestation d’étudiant·e·s a causé une semaine de grève dans les universités ; la corruption est dénoncée par des journalistes dans ce régime monopartiste autocratique. Un mois jour pour jour avant l’attaque de l’APR, est publié, par des membres de l’intelligentsia locale – excédés par, entre autres, la kleptomanie des dirigeants (la “corruption”) –, un texte revendiquant la démocratie et le multipartisme, etc., comme dans certaines autres sociétés africaines au cours de la même période.
Forte de l’expérience acquise au sein de la NRA par les dirigeants et combattants de l’APR, le FPR – essentiellement, sans être exclusivement, tutsi – semblait avoir misé sur une victoire rapide face à une armée rwandaise non aguerrie. Ce qui, apparemment, aurait été possible sans la sollicitation, par l’État rwandais, de l’intervention des armées française[27], belge et zaïroise : intervention rapide (opération Noroît pour la France), non prévue par l’APR, ayant vite stoppé et fait refluer la première attaque ; même si pour la Belgique « il s’agit d’un soutien à la République, plus psychologique que militaire, vu les moyens réduits utilisés »[28]. Les troupes belges et zaïroises ne sont pas restées plus d’un mois. L’une des raisons du retrait de l’armée belge serait que son gouvernement avait été « frustré par l’espace occupé par les Français dans les relations militaires avec le Rwanda »[29], « la coopération technique et militaire belge est reléguée à un rôle de figuration »[30].
L’armée française va y demeurer, officiellement, jusqu’en 1993, s’investissant particulièrement dans l’encadrement d’une armée rwandaise – voire de certaines milices[31] – dont l’effectif est multiplié par dix au moins[32] et se dotant davantage de matériel de guerre, malgré le programme d’ajustement structurel. Ce qui s’est par conséquent accompagné du « processus d’endettement exceptionnel des années 1990-1994 […] Les bailleurs de fonds, par l’entremise des dons et prêts, ont accepté de combler le déficit budgétaire du Ministère de la Défense nationale et, donc, de financer la guerre et, finalement aussi, les miliciens civils »[33].
Après un an (juillet 1992-août 1993) de négociations entre le gouvernement rwandais et le FPR à Arusha (Tanzanie), avec le soutien de la « communauté internationale » (dont l’ONU, l’OUA, l’Allemagne, la Belgique, les États-Unis, la France, la Tanzanie), un accord de paix est finalement signé entre le gouvernement rwandais et le FPR, portant sur le retour des exilé·e·s, le partage du pouvoir – incluant les partis d’opposition non armés –, l’intégration de l’APR dans l’armée nationale, le retrait des troupes étrangères (l’armée française, principalement), celles-ci devant être remplacées par une force onusienne de maintien de la paix, etc.
Mais l’idée d’un partage du pouvoir est insupportable pour les extrémistes du régime, contrôlant les milices et les médias propagateurs de la haine anti-Tutsi et anti-démocrates hutu. Evidemment, non parce que ces extrémistes du régime avaient quelque programme en faveur d’un supposé intérêt général des Rwandais·es, voire des Hutu de toutes catégories sociales, mais pour la conservation de leurs privilèges de minorité sociale, menacés de réduction, voire de suppression. Par exemple, des officiers supérieurs, longtemps au cœur du pouvoir et s’adonnant à certains business à partir de cette position, devaient être mis à la retraite. Ces dirigeants de l’État rwandais n’étaient, en cela, nullement différents de ceux d’ailleurs, généralement, en Afrique.
La gestion de l’État post-colonial rwandais – considérée comme sérieuse, honnête par les agences de coopération au développement et les ONG – a permis, par l’institution du « népotisme, [de la] corruption et [de la] mauvaise gestion » (dixit l’ambassadeur de la France, ayant été protectrice du régime)[34], une accumulation dite primitive du capital. Au-delà de la « politique du ventre », comme le dit d’ailleurs l’inventeur de cette expression marquée du sceau de l’ethnologie coloniale, « la connotation ethnique […] ne doit pas tromper. Elle a concerné avant tout la détention du pouvoir politique et l’appropriation des moyens de production »[35]. Ce qui est aussi affirmé par un sénateur belge, habitué du Rwanda, semble-t-il :
« Quand on pénètre dans les grandes sociétés commerciales, on est étonné de voir que les membres de l’Akazu sont omniprésents et que tout le système est vicié pour servir uniquement les intérêts de l’Akazu. En fait les opérateurs économiques pour pouvoir exercer leurs activités doivent, ou s’allier aux membres de l’Akazu, ou leur payer régulièrement des pots-de-vin. Quant aux institutions publiques générant ou gérant des fonds, elles sont placées systématiquement sous l’autorité des membres de l’Akazu […] Les exportations du café et du thé [souligné par le sénateur] sont contrôlées par l’Akazu aussi […] Le Président de la République et les membres de sa famille détiennent, souvent de force, des participations importantes dans les sociétés commerciales »[36].
Dans ce Rwanda principalement rural (90 % de la population), se sont aussi produits des accaparements de terres[37], à tel point que « 26 % de la population était devenue des paysans sans terre »[38] au cours des années 1980, les années du “développement” selon les partenaires “occidentaux”. Un développement évidemment facteur d’inégalités, mal vécu par des paysans hutu qui voyaient aussi « leur terre trophée de la révolution [de 1959], retomber dans les mains d’aristocrates d’un nouveau genre » (C. Mfizi, p. 19), non plus des Tutsi, des périodes précoloniale et coloniale, mais des Hutu. Ainsi en milieu rural : « en 1982, les 10 % les plus riches de la population prélevaient 20 % du revenu rural ; en 1992, ils en accaparaient 41 % ; en 1993, 45 % et au début 1994, 51 % »[39]. Les couches populaires rurales hutu et tutsi, constituant l’écrasante majorité pauvre et extrêmement pauvre de la société rwandaise, subissaient ensemble ce développement des inégalités sociales.
Il apparaît ainsi que ce processus d’enrichissement – incluant aussi quelques Tutsi (du moins avant la guerre), mais sous hégémonie hutu (« The reality, of course, is that most prominent business people were Hutu »[40]), nordistes, et en son sein l’Akazu –, accroissant en permanence les inégalités, n’a pas été ralenti par la guerre. Bien au contraire, disent les chiffres ci-dessus. Mais cette accumulation des richesses est alors menacée aussi bien par une victoire du FPR, que par les conséquences éventuelles de l’application des Accords d’Arusha. D’autant plus qu’est supposé un certain embourgeoisement au sein de la diaspora tutsi, du Zaïre voisin jusqu’aux États-Unis d’Amérique en passant par la Belgique, pouvant constituer une fraction capitaliste concurrente, sinon mieux pourvue, sur la scène économique rwandaise. L’éventualité de l’une ou l’autre issue n’est pas ainsi étrangère à la tonalité de la vague de propagande de haine amorcée en 1990.
Par exemple, au cours du mois précédant la signature de l’accord de paix final à Arusha (août 1993, conditionnant la poursuite de l’“aide au développement”), annoncée par la signature successive d’accords et protocoles, des membres du noyau extrémiste hutu du pouvoir (l’Akazu) avaient, à la faveur de la libéralisation, créé la Radio-Télévision Libre des Mille Collines, une entreprise privée[41], qui va, bien plus que Radio Rwanda (publique) déverser la haine sans quelque retenue, la faire partager par une partie importante de la société – « Des milliers de petits transistors ont été distribués dans ce but »[42] – dans l’esprit des « 10 commandements du Hutu » publiés par le journal lié au dit noyau, Kangura (décembre 1990)[43].
Le principe de ce décalogue ressemble à l’hitlérien « Avec le Juif, il n’y a point à pactiser, mais seulement à décider »[44], voire peut être considéré comme une version adaptée de l’esprit des premières lois antisémites (1933-1935) du pouvoir nazi – du temps où il n’était pas encore question, semble-t-il, d’un judéocide. Ce discours de haine – proféré de préférence en kinyarwanda, langue pratiquée par tous/toutes les Rwandais·es, mais ne l’étant pas généralement par les représentants des institutions étrangères et internationales, ONG de développement comprises – a accompagné des massacres considérables comme prodromes d’une « solution finale » ethniste/raciste. Le tutsicide ayant même été envisagé par certains, avant la fin de l’année 1990, soit deux ans avant le déclenchement du processus d’Arusha :
« Le Général Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993 a indiqué devant la Mission [française d’information parlementaire] comment, lors de son arrivée au Rwanda, le colonel Rwagafilita [chef d’état-major adjoint de la gendarmerie], lui avait expliqué la question tutsie : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider” »[45].
Ce qui se concrétise à partir du soir du 6 avril 1994 : l’avion présidentiel ramenant d’Arusha le président Habyarimana, son collègue du Burundi, Cyprien Ntaryamira (Hutu comme lui) ainsi que dix autres passagers (burundais, français et rwandais) est abattu avant son atterrissage à Kigali, sans aucun survivant, déclenchant ainsi, une demi-heure après, des assassinats relevant, à postériori, du tutsicide et du plan de massacre des démocrates hutu.
La “solution finale” : de la haine et des intérêts sociaux
De 800 000 à 1 000 000 de personnes[46], enfants, femmes[47], hommes, jeunes, vieux et vieilles, sont tué·e·s en cent jours, d’avril à début juillet 1994, partout : en milieu urbain comme en milieu rural, à domicile (des listes de futur·e·s victimes avaient été établies, les maisons repérées, généralement sur recommandation des autorités administratives[48]), aux barrages dressés sur les routes (la mention ethnique sur la carte d’identité aidant), dans les stades comme lieux de regroupement des raflé·e·s, dans les églises considérées comme lieux de refuge massif mais où nombre de membres du clergé, surtout les hiérarques, des différentes églises (catholique, anglicane, évangéliques, etc.) ont préféré à la fraternité chrétienne, à l’« amour du prochain », la contribution à l’activisme extrémiste hutu meurtrier (chez les catholiques, par exemple, constituant plus de 60 % d’une population à 90 % chrétienne : « prêtres, évêques et religieuses participaient aux tueries, prêchaient la haine du haut de la chaire, faisaient appel à l’idéologie de l’ethnogenèse, trahissaient des membres de leur Église, exhortaient les autres à la violence et contribuaient au génocide plus que toute autre institution, excepté les forces armées et les milices, mais encore qu’ils le faisaient avec enthousiasme […] L’étroite association des dirigeants de l’Église avec les principaux artisans du génocide a été interprété comme un message tendant à faire comprendre que le génocide était conforme aux préceptes de l’Église » (Longman)[49]…).
« Travail » (terme utilisé par les génocidaires, en français comme en kinyarwanda) collectif accompli par des militaires usant de mitraillettes et grenades, des miliciens (Interhamwe et Impuzamugambi) à l’aide de machettes[50], gourdins, haches, arcs, pioches, etc., ainsi que par des voisin·e·s. Ceux/celles-ci le faisant aussi, dans maints cas, sous la menace des militaires, milicien·ne·s et administrateurs : tuer pour ne pas être considéré·e comme complice des Tutsi. Y compris pour les membres hutu des familles considérées comme “ethniquement mixtes”[51], contraints ainsi à commettre l’abominable (infanticide, matricide, parricide). Femmes et enfants (des deux sexes) aussi se trouvant ainsi, des fois par adhésion volontaire, minoritairement certes, parmi les génocidaires[52].
Des femmes ont ainsi exprimé la “rivalité entre femmes” produite et entretenue par le patriarcat, le complexe d’infériorité ou la “misogynie intériorisée”. Par exemple, en incitant militaires, miliciens et voisins au viol et au meurtre de leurs consœurs, les femmes Tutsi[53]. Les femmes génocidaires se vengeant ainsi aussi de leur supposée dépréciation. Le viol, arme fréquente pendant les guerres, est marqué au Rwanda par cette taxinomie ethnique car au Rwanda, même trois décennies après la « révolution sociale » de 1959, il demeurait une certaine hiérarchisation “ethnique” phallocratique des femmes, en fait de leurs corps, à l’avantage de ceux des femmes Tutsi, considérés comme “naturellement” plus désirables.
Il a été dit plus haut que, pendant la période précoloniale, était considéré comme une promotion sociale pour un Hutu d’épouser une Tutsi (la dot était plus élevée que pour un Tutsi épousant une Tutsi). Le maintien de cette hiérarchisation par le sens commun est critiqué par l’Appel à la conscience des Bahutu. Les « Dix commandements du Hutu » consacrent quatre des dits commandements à cet aspect de l’inter-ethnicité, en “revalorisant” les femmes hutu (Bahutukazi), après avoir présenté la femme tutsi (Umututsikazi) comme la seconde arme, avec l’argent, supposée utilisée alors par des Tutsi pour acquérir quelque pouvoir dans la société de la 2ème République, sous hégémonie hutu certes. Une adaptation rwandaise de la classique diabolisation des femmes.
Cependant, des Hutu – des « justes » comme il y en a eu au cours d’autres situations tragiques, ailleurs – ont néanmoins essayé ou réussi à aider des Tutsi, à leurs risques et périls. Déjà en 1963-1964, « des Chrétiens hutus ont été frappés et punis pour avoir protégé des tutsis en danger de mort »[54]. En 1994, des Hutu ont été tué·e·s pour ce “crime” de solidarité, d’aide apportée à des personnes en danger de mort. La “communauté musulmane” rwandaise ne s’est pas, généralement, clivée “ethniquement”, ses membres cachant dans la mesure du possible des Tutsi. Même des commanditaires de l’extermination ont dit l’avoir fait pour quelques individus, à l’instar de celui qui est généralement présenté comme « le cerveau du génocide » : « Bagasora et des personnalités du gouvernement intérimaire sauvèrent la vie de Tutsi dont ils étaient proches. Ce qui témoigne de la survivance des liens entre les Hutu et les Tutsi, malgré les efforts les plus persistants pour les éradiquer »[55]. Ces responsables de centaines de milliers de mort·e·s contribuaient ainsi, malgré eux, par cette sélectivité de leur haine anti-Tutsi, à la révélation de la nature mensongère de leur discours sur les Tutsi comme des êtres essentiellement malfaisant·e·s.
Cette nouvelle propagande anti-Tutsi a su aussi exploiter la situation des classes populaires (des petit·e·s salarié·e·s au lumpenprolétariat, en passant par les couches paupérisées de la petite paysannerie), à l’issue de décennies de pseudo-développement ainsi que les sombres perspectives sociales populaires que dessinait l’ajustement structurel néolibéral. Alors que les critères de la Banque mondiale aboutissaient à un taux de pauvreté passé de « 40 % en 1985 à 53 % en 1992 »[56], selon d’autres critères, « dès le début des années 1990, 50 % environ des Rwandais étaient extrêmement pauvres (incapables de se nourrir décemment ou d’investir de façon productive), 40 % d’entre eux étaient pauvres, 9 % non pauvres, et peut-être 1 % nettement riches »[57].
Ce qui, eu égard à l’histoire concrète des sociétés du XXe siècle (au-delà de l’Afrique), par exemple, rend les pauvres plus réceptifs/réceptives au chauvinisme, à la xénophobie, à l’ethnisme, au racisme, à la phallocratie qu’à la conscientisation contre les inégalités/injustices sociales, l’exploitation, le racisme, la phallocratie, etc., dans leur imbrication. Si seulement existent des collectifs, des lieux qui s’y consacrent sérieusement, autrement que sous la forme fragmentaire promue par les soi-disant philanthropes/financeurs de la « société civile » en Afrique post-guerre dite froide, en néolibéralisation.
À la petite paysannerie hutu, dont la scolarisation jusqu’au début des années 1980 n’avait pas rompu fondamentalement avec l’héritage colonial de l’école à double vitesse (d’une part, une scolarisation, jusqu’à l’enseignement supérieur, pour une infime minorité, issue des classes dirigeant·e·s, formée pour la reproduction de cette domination ; de l’autre une scolarisation pour des dominé·e·s, généralement du milieu rural, désormais relativement massifiée et de cycle court), était servie qu’en cas de victoire du FPR – grâce aussi aux Tutsi de l’intérieur, les « ennemi·e·s de l’intérieur », ces voisin·e·s, ami·e·s ou parent·e·s par alliance, appartenant à la même classe sociale – serait restauré le “féodalisme” tutsi, la “récupération” des terres par les exilé·e·s tutsi de retour, la perte des terres pour des familles hutu, « une marche arrière de l’histoire ramenant les Bahutu aux corvées et à l’asservissement [par]des Batutsi » affirmait l’« Appel à la conscience des Bahutu » (p. 118). Dans le Rwanda de Habyarimana, avec la tradition d’encadrement des organisations de masse par le parti unique au pouvoir, malgré l’instauration du multipartisme (toute récente et en pleine guerre “ethnicisée”), il n’y avait pas de syndicat indépendant de la petite paysannerie hutu et tutsi pouvant rappeler que l’accaparement des terres au cours des années 1980, ayant produit un quart de sans terre dans cette population très majoritairement de petite paysannerie agricole, n’était pas le fait du FPR, voire des Tutsi, mais de ces « aristocrates d’un nouveau genre », des Hutu pourtant. Ces accapareurs des terres craignaient effectivement de perdre le produit de leurs rapines.
Du côté des fonctionnaires, alors déjà soumis à un gel des salaires, par l’ajustement structurel néolibéral, étaient craints un remplacement de bon nombre de Hutu par des exilé·e·s en cas de victoire du FPR ou d’application de l’intégration des exilé·e·s conformément à l’esprit des accords d’Arusha. Déjà, il avait été noté dans un rapport de 1993 sur les droits humains, que des travailleurs demandaient, avec ou sans succès, la non réinsertion ou le licenciement de leurs collègues tutsi détenus arbitrairement, pour raisons politiques, au cours des années 1990-1991, puis libérés sans condamnation[58]. Un manque de solidarité “ethniquement” marqué entre salarié·e·s, ne manquant pas, par ailleurs, de dimension de genre. En effet, les femmes tutsi sont considérées, par les extrémistes hutu, comme déjà mieux servies en emplois : « Une autre publication de Kangura accusa les femmes tutsi de monopoliser les postes dans les emplois des secteurs publics et privés, de placer leurs sœurs en raison de leur nez mince (un stéréotype du caractère tutsi) contribuant ainsi au chômage des Hutu et particulièrement des femmes hutu »[59].
Il n’y avait pas alors de syndicats indépendants qui auraient dénoncé l’imposition du fardeau de l’ajustement structurel sur les épaules des groupes sociaux populaires, alors que s’accroissait un endettement profitable aux commanditaires du tutsicide et de l’élimination des démocrates hutu, ainsi qu’aux marchands d’armes, et dont le remboursement à venir se fera toujours aux dépens des mêmes damné.e.s de la terre (petite paysannerie, fonctionnariat moyen et inférieur, jeunesse, diplômée ou non, issue des couches sociales populaires).
De la petite paysanne hutu au cadre hutu[60], la propagande de haine anti-Tutsi avait fait mouche de façon tristement considérable, jusqu’à produire un « génocide populaire » selon l’expression de Jean-Paul Kimonyo (auteur d’un livre éponyme). L’estimation quantitative de cette participation populaire est aussi assez imprécise : de dizaines de milliers à des centaines de milliers, selon les chercheur·e·s ; trois millions pour les autorités rwandaises post-génocide[61], sur une population de moins de 8 millions. Quant aux catégories sociales impliquées, « Christian Scherrer claims 40-66 % of male Hutu farmers, 60-80 % of the higher professions and almost 100 % of the civil servants participated » (idem) – avec cette précision « plus que dans toute autre profession [civile], le corps enseignant a joué un rôle clef pendant le génocide commis contre les Tutsi »[62] – plus que le clergé ?
Cette participation de cadres et fonctionnaires est à rapprocher de la composition sociale de la milice interhamwe à ses débuts. Avant qu’y soit intégré massivement le lumpenprolétariat – principale main d’œuvre dans toutes les autres milices des conflits des années 1980-2000 en Afrique –, hutu en l’occurrence, c’était une milice pour “fils-à-papa” et jeunes cadres liés à l’Akazu ou au Réseau Zéro, ayant ou cherchant à avoir plus d’influence dans la société. Cette « organisation mafieuse » (Akazu/Réseau Zéro, qui n’était pas dépourvue de divergences ou conflits internes) s’était constituée une clientèle dans les institutions publiques, principalement liées au commerce, à la finance, pour l’obtention des passe-droits :
« Combien nombreuses sont des personnes ou des familles qui, par impuissance et désespoir ont cédé aux harcèlements multiformes des gourous et adeptes intouchables du Réseau Zéro. Tombèrent dans ses filets de plus en plus de jeunes cadres très compétents et crédibles. Tous les secteurs étaient sollicités. Et toutes les régions. Se savoir connu de tel grand personnage du Réseau Zéro leur donnait des ailes, ces cadres se pressaient de répondre positivement à une sollicitation pour tel “petit service”. C’est ainsi que bon nombre d’entre eux se sont retrouvés membres, voire fondateurs de structures mortifères comme les Interahamwe. De toutes les façons pouvaient-ils refuser ou reculer sans exposer dangereusement leur carrière ou leur vie ? Plus la crise devenait aiguë, plus on était jugé, en cas de réserve ou de refus d’obtempérer, complice (“ibiytso”) avec le FPR, avec les Inyenzi [cafards]. La responsabilité personnelle de ces cadres est certes indéniable dans bien de cas. » (Rapport Mfizi, p. 23)[63].
Ainsi, même si parmi les exécutant·e·s certain·e·s ont tué sans en tirer quelque profit matériel, s’il a profité à d’autres, membres des classes populaires, sous forme de pillage des biens, appropriation – éphémère – des propriétés[64] des victimes du tutsicide, sous forme aussi de pouvoir de jouissance sexuelle criminelle – les viols commis sur des femmes tutsi –, le tutsicide et l’élimination des démocrates hutu ont principalement été motivés par le souci de préservation des intérêts matériels et symboliques, plus matériels sans aucun doute, d’une fraction de la classe dirigeante/dominante rwandaise, celle de l’Akazu/Réseau Zéro, leur commanditaire.
Les particularités socio-historiques du Rwanda, dont la tradition de massacre de masse à connotation ethnique initiée en 1959, ont donné, à la différence de ce qui se passait ailleurs en Afrique, la forme la plus tragique qui soit à cette volonté de préservation des intérêts économiques et autres, en l’occurrence ceux de l’Akazu/Réseau Zéro. Aussi ceux de l’Église, qui lui était assez liée, en sa hiérarchie, et, jusque-là, la première actrice économique privée (propriété foncière, investissements, etc.) du Rwanda. Ainsi, ce n’est pas qu’affaire de “corruption”, selon le langage dominant, moraliste, des institutions internationales et leurs diffuseurs/diffuseuses académiques et journalistiques, mais aussi d’actionnariat capitaliste (les « participations importantes dans les sociétés commerciales »). En cela, ce génocide, plus “efficace” que l’industrie de la mort nazie dans le même temps (trois mois), est un chapitre du livre noir de l’accumulation du capital, jalonnée de destructions des vies humaines, ainsi que des vies non humaines, en Afrique, comme dans le reste du monde.
Cependant, par persistance de la colonialité du savoir, de relents d’ethnologie coloniale, les conflits internes aux sociétés africaines sont souvent traités sans y mêler des intérêts socio-économiques, de classe ou de fractions de classe. Les ethnies supposées ou réelles[65], le psychologisme (la haine “ancestrale” en l’occurrence), sont plus intéressantes – à la limite est évoquée la “lutte pour le pouvoir”, dans la tradition, héritée de Montesquieu, de l’oubli de la dimension économique du pouvoir ou du pouvoir économique – pour les politiciens néocolonialistes supposés humanistes s’apitoyant sur ces Africain·e·s ainsi que pour les spécialistes académiques de ce génocide, accompli sous les yeux, presque indifférents, de ceux qui sont censés veiller, à partir de 1951, à ce que plus jamais il ne s’en produise après la Shoah. Et dont la faillite a été on ne peut plus évidente.
Notes
[1] Samuel Totten, Williams S. Parson, Israël S. Charny (ed.), Century of Genocide, New York / London, Routledge, 2004. Dans cet ouvrage, des massacres de masse, à l’instar de celui des communistes indonésiens en 1965-1966 par l’armée du général Suharto, sont aussi classés comme génocides, au-delà de la définition juridique internationale (onusienne) : « le génocide s’entend […] des actes […] commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » (article II de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, Paris, 1948).
[2] L’ordre d’extermination avait été intimé par le lieutenant-général Lothar von Trotha (ayant fait ses armes coloniales au Rwanda – colonie allemande de 1898 à 1917 – entre autres), soutenu par l’empereur Guillaume ii : « Tout Herero rencontré dans les frontières allemandes, avec ou sans arme, avec ou sans bétail sera abattu. Je ne recevrai plus ni femme ni enfant. Je les renverrai à leur peuple ou je les tuerai. Telle est ma décision pour le peuple Herero ». On constate que si pendant leur attaque des colons allemands (janvier 1904), les Herero, ces “sauvages”, avaient épargné les femmes et les enfants, le “civilisateur”, soucieux par intermittence de l’honneur de l’armée allemande (« The soldiers will remain conscious of the good reputation of German soldiers »), précisait deux jours plus tard que « The receiving of women and children is a definite danger for our troops to take care of them is an impossibility […] The uprising is and remains the beginning of the racial war », cité par John Bridgman and Leslie J. Worley, « Genocide of the Hereros », in Samuel Totten et alii, op. cit. (p. 15-51), p. 27.
[3] Certains colons usaient à l’égard du peuple Herero de l’arme de la dette : « The problem of debt was another matter. For many years, Hereros had Fallen into the habit of borrowing money from the white traders at usurious rates of interest » soulignent John Bridgman and Leslie J. Worley (« Genocide of the Hereros », in Samuel Totten et alii, (p. 15-51), p. 19-20). Problème que le gouverneur colonial allemand avait pensé résoudre en prenant, en juillet 1903, une ordonnance rendant nulle et non avenue les créances qui ne seront pas recouvrées avant le 1er novembre 1903, mais qui s’avéra plutôt en défaveur des Herero car, dans plusieurs cas, « the traders themselves expropriated as many cattle as they thought necessary to cover claims – and, as one trader remarked, a few extra to cover any future claims » (p. 19).
[4] Le génocide des Herero comme celui commis par l’État ottoman (turc) sur les Arménien·ne·s (1915-1916) ne sont pas encore reconnus comme tels par les Nations unies, même s’ils correspondent bien à la définition du génocide par l’article II de la bien postérieure Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948). En 2015, l’Allemagne, ayant commis le premier, a fini par le reconnaître officiellement, alors que, concernant le second, la Turquie persiste dans le déni (contre une vingtaine d’États, dont l’Allemagne, et une dizaine de parlements – dont le français – /chambres parlementaires l’ayant reconnu. Le gouvernement états-unien de Joe Biden vient de le reconnaître à l’occasion du 106ème anniversaire, deux années après la Chambre des Représentants, puis le Sénat).
[5] Dans l’acception inclusive de l’historienne Claire Zalc : « pour la Seconde Guerre mondiale, l’emploi du terme “Shoah”, à mes yeux, ne laisse pas de côté Tziganes ou homosexuels : il désigne la catastrophe, “la mise en fumée” et concerne toutes les personnes qui ont été victimes », Claire Zalc (propos recueillis par André Loez), « Vers une histoire au plus proche des interactions sociales ? Entretien avec Claire Zalc sur l’histoire récente de la Shoah », Agone, 2014/1, n° 53, (p. 87-102), p. 88, https://www.cairn.info/revue-agone-2014-1-page-87.htm.
[6] Sur cette filiation, cf., par exemple, Joël Kotek, « Le génocide des Herero symptôme d’un Sonderweg allemand ? », Revue d’histoire de la Shoah, 2008/2, n° 189, p. 177-197, https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2008-2-page-177.htm.
[7] Stéphane Audoin-Rouzeau, auteur de Une initiation. Rwanda (1994-2016), cité par Joseph Confavreux, « Le saisissant “examen de conscience” d’un historien face au génocide des Tutsis » (Mediapart, 16 mai 2017, www.mediapart.fr). Confavreux l’explique par « un racisme inconscient qui se loge en chacun de nous » Français·es.
[8] Cf., par exemple, Jean-Pierre Chrétien, « Rwanda. La responsabilité de la France », Politique africaine, n°54, juin 1994, p. 2-6.
[9] La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) (Rapport Duclert dans la suite), Paris, Armand Colin, 2021, téléchargeable gratuitement à : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186.pdf.
[10] Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier/Flammarion “Champs”, 2000.
[11] Dans ce cas, le statut d’autochtones dont se prévalent les Hutu par rapport aux Tutsi serait une usurpation par rapport aux Twa censé·e·s les avoir précédé·e·s et qui ont ainsi subi la domination des Hutu et des Tutsi. Par ailleurs, il y a dans cette hypothèse ainsi que dans la suivante le risque de diabolisation des migrations anciennes, pouvant, certes, être accompagnées aussi de conquêtes.
[12] Dominique Franche, Généalogie d’un génocide, Mille et Une Nuits, 1997, p. 32 et 34. Pour une synthèse du débat sur cette bi-ethnicité originaire de la France, cf., par exemple, Suzanne Citron, Le mythe national. L’histoire de France revisitée, Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2008, p. 152-163 (1ère partie du chapitre 8).
[13] L’interdiction traditionnelle faite aux Hutu et Tutsi de certains contacts avec les Twa fait penser à la position de la caste des dalits ou intouchables, la dernière, hiérarchiquement, des castes de l’hindouisme. Ainsi, « d’autres ne mangent ni ne boivent avec eux, ne se marient pas avec eux, ne leur permettent pas de s’approcher de trop près, ni de s’asseoir à côté d’eux sur le même banc ou de toucher des instruments de cuisine ou les couverts. Ils doivent vivre à l’écart, puiser l’eau en aval des autres, rester aux limites des espaces publics et, lorsqu’ils vendent des marchandises sur les marchés, ils doivent s’asseoir à l’écart des autres vendeurs », Jérôme Lewis, Les Pygmées Batwa de la région des Grands Lacs, Minority Rights Group international, Londres, 2001, p. 15, disponible sur www.minorityrights.org. Dans un autre document postérieur de la même ONG, il est précisé que « Ces attitudes sont en train de changer mais demeurent répandues dans les zones rurales », Dorothy Jackson, Femmes twas et droits des Twas dans la région africaine des Grands Lacs, 2004, p. 5.
[14] Rapporté par José Kagabo et Vincent Mudandagizi, « Complainte des gens de l’argile. Les Twa du Rwanda », Cahiers d’études africaines, vol. 14, n° 53, 1074, (p. 75-87), p. 84, https://www.persee.fr/doc/cea_0008-0055_1974_num_14_53_2664. Les vaches étaient données aux Hutu en usufruit, elles ne devenaient pas leur propriété, étaient restituées en cas de rupture du rapport clientélaire de protection du Hutu par le Tutsi (recevant ainsi des produits vivriers du Hutu, agriculteur). Cf. aussi Claudine Vidal, « Économie de la société féodale rwandaise », Cahiers d’études africaines, vol. 14, n° 53, 1974, p. 52-74,
https://www.persee.frdoc/cea_0008-0055_1974_num_14_53_2663.
[15] Claudine Vidal, « Les relations entre Hutus et Tutsis de 1750 à 1973 : période précoloniale, colonisation et indépendance, “première République” », 15 mars 1998. Selon Julien Seroussi, « Les travaux d’historiens ont […] montré que les mariages entre Hutu et Tutsi se sont multipliés à partir des années 1980. D’après les recherches de Jean-Paul Kimonyo sur la préfecture de Butare, les registres font ressortir un niveau très élevé de mariages mixtes […] l’auteur va jusqu’à affirmer, à propos des évolutions de la commune de Kigembe, que l’intégration par le mariage vidait progressivement la distinction sociale entre Hutu et Tutsi », « Les diables des mille collines. Fictions raciales et religieuses dans le génocide des Tutsi », laviedesidees.fr, 27 octobre 2015.
[16] Tharcisse Gatwa, « Les origines du génocide rwandais », in Fabien Eboussi Boulaga et Alain Didier Olinga (dir.), Le génocide rwandais. Les interprétations des intellectuels africains, Yaoundé, éd. CLÉ, 2006, (p. 19-39), p. 21.
[17] Claudine Vidal, « Économie de la société féodale rwandaise », Cahiers d’études africaines, vol. 14, n° 53, 1974, (p. 52-74), p. 56 et 57, https://www.persee.fr/doc/cea_0008-0055_1974_num_14_53_2663. Les génocidaires de 1994 ont aussi repéré et tué des « hutus originairement tutsis (une ou deux générations) », citation d’un agent de renseignement français dans le Rapport Duclert, p. 497.
[18] Il est, par exemple, noté concernant l’expansion nyiginya, fondatrice du Rwanda comme royaume, que « le seul nombre des victimes de l’expansion nyiginya révèle que celle-ci fut une catastrophe pour la population. Parmi les victimes figuraient en bonne place les propriétaires de bétail, ce qui remet en question l’existence chez eux d’une “ethnicité” dérivée de leur culture économique, et détruit l’idée que ces propriétaires de bétail (les Tutsi, pourrait-on dire) aient toujours fait front commun et agi comme un seul groupe », David Newbury dans Jean-Pierre Chrétien, Danielle de Lame et David Newbury, « Autour d’un livre. Vansina (Jan), Le Rwanda ancien. Le Royaume nyiginya, Paris, Karthala, 2001, 289 pages », Politique africaine, 2001/3, n°83, (p. 151-160), p. 153, accessible à https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2001-3-page-151.htm.
[19] Pour le point sur la complexité des sens de “hutu” et “tutsi” pendant la période coloniale cf., par exemple, Léon Saur, « “Hutu” et “Tutsi” : des mots pour quoi dire ? », Histoire, monde et cultures religieuses, 2014/2, n° 30, p. 119-138 ; disponible à : https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2014-2-119.htm. Cf. aussi, Dominique Franche, op. cit., p. 7-66. Pour la contextualisation sous-régionale, Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire (Paris, Aubier/Flammarion, 2000, p. 56-68).
[20] Précisons que ce n’était pas une particularité de la tutelle coloniale belge, car dans les territoires coloniaux français était marquée sur l’acte de naissance la “coutume”, équivalent à l’ethnie. Ce qui s’est prolongé pendant quelques années post-coloniales.
[21] Alexis Kagame, Les organisations socio-familiales de l’ancien Rwanda, Bruxelles 1954. Les chapitres sur les « Les trois races » et « Les quinze clans » sont disponibles en ligne sur http://www.olny.nl/Rwanda/ et l’ouvrage l’est sur http://francegenocidetutsi.org. Concernant la force des préjugés, la biographie d’Alexis Kagame sur Wikipédia indique que « le jour de sa naissance [en 1912] les colons allemands tuèrent l’umutwa nommé Basebya. Ce dernier et son compère umututsi Ndungutse entendaient résister à l’autorité du roi Musinga et des colons allemands. Ainsi donc le père Bitahurwina donna à son fils le nom de “Basebya” en l’honneur de cet umutwa résistant […] Le nom faisait honte à l’entourage et surtout à sa mère qui ne tolérait pas que son enfant portât le nom d’un umutwa, fût-il héros, son père l’appela Bagirishya, nom qu’il abandonnera lui-même plus tard pour se nommer Kagame ».
[22] Les Twa ont été dans l’histoire du Rwanda moderne dans une situation relativement comparable à celle des germanophones de Belgique rendu·e·s quasiment invisibles par la si longue querelle ethnique entre Flamand·e·s (néerlandophones) et Wallon·ne·s (francophones). Par exemple, il n’est presque pas question de ces germanophones dans Paul Dirkx, La concurrence ethnique. La Belgique, l’Europe et le néolibéralisme, Broissieux (France), 2012. Comme il n’est toujours pas souvent question des Twa, on penserait qu’elles/ils ont été épargné·e·s par la tragédie des années 1990-1994. À ce propos, le dirigeant de l’une des organisations des Twa, la Communauté des Autochtones Rwandais (CAURWA – devenue – du fait de l’interdiction post-génocide de la référence aux « ethnies » – COPORWA : Communauté des Potiers du Rwanda), Zéphirin Kalimba « a rappelé que durant le génocide de 1994, quelque 10 000 Twa avaient péri sur un total de 30 000. “Est-ce que quelqu’un en a parlé ?” a t-il demandé », IRIN, « Les Twa du Rwanda », 5 juillet 2000, disponible sur RwandaNet, http://rwanda.free.fr/docs1_g.htm. Comme d’autres peuples dits autochtones à travers le monde, leur cadre de vie “naturel”, la forêt, est victime des projets de développement.
[23] En ces années 1950, « selon l’historien Ian Linden, des fonctionnaires flamands qui subissaient mal la domination wallonne en Belgique s’identifièrent aux paysans hutu opprimés par leurs “seigneurs” tutsi. Simultanément, de nouveaux Pères Blancs, formés à l’école de l’Action catholique, arrivaient au Rwanda, où choqués par l’iniquité de la situation sociale, ils ne tardèrent pas à dénoncer les abus », Dominique Franche, op. cit., p. 49.
[24] « Cette image du Rwanda n’était pas cultivée exclusivement par la Banque mondiale. La plupart des autres organismes d’aide au développement considéraient eux aussi le Rwanda comme un pays modèle […] la communauté des ONG belges avait jusqu’en 1989, sans aucune divergence sensible, adopté exactement la même image du Rwanda que la Banque mondiale. Du côté de la Suisse, une évaluation portant sur trente années d’aide bilatérale au Rwanda notait que le pays était généralement considéré, dans les milieux du développement, comme un partenaire stable, sans corruption, efficient et sérieux » a relevé Peter Uvin dans une analyse sans complaisance : « Rwanda : aide au développement, voile d’ignorance et génocide », in Jean-Pierre Jacob (dir.), Sciences sociales et coopération en Afrique : Les rendez-vous manqués, Genève, Graduate Institute Publications, 2000, disponible en ligne : http://books.openedition.org/iheid/2585 pour l’article, http://books.openedition.org/iheid/2571 pour le livre. Par ailleurs, il fait remarquer aussi, entre autres, la carence de données sur les inégalités et la pauvreté, à contrario de celles sur les gorilles au Rwanda en ces années-là.
[25] Le marxiste tanzanien Issa Shivji a rappelé que « Yoweri Kaguta Museveni […] was the head of our University Students African Revolutionary Front (USARF) when we were students at the University of Dar es Salaam […] Once in power, Museveni, however, was so fascinated by it that now he doesn’t want to leave it », I. Shivji, « Revolutionary Intellectuals », Africa is a country, may 23, 2018, https://africasacountry.com/2018/05/revolutionary-intellectuals.
[26] Par exemple, le dirigeant de l’APR/FPR au déclenchement de la guerre, Fred Rwigema a été chef d’Etat-major de l’armée ougandaise, quant à Paul Kagame, alors en formation aux États-Unis d’Amérique, c’était un dirigeant des renseignements ougandais.
[27] Il n’y avait entre la France et le Rwanda, qu’un « accord particulier d’assistance militaire » (signé en 1975) stipulant à l’origine que « les personnels militaires français mis à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise […] ne peuvent en aucun cas être associés à la préparation et à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité des opérations de guerre, ou de maintien de l’ordre » (art. 3). Cet article a été reformulé, en 1983, sur demande de la partie rwandaise, principalement en faisant disparaître le passage sur la non-participation des militaires française à la « préparation et à l’exécution […] maintien de l’ordre » (« Avenant du 20 avril 1983 à l’Accord particulier d’assistance militaire du 18 juillet 1975 », Mission d’information de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées et de la Commission des Affaires Étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, décembre 1998 (Rapport Quilès dans la suite), Annexe sur les Accords de coopération, p. 81-94, https://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/r1271.asp ). Ne concernant au départ que la gendarmerie nationale du Rwanda (art. 1), ledit accord a été étendu en 1992 à l’ensemble des « forces armées rwandaises ». Ainsi, le Rapport Quilès a considéré qu’« il est pour le moins étonnant que les autorités civiles et militaires ne se soient rendu compte avec un retard de près de deux ans que les actions conduites auprès de l’armée rwandaise par les coopérants français se déroulaient en marge des accords établis par les deux États. Interrogé sur ce point lors de son audition, l’Ambassadeur Georges Martres a simplement précisé “s’être aperçu en 1992 que la coopération militaire destinée à l’armée rwandaise manquait de base juridique puisque l’accord en vigueur à cette époque ne mentionnait que la coopération avec la Gendarmerie” » (en gras dans le rapport), Rapport Quilès, p. 29. Cette action hors-la-loi relevait en fait de la coutume considérant l’Afrique comme un « domaine réservé » du président dans la Vème République, échappant ainsi au contrôle parlementaire, à la conformité avec la loi, autrement dit hors du champ de la “démocratie” ; présidentialisme que critiquait un certain François Mitterrand s’opposant alors, au début de la Vème République, au Président Charles de Gaulle, mais pratiqué par Mitterrand François, président de la République française.
[28] Rapport de la Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, décembre 1997 (Rapport Mahoux – Verhofstadt dans la suite), p. 83. lien du fichier : https://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r-1-611-7.pdf.
[29] Selon M. James Gasana (ex-membre du parti au pouvoir MNRD, ministre de la Défense du gouvernement pluripartite (avril 1992-juillet 1993) lors de son audition par la Mission française d’information parlementaire.
[30] Rapport Mahoux – Verhofstadt, p. 698. Toutefois, « on ne peut pas dire que les relations étaient rompues entre les militaires rwandais et belges. Nous avons maintenu une coopération technique et militaire (formation de cadres, appui médical et infrastructure. Il y a eu des visites militaires rwandaises en Belgique et vice versa. Des relations tout à fait normales » même si « le Gouvernement belge a refusé de livrer une commande d’armes qui était déjà payé par les Rwandais ».
[31] Thierry Prungnaud du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN, France) s’étant occupé de la formation de la garde présidentielle rwandaise en 1992 a affirmé qu’« Il y a des formations qui avaient également été faites sur des mercenaires civils à l’occasion d’entraînements que j’effectuais avec mes stagiaires, où j’ai vu des militaires français former des civils miliciens rwandais au tir […] L. V. : Là, vous êtes formel. Des Français formaient des miliciens en 1992 ? T. P. : Je suis formel oui. Catégorique ![…] L. V. : Ça, la France l’a toujours nié. T. P. : Bien sûr. Comme beaucoup de choses d’ailleurs. Mais bon, moi j’affirme : c’étaient des militaires français qui ont formé des miliciens rwandais », Interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian, France Culture 22 avril 2005, in Survie, Billets d’Afrique et d’ailleurs, n° 136, mai 2005, p. 5-6 ; cf. aussi, Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, Paris, L’Esprit frappeur, 2020, p. 232-239. Selon le Rapport Muse « The Remaining French Military Cooperants Continued to Advise and Assist FAR Leaders in Early 1994, Even As Evidence Emerged That the FAR Was Arming and Training the Interahamwe, the Militia Suspected of Planning to Exterminate Tutsi » (279-285) ; « French military assistance to the FAR was so overwhelming that it contributed, at least indirectly, to the FAR’s training of the civilian militias that would do much of the killing during the Genocide. There is also evidence that the French DAMI took part in the training of civilian militias » (p. 572-573).
[32] « Au cours de la période 1990-1994, on peut penser que l’effectif de l’armée rwandaise est passée de 5000 à 55 000 hommes. Il faut ajouter 17 000 membres de la milice civile. Lors de son audition, M. Galand précise : “Pour ce faire, les dirigeants ont bénéficié de l’appui inconscient des bailleurs de fonds internationaux, dont la Banque mondiale et la Banque africaine de développement. Quant à la Belgique, le ministre Derycke a expliqué qu’elle avait fait deux décaissements de 500 et 600 millions qui avaient transité par la Banque mondiale” » Rapport Mahoux – Verhofstadt, p. 693-694.
[33] Michel Chossudovsky, Pierre Galand, « Le Génocide de 1994 – L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990-1994). La responsabilité des bailleurs de fonds » (novembre 1996), Global Research, 30 mars 2004, https://archives.globalresearch.ca/articles/CHO403F.html, CADTM, 7 avril 2016, www.cadtm.org/Le-Genocide-de-1994-L-usage-de-la.
[34] Rapport Duclert, p. 68.
[35] Une note de l’auteur de L’État en Afrique. La politique du ventre (Paris, Fayard, 1989) Jean-François Bayart, du Centre d’analyse et de prévision du ministère français des Affaires étrangères (pendant la présidence de la République française par le “socialiste” F. Mitterrand), « Le détonateur rwandais » (26 octobre 1990), citée dans le Rapport Duclert, p. 103.
[36] Willy Kuijpers, Lettre au président Habyarimana [en séjour en Belgique], 2 octobre 1993, disponible sur le site http://francegenocidetutsi.org/KuijpersHabyarimana2octobre1993.pdf. La lettre commence par : « Je voudrais tout d’abord vous remercier pour l’accueil que vous m’avez réservé lors de ma dernière visite au Rwanda et les facilités pratiques qui m’ont été accordées. A cette occasion, j’ai eu l’honneur de m’entretenir à deux reprises avec Vous sur les agissements d’un groupe occulte, connu sous le nom d’AKAZU ou Réseau Zéro » (souligné dans la lettre). Cf. aussi Christopher Mfizi (ancien ambassadeur du Rwanda en France, sous la 2ème République rwandaise) qui en parle « comme une organisation mafieuse » dans Le réseau zéro : fossoyeur de la démocratie et de la République au Rwanda (1975-1994). Rapport de consultation rédigé à la demande du Bureau du procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda, (Rapport Mfizi dans la suite) p. 20, https://fr.calameo.com/read/00000636551b86935ecd0.
[37] Déjà en 1978, dans le Ruhengeri (région voisine de celle d’origine de Habyarimana), des familles tutsi avaient été obligées de vendre leurs terres à « prix d’ami » avant de s’exiler afin d’échapper à une supposée extermination – un bluff en fait – en préparation, rapporte le Rapport Mfizi, p. 13-14.
[38] Cité par Peter Uvin, op. cit.
[39] Citation du professeur Jef Maton (Développement économique et social au Rwanda entre 1980 et 1993. Le dixième décile en face de l’apocalypse) par Éric Toussaint, « Rwanda : les bailleurs de fonds de Habyarimana et des génocidaires », CADTM, 7 avril 2014, www.cadtm.org/Rwanda-les-bailleurs-de-fonds-de.
[40] Andy Storey, « Economics and Ethnic Conflict : Structural Adjustment in Rwanda », Development Policy Review, vol. 17 (1999), (p. 43-63), p. 52.
[41] La retranscription en français de certaines émissions de cette radio est disponible sur http://francegenocidetutsi.org.
[42] Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ? Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais, Paris, L’Esprit frappeur, 1999, p. 153.
[43] Lesdits commandements font partie de l’« Appel à la conscience des Bahutu », Kangura, n° 6, décembre 1990, (p. 6-8), disponible en ligne sur http://francegenocidetutsi.org. Le texte a été aussi publié par Jean-Pierre Chrétien, précédé d’une présentation : « “Presse libre” et propagande raciste au Rwanda. Kangura et “les 10 commandements du Hutu” », Politique africaine, n° 42, juin 1991, p. 109-120, http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/042109.pdf.
[44] Adolf Hitler, Mein Kampf, tome 1er, chap. 7 : « La Révolution ».
[45] Rapport Quilès, p. 292,
[46] Des spécialistes ne se sont pas empêchés de discuter la vérité des chiffres, mais comme l’a dit Arno J. Mayer concernant la recherche des chiffres précis sur le judéocide : « pour établir la nature monstrueuse et l’ampleur générale, tout aussi monstrueuse, du judéocide, il n’est pas besoin d’une précision absolue […] les preuves sont tout à fait écrasantes et incontestables. Et ce n’est pas déshonorer les victimes que d’admettre une certaine imprécision », A. J. Mayer, La “solution finale” dans l’histoire, Paris, La Découverte, 1990 [New York, Pantheon Books, 1988. 1990 ; traduit de l’anglais par Marie-Gabrielle et Jeannie Carlier, préface de Pierre Vidal-Naquet], « Postface », p. 500.
[47] Ici, comme déjà en 1904 dans le Sud-Ouest africain, il n’y a pas eu de moment pendant lequel femmes et enfants ont d’abord été épargné·e·s.
[48] Seul un des onze préfets d’alors a eu à désobéir, pendant treize jours, aux directives d’extermination des Tutsi, poussant l’audace jusqu’à protéger son territoire de toute infiltration des génocidaires.
[49] Cf., par exemple, Hugh McCullum, Rôle de l’Église dans le génocide commis au Rwanda. Rapport d’expert établi à la demande du Tribunal pénal international pour le Rwanda, octobre 2001 (Rapport McCullum dans la suite), p. 28 et 31. On y lit aussi, par exemple, concernant la corruption, que « chaque chef religieux élu à la tête de son Église recevait gracieusement une voiture de luxe neuve » de la part du gouvernement, p. 27. Pendant des années, sous la 2ème République, l’archevêque catholique a été membre du comité central du parti au pouvoir (MRND) et ne l’a quitté qu’en 1989, sur injonction du pape. Trois des neufs évêques d’alors et dix prêtres ont été assassinés, le 9 juin, à Kigali par le FPR et neuf prêtres l’ont été, le même jour, par les Interahamwe, exprimant ainsi le clivage au sein de l’Église catholique.
[50] La mise en avant de la machette comme arme principale du génocide semble vouloir, avec une dose évidente d’exotisme post-colonial, minorer l’usage important des armes dites modernes, utilisées par l’armée tutsicide. Par ailleurs, est oublié le fait qu’avant l’industrialisation du judéocide, sur le front de l’Union soviétique, les soldats nazis n’ont pas été, en 1941, si différents des miliciens hutu rwandais : ils ont fait subir aux Juifs/Juives « une mort violente, sanglante, infamante, qu’il n’est pas possible de qualifier de boucherie tant fait défaut la méthode de boucher : personnes rouées de coups de crosse, accumulation de blessés et d’agonisants dans des fosses bruissantes de râles et de gémissements et qui seront fermées sur bien des respirations, tueurs pris de boisson et ruisselants du sang de leurs victimes. Ces massacres à ciel ouvert commis dans le voisinage d’innombrables localités, il n’était même pas question de les tenir secrets », Philippe Burrin, « L’autre face du génocide », Le Monde diplomatique, décembre 1995, p. 7 (repris sous le titre « La barbarie primitive », dans Manière de voir, (n° 76, août-septembre 2004) : Les génocides dans l’histoire, p. 21-23.
[51] Selon Julien Seroussi, « Les travaux d’historiens ont […] montré que les mariages entre Hutu et Tutsi se sont multipliés à partir des années 1980. D’après les recherches de Jean-Paul Kimonyo sur la préfecture de Butare, les registres font ressortir un niveau très élevé de mariages mixtes […] l’auteur va jusqu’à affirmer, à propos des évolutions de la commune de Kigembe, que l’intégration par le mariage vidait progressivement la distinction sociale entre Hutu et Tutsi », J. Seroussi, « Les diables des mille collines. Fictions raciales et religieuses dans le génocide des Tutsi », laviedesidees.fr, 27 octobre 2015, https://laviedesidees.fr/Les-diables-des-mille-collines.html. Toutefois, a précisé le sociologue André Guichaoua lors de son audition par la Commission Quilès « pendant les années 1980, la tension ethnique pour s’être considérablement abaissée, n’en était pas moins restée une “ressource politique dominante” » (Rapport Quilès, Annexe, 24 mars 1998).
[52] Dans Complices de l’Inavouable. La France au Rwanda, (Paris, les arènes, 2004, p. 155) Patrick de Saint-Exupéry cite la question posée en direct par un « petit garçon de huit ans » à l’animateur d’une émission de RTLM, à savoir s’il était « assez grand pour tuer un Tutsi ».
[53] Nicole Hogg, « Rwandan genocide : mothers or monsters ? », International Review of the Red Cross, vol. 92, number 877, march 2010, doi:10.1017/S1816383110000019.
[54] Extrait d’un témoignage paru dans le quotidien français France-Soir (6 février 1964) cité par Louis Bagalishya, « Discours de la négation, dénis et politiques », in Catherine Coquio (textes réunis par), L’Histoire trouée, négation et témoignage, L’Atalante, 2004, http://aircrigeweb.free.fr/ressources/rwanda/Rwanda_.Bagilishya.html.
[55] Alison Des Forges et alii, Human Rights Watch et Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, p. 18. Référence peut être faite aussi à l’un des actionnaires de la RTLM, financeurs du génocide et importateur des machettes, pioches et autres outils du crime : « Lorsque la tragédie débute, le 6 avril 1994, Félicien Kabuga [l’un des financeurs du génocide, ayant, entre autres, importé en 1993 et 1994 des centaines de tonnes de machettes et s’étant particulièrement impliqué dans la création de la Radio Télévision libre des Mille Collines, principal média privé du génocide ] sait ce qui se trame. Toujours aussi prudent, il commence par envoyer sa famille – notamment son épouse, issue de l’“ethnie” tutsi qu’il voue à l’extermination – se réfugier à l’ambassade de France, dès le 7 avril, avec quelques autres dignitaires du régime. Cinq jours plus tard, ceux-ci seront évacués par l’armée française vers l’Europe » (David Servenay, « Enquête sur le financement du génocide au Rwanda : Félicien Kabuga, le grand argentier des massacres », Le Monde, 12 mars 2019, mis à jour le 16 mai 2020, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/03/12/enquete-sur-le-financement-du-genocide-rwandais-felicien-kabuga-le-grand-argentier-des-massacres). Pourtant selon le premier des « 10 commandements du Hutu » : « 1. Tout Muhutu doit savoir que Umututsikazi [la femme tutsi] où qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsi. Par conséquent, est traître tout Muhutu : – qui épouse une mututsikazi […] », « Appel à la conscience des Bahutu », p. 8 (J-P Chrétien, « Presse libre … », p. 119-120).
[56] Repris aussi, par exemple, par Catherine André, « Économie rwandaise : d’une économie de subsistance à une économie de guerre, vers un renouveau ? », p. 7. https://www.lc-doc.com/document/economie-rwandaise-d-une-economie-de-subsistance-a-une-economie-de-guerre-vers-un-renouveau-catherine-andre/10801.
[57] P. Uvin, op. cit. Sur les “erreurs”, persistantes, de calcul de la pauvreté par la Banque mondiale, cf. aussi Éric Toussaint, « Les divagations de la Banque mondiale concernant le nombre de pauvres sur la planète », 6 avril 2021, www.cadtm.org/Les-divagations-de-la-Banque-mondiale-concernant-le-nombre-de-pauvres-sur-la.
[58] Fédération Internationale des Droits de l’Homme, African Watch, Union Inter-Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, Centre International des Droits de la Personne et du Développement Démocratique, Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993) – Rapport 1993, dans la suite –, mars 1993, p. 87-89.
[59] Human Rights Watch/Africa, Human Rights Watch Women’s Rights Project, Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, Human Rights Watch, Les vies brisées. Violence sexuelle pendant le Génocide rwandais et sa conséquence, 1996, https://www.hrw.org/legacy/french/reports/rwan96.
[60] « Au milieu des années 1980 le tiers des plus hauts fonctionnaires ainsi que presque tous les responsables de l’armée et des services de sécurité étaient originaires d’une seule des dix préfectures que comptait le pays à l’époque, à savoir celle de Gisenyi, région d’origine de Habyarimana. Cette préfecture ainsi que celle voisine de Ruhengeri bénéficiaient par ailleurs d’une part disproportionnée des ressources nationales, tant en termes de fonds affectés au développement que de places réservées dans l’enseignement supérieur », Aucun témoin…, p. 60-61.
[61] Christopher Kayumba & Dr. Jean-Paul Kimonyo, Bystanders to the Rwandan Conflict & Genocide : Current state of research, 2008, p. 15, https://francegenocidetutsi.orgKayumbaKimonyoBystanderInRwanda.pdf.
[62] Justine Hitimana, « La monstruosité au féminin pendant le génocide commis contre les Tutsi en 1994 au Rwanda : un cas unique dans le monde », International Journal of Innovation and Scientific Research, vol. 32, n° 2, sep. 2017, (p. 317-328), p. 321, http://www.ijisr.issr-journals.org/. C’était aussi déjà le cas en 1963-1964 : « Ce qui est le plus atroce pour nous, c’est de constater que la plupart des tueurs sont des Chrétiens, souvent même des chefs de chrétienté, des instituteurs, parfois », L. Bagalishya, op. cit.
[63] Certes, l’analphabétisme stricto sensu de presque 50 % de la population n’est pas à négliger dans la compréhension de la particulière efficience de la propagande de l’extrémisme hutu, mais il a relayé un certain analphabétisme politique – du point de vue de l’émancipation – celui, selon Gérard Prunier interprétant l’attitude des paysans entrainés dans la perpétration du génocide, de « ces messieurs bien éduqués dans les universités des Blancs, qui parlaient si bien, qui savaient lire et écrire et fréquentaient les conférences du FMI, [qui] avaient une bonne raison de leur dire de tuer, que cela devait être pour le bien de la patrie » (Rapport Mahoux – Verhofstadt, p. 478). Autrement dit, une version locale du « spécialiste à la fois analphabète et diplômé d’université », au comportement citoyen moutonnier, dont Lucien Goldmann redoutait alors la production massive à venir avec le développement du consumérisme capitaliste (Marxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, 1970, p. 35)
[64] Les exilé·e·s de retour ont aussi, à leur tour, en “vainqueur·e·s”, entrepris de s’approprier illégalement des propriétés de Hutu partis en juillet 1994, dont certain·e·s ont fini par revenir aussi et ont entrepris de les récupérer légalement, rapporte, par exemple, Jean-Paul Kimonyo (un conseiller, semble-t-il, à la présidence du Rwanda) : « L’assemblée [le Comité exécutif national du FPR, juin 1997] constata que, depuis juillet 1994, un certain nombre de réfugiés de 1994 revenus au pays avaient pu récupérer leurs biens, mais que beaucoup d’autres demeuraient dans l’impossibilité de rentrer en leur possession. Certains propriétaires n’avaient pas osé les réclamer, craignant pour leur sécurité. En effet, ceux qui avaient tenté de faire valoir leurs droits avaient parfois été victimes d’actes d’intimidation […] ces usurpateurs de biens n’agissaient pas toujours par nécessité. Certains sous-louaient ces biens ou se battaient entre eux pour des biens qui ne leur appartenaient pas. Lorsqu’ils étaient contraints de quitter les maisons squattées, ils les vandalisaient parfois avant de partir », J.-P. Kymonyo, « La révolte des Kada du FPR (1997-1998), un “moment critique” dans l’évolution du Rwanda post-génocide », Politique africaine, 2020/4, n° 160, (p. 159-186), p. 170.
[65] En fin juin 1994, l’énarque, militante du Parti socialiste français, conseillère de F. Mitterrand, puis ministre (1992-1993), Ségolène Royal parle encore de « guerres ethniques et tribales », de « luttes tribales », Ségolène Royal (propos recueillis par Albert du Roy et De Virieu), « Ségolène Royal et le Rwanda », L’heure de vérité, France 2, 26 juin 1994 (retranscription sur http://francegenocidetutsi.org/SegoleneRoyalHeureDeVerite26juin1994.pdf).