RFI : « Ubuntu » semble être un mot difficile, voire impossible à traduire correctement. Quelle signification donnez-vous à ce terme dans l’exposition ?
Marie-Ann Yemsi : En fait, « Ubuntu » n’est pas difficile à traduire. Il recouvre simplement des notions en un seul mot que nous devons expliquer en plusieurs termes. Le mot « Ubuntu » vient des langues bantoues du sud de l’Afrique et signifie faire humanité avec les autres. En français, nous traduisons ce terme par « je suis parce que nous sommes ». Mais cette notion d’Ubuntu est une notion qui traverse tout le continent et qu’on retrouve dans bien d’autres langues. Elle a été popularisée largement dans sa dimension politique par Nelson Mandela et Desmond Tutu au moment où ils voulaient favoriser la réconciliation nationale. Ils ont inscrit d’ailleurs ce terme « Ubuntu » dans la nouvelle Constitution sud-africaine de 1994.
Pour vous, la philosophie Ubuntu est l’exigence d’« une humanité dans la réciprocité ». Cela ne me semble pas si éloigné de la pensée chrétienne issue de la Bible : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». En quoi consiste la singularité d’Ubuntu ? Bien sûr, il y a des liens, je ne sais pas par rapport à la pensée chrétienne, mais par rapport à toutes les pensées. De toute façon, les pensées ne restent pas circonscrites dans un territoire. La pensée Ubuntu ne se limite évidemment pas à un continent. C’est une pensée qui s’est mêlée aux autres pensées du monde. Mais la pensée Ubuntu a ceci de particulier qu’elle implique une responsabilité de l’individu en lien avec sa communauté. Il y a une interdépendance qui ne recouvre pas simplement l’humain, elle est aussi l’idée de protection de toutes les formes du vivant. Il y a une dimension écologique et aussi une dimension spirituelle, puisqu’elle se connecte au passé à travers les ancêtres. La mémoire vivante des ancêtres se transmet aussi à travers l’Ubuntu. Elle a cette exigence de responsabilité envers l’Autre, mais aussi envers l’ensemble de la communauté. Chacun est responsable et doit agir. Cette pensée se distingue peut-être des pensées philosophiques occidentales par le fait qu’elle est aussi un savoir-vivre. Ce n’est pas une idéalité abstraite, elle est une pensée à vivre et à appliquer.
De quelle manière l’Ubuntu a joué un rôle important dans les mouvements de libération postcoloniale et anti-apartheid des années 1960 jusqu’à la présidence de Nelson Mandela en Afrique du Sud ? La pensée Ubuntu, mais pas uniquement elle, a véritablement structuré la notion et la place de l’individu dans son groupe, mais aussi la place des nations entre elles. On peut dire que l’Ubuntu est aussi à l’origine du panafricanisme politique, par exemple. C’est une dimension extrêmement importante. Elle est aussi à l’origine, et là je dépasse le continent africain, de la justice après les massacres et le génocide du Rwanda. Elle a inspiré les grands tribunaux pour arriver à une justice réparatrice. Cela aussi est une dimension importante de cette pensée et en quoi elle est si agissante dans les réalités contemporaines.
La pensée Ubuntu dépasse largement la politique. Elle rayonne dans la culture, le social, l’économie, l’écologie… Vous citez des noms aussi célèbres que divers comme Aimé Césaire, Fela Kuti, Nelson Mandela, Miriam Makeba, jusqu’à Alain Mabanckou. Chez ces personnalités, est-ce un point commun qui existe de façon consciente ou inconsciente ? J’aimerais aussi citer Edouard Glissant puisque la pensée de la relation de Glissant a des proximités évidentes avec la pensée Ubuntu. Elle signifie qu’on est en train de construire un universel de la rencontre et vient de s’opposer à certaines visions de l’universalisme français qui est parfois aveugle à un monde devenu pluriel et à la pluralité des identités. Pour revenir à la musique, Miriam Makeba et Fela Kuti ont prôné un panafricanisme. Ils ont prôné l’Ubuntu. Il faut dire à quel point la musique a été agissante. D’ailleurs elle résonne dans toute l’exposition et dans l’espace très particulier au centre de l’exposition. Ce projet de l’artiste Kudzanai-Violet Hwami n’est pas uniquement de montrer des œuvres d’art, mais des archives sonores et de faire débat ensemble. Elle a créé au centre de l’exposition un espace inclusif, un espace d’hospitalité pour réfléchir tous ensemble à partir des archives sonores extrêmement populaires. Elles relatent l’histoire de la musique au cœur des luttes de libération, sur le continent africain, mais aussi des luttes en faveur des droits civiques ou des luttes de libération dans un Sud global.
[Vidéo] L'art et l'Ubuntu chez Turiya Mgadlela
L’artiste sud-africaine Turiya Mgadlela et la philosophie Ubuntu. © Siegfried Forster / RFI
Vous évoquez aussi une « mise en déroute de l’esprit d’Ubuntu » à un certain moment. Aujourd’hui, vous parlez d’une renaissance. Comment expliquez-vous que, malgré la victoire de l’esprit Ubuntu sur l’apartheid, qu’il y a aujourd’hui tellement de violence en Afrique du Sud ? Je parle de « déroute », parce qu’il est évident que cette philosophie est à créer. Ce sont des penseurs comme Patrick Chamoiseau, Achille Mbembe ou Souleymane Bachir Diagne qui le disent. Nous sommes tous conscients que cet esprit Ubuntu est à venir et à créer. « Faire humanité ensemble », cela résonne et cela traverse tous les mouvements actuels qui veulent un monde plus juste, un monde plus respectueux de tous les écosystèmes, et un monde où l’on commence à déconstruire tous les systèmes de violences systémiques et d’inégalités.
Existe-t-il un art Ubuntu ? Quels étaient les critères pour sélectionner les artistes pour Ubuntu, un rêve lucide ? Il n’y a certainement pas un art Ubuntu. Cela serait de se méprendre sur le sens de l’exposition. Les artistes sont des visionneurs. En tant que commissaire, la pensée Ubuntu était un point de départ qui nous permettait de réfléchir au monde actuel et tenter de voir des moyens, des pistes, des visions, des rêves lucides des artistes pour réinventer un horizon commun. Bien sûr, ils sont critiques. Un horizon commun passe peut-être par interroger les hantises de l’histoire coloniale. Cela passe peut-être par interroger les déficits de nos systèmes de représentation, comme le fait Meleko Mokgosi dans sa fresque
The social revolution of our time cannot take its poetry from the past but only from the poetry of the future (Addendum) [« La révolution sociale de notre temps ne peut puiser sa poésie dans le passé mais seulement dans celle du futur (Addendum) »].
Sabelo Mlangeni tout comme Turiya Magadlela sont très sensibles dans leur travail à documenter ou à relater des communautés qui sont vulnérabilisées. Sabelo Mlangeni a documenté une maison, un refuge pour des personnes LGBTQI+ qui ont été rejetées chez elles. Cela se passe à Lagos, mais cela se passe partout dans le monde. Encore une fois, on part d’un lieu précis, mais ces artistes relatent des questions qui sont universelles. Tout comme Turiya Magadlela quand elle parle de cette lutte des femmes contre un monde patriarcal, quand elles tissent ensemble cette tente faite de 200 mètres carrés de collants découpés et cousus ensemble à la manière des quilts commémoratifs. C’est une façon de dire comment on doit ensemble penser à un chemin lucide vers l’Ubuntu.
Sabelo Mlangeni, photographie de la série « The Royal House of Allure » dans l’exposition « Ubuntu, un rêve lucide ». © Siegfried Forster / RFI
► Ubuntu, un rêve lucide. Exposition au Palais de Tokyo à Paris, du 26 novembre au 20 mars 2022. Avec les artistes Jonathas De Andrade, Joël Andrianomearisoa, Michael Armitage, Bili Bidjocka, Kudzanai Chiurai, en collaboration avec Khanya Mashabela et la participation de Kenzhero, Nolan Oswald Dennis, Lungiswa Gqunta, Frances Goodman, Kudzanai-Violet Hwami, Richard Kennedy, Grada Kilomba, Turiya Magadlela, Ibrahim Mahama, Sabelo Mlangeni, Meleko Mokgosi, Serge Alain Nitegeka, Daniel Otero Torres.