Fiche du document numéro 29223

Num
29223
Date
Jeudi 16 décembre 2021
Amj
Taille
33962
Titre
« La France pourrait-elle devenir un refuge d’impunité pour les criminels contre l’humanité ? »
Sous titre
Alors que la justice française a acquis en dix ans une légitimité dans la lutte contre l’impunité des bourreaux, la magistrate Aurélia Devos s’inquiète, dans une tribune au « Monde », de la remise en cause par la Cour de cassation de poursuites contre un Syrien mis en examen pour crimes contre l’humanité.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
[Saisie sur le cas d’Abdulhamid C., membre des services secrets de Damas, interpellé en région parisienne et mis en examen en février 2019 pour « complicité de crime contre l’humanité », la chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé, le 24 novembre, que les tribunaux français sont incompétents au motif que le droit syrien ne sanctionne pas spécifiquement les crimes contre l’humanité. Cet arrêt interprète de façon étroite et restrictive la loi du 9 août 2010 qui transpose dans la législation française le statut de Rome fondant la Cour Pénale internationale (CPI) et la notion de compétence universelle. La France est l’un des seuls pays européens à imposer ce verrou de « la double incrimination ».]

Tribune. Il y a au cœur du tribunal judiciaire de Paris des hommes et des femmes qui affrontent ce que l’homme peut se faire de pire. De crimes de guerre en crimes contre l’humanité, ils ne comptent plus les récits de douleur, les images insoutenables, les cris silencieux des survivants. Ces magistrats et ces juristes ne sont pas historiens, ils ne veulent faire que leur métier de rendre la justice, ils appliquent la loi française.

Le pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre, créé à Paris en janvier 2012, mène ainsi de nombreuses enquêtes – plus de 160 dans 27 pays à ce jour, contre une vingtaine à ses débuts –, entame des procès, développe une politique active de détection des suspects sur le territoire français.

Pourquoi ? Parce qu’il est en France, dans nos entreprises, dans nos hôpitaux ou nos entourages, des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Ces derniers parés de l’imprescriptibilité, sans oubli, ni pardon ni rachat. Parce que la France est de ces pays qui se sont engagés à ne pas être un refuge doré.


Le législateur a ainsi prévu que les juridictions françaises sont compétentes pour poursuivre et juger les responsables d’actes de torture et de disparitions forcées, de crimes commis au Rwanda et en ex-Yougoslavie, s’ils sont présents en France. Quand bien même les faits auraient été commis à l’étranger sur des étrangers.

Le législateur a également prévu, en adaptant en 2010 sa législation au statut de la Cour pénale internationale, dit statut de Rome, qu’elles sont compétentes pour poursuivre et juger les criminels contre l’humanité et criminels de guerre qui seraient résidents habituels en France. A certaines conditions, déjà assouplies en 2019.

Les présumés criminels pourraient se dire soulagés



L’une des conditions est que la personne poursuivie doit être originaire d’un pays qui a ratifié le statut de Rome ou d’un pays dans lequel les faits sont également « punis ». C’est là le principe dit de la « double incrimination ».

La chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée sur ce principe le 24 novembre, dans le cas d’un ressortissant syrien qui a obtenu l’asile en France et est mis en examen pour crimes contre l’humanité. Cette décision a été commentée depuis.

Là où le pôle crimes contre l’humanité et la chambre de l’instruction avaient considéré que les faits reprochés devaient « être punis » en France et en Syrie sans qu’il soit nécessaire que la qualification à l’étranger soit un calque du droit français, la chambre criminelle dit au contraire que les faits doivent être poursuivis dans les mêmes termes, rompant avec une jurisprudence traditionnellement souple sur le contrôle de la « double incrimination ».

Des meurtres, des assassinats, des viols, d’accord, tout cela est poursuivi en Syrie. Mais attention, il faut que tout cela soit exécuté selon un « plan concerté », comme dans la définition française. Ce « plan concerté », notion française inédite, n’existe dans aucune législation internationale ou nationale. La Syrie ne répond pas aux critères. Nombre de pays dont sont originaires les criminels contre l’humanité non plus. Par définition.


Nombre de présumés criminels résidant en France et déjà visés par des enquêtes pourraient donc se dire soulagés. Venant du Sri Lanka, du Liberia, de Syrie, du Soudan, d’Erythrée, de Libye, et de tant d’autres pays.

Les Français ou ceux qui ont commis des crimes contre des Français peuvent être poursuivis. Ceux qui sont ici concernés sont des résidents. De manière durable. Seront-ils non inquiétés désormais, ou de manière résiduelle, sur des tortures quand elles peuvent être caractérisées et non prescrites ?

Juger en France n’est pas « s’occuper de ce qu’il se passe ailleurs ». Le concepteur d’armes chimiques en Syrie installé à Paris, le criminel de guerre tchétchène devenu agent d’entretien, le Libérien criminel contre l’humanité, mari de la nounou. C’est le réel. Ici, pas ailleurs. Et ils sont nombreux. Parfois oubliés, parfois inquiétants.


Pourrait-on penser qu’une autre justice traitera de ces cas ? Cela est fort improbable. Certains ont le statut de réfugié en France, d’autres ont même obtenu la nationalité française, d’autres encore seraient persécutés dans leur pays d’origine et n’y seront pas renvoyés.

Si les craintes d’une compétence universelle débridée, dangereuse et inefficace existent, à l’aune de l’expérience de dix années à la tête du pôle judiciaire spécialisé, force est de constater que le péril est plus craint que réel. A l’inverse, la spécialisation du pôle et sa légitimité ont renforcé la qualité des poursuites engagées.

La France était en première ligne



Les moyens limités étaient jusqu’ici l’obstacle le plus dirimant à ce que les autorités judiciaires françaises puissent enquêter et poursuivre, au cœur d’une justice globalement indigente. L’interprétation stricte de la loi ramène objectivement la situation à celle préexistant à 2010, et vide de sens l’adaptation du statut de Rome en droit français, dont l’application ne serait plus que très résiduelle.

La France, dont la place au sein du Réseau génocide européen, rassemblant procureurs et enquêteurs, est passée du néant à un véritable rôle d’impulsion en dix ans, devra-t-elle assumer, à l’aube de la présidence de l’Union européenne [le 1er janvier], les dispositions les moins favorables à la poursuite de ces criminels sur son territoire ?

La France, en première ligne d’une équipe commune d’enquête structurelle autour du fichier César avec les Allemands, qui en voit les réalisations judiciaires en ce moment même à Coblence, devra céder sa place. Cette équipe commune d’enquête historique en matière de crimes contre l’humanité, après des années d’efforts, perd le 24 novembre ce fondement juridique.

Quelle place tenir encore en soutien des mécanismes d’enquête onusiens sur la Syrie, dont la France a tant souhaité la création ? Que donner à voir de nous-mêmes ? La France, en pointe de la coopération avec la Cour pénale internationale, pourrait-elle demeurer une référence ?

Cette place de premier plan qu’a acquise la France dans ce contentieux difficile est réelle et a véritablement été incarnée par des actes judiciaires concrets. Mais rien n’est jamais acquis.

S’exprimer n’est pas naturel pour le magistrat. Pour qui il importe toutefois que l’état du droit soit rendu intelligible à tous. De surcroît au seuil des grands virages.

Aurélia Devos est magistrate et ancienne chef du pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024