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Employé municipal à Rouen, Claude Muhayimana comparaît actuellement devant une Cour d’assises pour « complicité » dans le génocide des Tutsi du Rwanda. Mais en dépit des pressions et des intimidations, certains habitants de sa région natale l’accusent d’avoir activement et directement participé à l’extermination. Le Poulpe s’est rendu à Kibuye, dans l’ouest du pays.
« Je le connaissais bien. Claude Muhayimana était déjà extrémiste avant le génocide. Il avait appris que j’étais Tutsi. Alors, après, quand on se retrouvait autour d’un verre, il se montrait méchant et suspicieux », se remémore Albert*, un rescapé du génocide commis contre les Tutsi du Rwanda en 1994.
Les deux hommes se côtoyaient. « Je lui avais même fourni un jeune membre de ma famille comme domestique. Cet enfant a été tué pendant le génocide. Il a reçu des coups de machette dans la tête et un peu partout ».
L’ancien chauffeur et milicien franco-rwandais Claude Muhayimana comparaît depuis lundi devant une Cour d’assises à Paris pour complicité de génocide et de crime contre l’humanité. Le Poulpe a retracé le parcours dans l’hexagone de celui qui exerce désormais la profession de cantonnier à la mairie de Rouen. Sollicité, son avocat n’a pas donné suite.
Au fil des audiences, la Cour entendra en tout 32 témoins rwandais, à charge et à décharge, dont 15 seront physiquement présents à Paris tandis que les 17 autres seront entendus par visioconférence depuis Kigali. Le Poulpe s’est rendu dans la région d’origine de l’accusé pour rencontrer les rescapés.
« Et puis, de nombreux gendarmes sont arrivés dans une camionnette conduite
par Claude Muhayimana »
La localité de Kibuye où se sont déroulés les crimes ne ressemble pas à une ville au sens où on l’entend communément. Au pied des montagnes sur la rive orientale du vaste lac Kivu qui sépare le Rwanda de la République démocratique du Congo, plusieurs ensembles urbains épars s’étalent autour du minuscule centre-ville baptisé Gitesi, lui-même situé à l’entrée d’une presqu’île sur laquelle se dressent des hôtels plus ou moins cossus à bonne distance les uns des autres.
« Comme nous avions peur d’être attaqués par les interahamwe qui avaient déjà détruit et brûlé nos maisons, nous avons dû prendre la fuite et chercher un endroit où nous serions en sécurité. Nous sommes allés au bureau de la commune de Mabanza où nous avons retrouvé beaucoup d’autres personnes dans la même situation », se remémore Albert devant le bâtiment en question, une longue bâtisse en brique rose aux fenêtres bleues, situé à une dizaine de kilomètres au nord de Gitesi.
« Le 13 ou le 14 avril, le préfet [condamné à la prison à perpétuité par la justice internationale, aujourd’hui décédé, NDLR] a ordonné au bourgmestre de Mabanza [acquitté par la justice internationale, NDLR] de lui amener les réfugiés qui étaient installés là. Et puis, de nombreux gendarmes sont arrivés dans une camionnette conduite par Claude Muhayimana », affirme Albert. « Ils nous ont emmenés à Kibuye. Nous marchions avec nos familles, nos vaches et nos chèvres. La camionnette de Claude Muhayimana roulait derrière nous ».
« À Kibuye, nous nous sommes installés dans le stade Gatwaro où nous étions vraiment entassés. À partir du 18 avril, ils ont encerclé le stade et commencé à tuer les gens. Claude Muhayimana était là. Il portait un fusil », assure Albert. Il n’est pas le seul à soutenir que le chauffeur était armé. Dans la procédure, de nombreux autres témoins affirment l’avoir vu en divers autres endroits, muni d’armes blanches ou bien d’un fusil.
Un mémorial entièrement peint en gris s’élève aujourd’hui là où se situait le stade Gatwaro, face à la confortable maison qu’occupait Claude Muhayimana, juste de l’autre côté de la route.
« Moi j’ai eu de la chance, car j’ai réussi à sauter par-dessus le mur et à m’échapper. Mais ils ont tué ma sœur qui était avec moi. Ils ont tué beaucoup de personnes… Nous étions plus de sept mille », s’étrangle Albert entre deux sanglots. Il renonce à énumérer ses proches. Sa propre filiation était très nombreuse avant le génocide. Seul deux de ses membres ont survécu.
« S’ils apprenaient que je témoigne contre lui, je pourrais être menacé » Albert a tu son histoire pendant longtemps. « J’ai eu peur aussi parce que mon grand frère avait déjà été invité à témoigner. Mais il a disparu en 2001. Claude Muhayimana a une grande famille ici. S’ils apprenaient que je témoigne contre lui, je pourrais être menacé », s’inquiète-t-il encore vingt-sept ans après le génocide. L’affaire en cours montre que cette crainte n’est pas sans fondement.
Lorsque les gendarmes perquisitionnent le domicile de Claude Muhayimana le 9 avril 2014, ils y découvrent des documents manuscrits sur lesquels figurent les noms des témoins à charge au Rwanda avec leur filiation et leur localisation. L’ancien milicien était même informé des dernières activités des enquêteurs au pays des mille collines deux mois plus tôt.
Les confirmations apportées par l’exploitation des téléphones portables saisis chez Claude Muhayimana et les écoutes téléphoniques effectuées par la gendarmerie pousseront le procureur à souligner dans ses réquisitions « l’activisme peu commun déployé par le mis en examen ou par son entourage pour approcher les témoins et influencer leurs dépositions ».
« Je suis prêt. Je veux donner ce témoignage parce que j’ai vu tout ça de mes yeux », déclare aujourd’hui Albert en dépit des pressions. Mais à Paris, le président de la Cour d’assises qui juge Claude Muhayimana ne l’entend pas de cette oreille. Le magistrat a refusé l’audition par visioconférence que réclamait le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR).
Albert n’est pas le seul témoin qui ne sera pas entendu au procès. En tout, les enquêteurs français ont passé deux mois et demi au Rwanda, répartis sur sept missions entre janvier 2014 et novembre 2016. Des déplacements qui concernaient parfois plusieurs dossiers différents. Ce délai leur a certes permis d’auditionner de nombreuses personnes, mais pas toutes.
« J’ai très bien connu Claude Muhayimana. Nous sommes de la même génération », explique ainsi Anastase Kanyabashi, 64 ans. Ce rescapé élancé à la moustache grisonnante raconte avoir croisé le milicien à plusieurs reprises au cours du génocide. Il n’est ni témoin ni partie civile dans le procès qui suit actuellement son cours à Paris.
Anastase s’engage à travers les arbustes sur l’étroit sentier qui conduit sur la colline de Muhiro. « Toute cette colline était habitée par beaucoup de Tutsi. Sous ce cyprès il y avait une maison. Ici aussi, et là… », commence-t-il à énumérer alors que nous progressons péniblement vers le sommet qui surplombe Gitesi et offre une vue imprenable. Presque aucune trace ne subsiste des anciens habitants de cette montagne. Tout indice de leur présence fut soigneusement effacé par leurs assassins.
« On est venus se regrouper sur cette colline pour pouvoir nous défendre. Nous étions environ 6000 ici », explique Anastase. « Le vendredi 15 avril vers 9h30, les interahamwe, les gendarmes, les policiers, les surveillants de prison et la population Hutu locale nous ont attaqués de tous les côtés. Ils venaient pour nous tuer avec des lances et des machettes. Ils nous lançaient aussi des grenades. Claude Muhayimana était là avec une petite machette. Plus de 4000 personnes ont été tuées ».
Anastase et de nombreux autres Tutsi trouvèrent alors refuge dans l’école Nyamishaba sur les berges du lac Kivu. Leur répit fut de courte durée. « Claude [Muhayimana] est venu avec son pick-up dans lequel se trouvaient deux gendarmes et des interahamwe. Nous étions réfugiés dans les classes. Les miliciens ont cassé les vitres à coups de pied et sont entrés », se souvient-il. Pour venir à bout de leurs victimes, les génocidaires utilisèrent ensuite un procédé particulièrement vicieux.
Devant le complexe de bâtiments en briques orange de l’école Nyamishaba s’étend une clairière qui se termine dans le lac. « Ils ont fait une ligne de filles et une ligne de garçons. Et puis, ils ont commencé à couper les filles qui se trouvaient derrière. Donc, ceux qui se trouvaient au premier rang se sont jetés dans le lac pour nager jusqu’à l’île. D’autres miliciens interahamwe les attendaient là pour les couper », relate Anastase qui parvint à se cacher avec deux hommes Hutu et leurs épouses Tutsi puis à s’échapper en pirogue.
Claude Muhayimana soutient qu’il n’était pas présent lors des attaques de la colline Muhiro, de l’école Nyamishaba et du stade Gatwaro. Il aurait été dépêché dans le nord du pays pour convoyer le corps d’un gendarme décédé. À l’appui de cette affirmation, il produit d’abord un ordre de mission, écarté par les enquêteurs qui jugeront son authenticité plus que douteuse. Il fournira ensuite de nombreux détails qui, selon le procureur, « se sont révélés faux ».
Claude Muhayimana prétend s’être absenté treize jours. Les enquêteurs concluent que ce voyage eut bien lieu, mais, selon eux, il n’aurait pas excédé 2 à 4 jours. Dans ses réquisitions, le procureur écrit que « l’alibi invoqué par Claude Muhayimana ne saurait être accueilli que pour la seule période située entre le 15 ou le 16 avril au matin, et le 17 ou le 18 avril en fin d’après-midi ». Albert et Anastase n’auront pas l’opportunité d’ajouter leurs témoignages à ceux qui accablent déjà Claude Muhayimana pour les massacres commis le 15 et le 18 avril.
Toujours est-il que les tueries se poursuivirent après le 18 avril 1994, non seulement à Gitesi, mais également sur les collines environnantes parmi lesquelles celles de Bisesero où 60 000 personnes furent exterminées au cours d’incessantes attaques. Ces dernières valurent d’ailleurs à Claude Muhayimana d’être condamné par contumace à 19 ans de prison en septembre 2009.
« Je ne savais pas qu’il y avait un procès en France »
Depuis la clôture en 2012 des juridictions populaires chargées de juger les tueurs, la vie continue sur les collines de Kibuye où cohabitent tant bien que mal les rescapés et les bourreaux.
À Ruhiro, seule une dame est revenue vivre chez elle après le génocide. Couverte d’étoffes bariolées et entourée d’une ribambelle d’enfants, la rescapée salue chaleureusement Anastase. « Je ne savais pas qu’il y avait un procès en France », nous dit-elle simplement avant de s’éloigner pour aller faire ses achats en ville. Quel sens pourrait avoir à ses yeux cette procédure qui se déroule à 6000 km de cette colline où elle vit seule désormais ?
Quelques kilomètres plus bas, une petite femme de cinquante ans aux cheveux courts et vêtue de noir se cramponne sans voix aux accoudoirs de sa chaise. Elle aussi ignorait tout de la tenue du procès à Paris. Pourtant, l’une des victimes identifiées dans le dossier d’instruction était sa tante. « Je voudrais que ceux qui ont participé à ce meurtre nous disent où ils ont mis son corps pour qu’elle repose au mémorial avec tous les autres », implore-t-elle finalement.
« Si je savais où se trouvent les corps des membres de ma famille, je me sentirais peut-être plus à l’aise pendant la période des commémorations du génocide », explique la quinquagénaire, seule survivante d’une famille dont elle n’a pu enterrer aucun membre à l’exception de son père. Malheureusement, la question de l’emplacement des dépouilles, primordiale aux yeux des rescapés au Rwanda, l’est naturellement beaucoup moins en France où se tient le procès de Claude Muhayimana.
En jugeant Claude Muhayimana, la France se contente de s’acquitter tardivement de ses obligations internationales par un procès inaccessible aux rescapés qui, dans leur grande majorité, en ignorent même la tenue. Une procédure qui se contentera d’établir ou non la culpabilité de l’accusé sans nécessairement rejoindre les préoccupations de ses victimes ni participer au processus de vérité et de réconciliation amorcé au pays des mille collines.
*Pour préserver l’anonymat et la sécurité de nos sources, certains prénoms ont été modifiés.