Citation
« REGARDE, c’est la voisine à
la télé ! » L’anecdote remonte à
une dizaine d’années. Léa (le
prénom a été modifié) et son
mari viennent d’emménager
dans un quartier résidentiel
d’Évry-Courcouronnes
(Essonne), à une trentaine de
kilomètres de Paris. Une banlieue
paisible, semée de
pavillons modestes, qui borde
l’autoroute du Soleil.
Un soir, une émission sur le
Rwanda est diffusée. À l’image,
Léa reconnaît tout de suite
les traits de sa voisine. Elle
découvre, éberluée, que la
femme discrète et courtoise
qui vit à deux pas est en réalité
Agathe Habyarimana, la veuve
de Juvénal Habyarimana, l’ex-président
du Rwanda dont
l’assassinat a déclenché en
1994 le génocide des Tutsis.
Plus de 800 000 morts au
total en moins de quatre mois.
Visée par une plainte pour
« crime contre l’humanité » et
« complicité de génocide »
déposée par le Collectif des
parties civiles pour le Rwanda
(CPCR) en 2007, cette grand-mère
de 78 ans a été placée
sous le statut de témoin assisté
en 2016 à l’issue de sa seule
audition dans cette affaire.
L’année dernière, celle qui
nie toute implication a demandé
au juge d’instruction de clore
l’enquête qui la vise par un
non-lieu. Elle estime que le
« délai raisonnable » de cette
procédure est dépassé.
Devant le refus du magistrat,
Agathe Habyarimana a saisi la
chambre de l’instruction de la
cour d’appel de Paris. L’arrêt
doit être rendu aujourd’hui.
Dans son quartier, les habitants
parlent parfois de cette
voisine au passé insoupçonnable,
qui vit chichement et ne
se déplace qu’à pied. Léa glisse
: « Entre nous, on l’appelle la
Présidente. » Agathe Habyarimana
possède d’autres surnoms.
Un temps, elle a été la
« Mère de la nation » du
Rwanda, comme sont appelées
les premières dames du
pays. C’est un simple « Madame
» prononcé du bout des
lèvres pour Dafroza Gauthier,
qui a créé avec son mari en
2001 le CPCR dans l’idée de
traquer les criminels de guerre
sur le sol français. « Je ne
veux même pas prononcer
son nom », lâche cette Franco-
Rwandaise, dont la famille tutsie
a été décimée.
Évacuée vers la France
à la demande
de François Mitterrand
Pour cette chimiste retraitée,
cela ne fait aucun doute : Agathe
Habyarimana, née Kanziga,
était le « cœur du réacteur »,
une « pièce maîtresse du
génocide ». « C’était la planificatrice,
soutient-elle. Elle n’a
pas pris la machette à la main,
elle l’a prise avec sa langue. »
Le rapport dirigé par l’historien
Vincent Duclert a fait ressurgir
son nom. Ce document
— remis à Emmanuel Macron
en mars — vise à établir les
responsabilités de la France
dans le génocide. L’ex-première
dame y est décrite
comme l’un des « véritables
cerveaux » de ce qu’on appelle
l’« Akazu » (« petite maison »
en kinyarwanda). Ce noyau
dur soupçonné d’avoir pensé
le génocide se serait formé en
1991 à partir du « clan d’Agathe
Habyarimana ». Lors de réunions,
des témoins assurent
que la première dame promettait
des machettes financées
par l’un de ses proches,
Félicien Kabuga, autre génocidaire
présumé rattrapé par
l’Office central de lutte contre
les crimes contre l’humanité
(OCLCH) le 16 mai 2020, à
Asnières-sur-Seine (Hauts-de-
Seine).
« Surréaliste », pour Jean-
Luc Habyarimana, l’avant-dernier
des huit enfants du
couple. « Tout ce dont on
accuse ma mère est aberrant,
souffle ce quadragénaire. Un
tribunal a été mis en place par
l’ONU (NDLR : le TPIR, Tribunal
pénal international pour le
Rwanda) pour juger les
auteurs du génocide, ceux
qu’on peut appeler les gros
poissons. Ma mère ne s’est
jamais cachée. Mais ils
n’avaient rien contre elle. »
Selon lui, l’Akazu serait
d’ailleurs une pure invention
des opposants au régime de
son père. Et le rapport Duclert
occulterait une partie de la
vérité pour des raisons diplomatico-
politiques. Philippe
Meilhac, l’avocat de sa mère,
partage cette analyse :
« Quand le président rwandais
(NDLR : Paul Kagame) vient à
Paris, le nom de Mme Habyarimana
arrive toujours sur le
tapis. Ce n’est pas sa personne
qui intéresse le Rwanda, mais
ce qu’elle représente comme
survivance du régime de
Habyarimana. »
Sollicitée, sa cliente n’a pas
souhaité s’exprimer. Son fils
Jean-Luc se charge de dérouler
la ligne de défense adoptée par
la famille : Agathe Habyarimana
n’était pas une politicienne,
mais une simple épouse et
mère de famille. « Elle n’avait
pas du tout le pouvoir occulte
qu’on lui prête », insiste ce fonctionnaire
naturalisé français
comme l’ensemble de la fratrie.
Cet argumentaire, Michel Laval,
l’avocat du CPCR, le connaît
bien : « C’est tout un système de
défense qu’ils ont construit.
Agathe Habyarimana a une
certaine propension à se poser
en victime d’un acharnement
judiciaire. »
Elle ne comprend pas,
d’autant que la France lui a été
d’une grande aide. Dès le lendemain
de l’attentat contre son
mari, en 1994, elle demande à
Paris de lui faire quitter le pays.
Elle sera accueillie le 17 avril.
« L’évacuation des personnes
rwandaises menacées n’est
d’emblée pas une priorité pour
les autorités françaises », précise
le rapport Duclert. Celle de
la veuve du président rwandais
fait figure d’« exception ».
« Une demande originelle
et personnelle de François
Mitterrand », poursuivent les
historiens. À son arrivée, la
famille est logée pendant
quelques jours dans un hôtel
parisien. Coût de l’opération :
250 000 francs — environ
40 000 € — selon les chiffres
rapportés dans le rapport
Duclert. La veuve et ses
enfants s’installent ensuite
dans leur appartement du
XVIe arrondissement de Paris.
En 1999, elle emménage à
Évry-Courcouronnes, dans
deux pavillons mitoyens
achetés grâce à la vente du
logement parisien.
« La sans-papiers la plus
célèbre de France »
Aujourd’hui, ses principales
sorties se résument à aller à la
messe ou à faire quelques
courses à l’épicerie du coin.
Elle s’occupe aussi de ses
quinze petits-enfants, « leur
tricote des pulls ou des écharpes
», relate Jean-Luc, qui
brosse le portrait d’une femme
aimante, détachée des affres
du monde, sans téléphone
portable ni Internet. Une existence
loin des tracas de milliers
d’immigrés illégaux, qui
vivent sous la menace d’un
retour forcé. « C’est quand
même la sans-papiers la plus
célèbre de France », grince
Dafroza Gauthier.
Agathe Habyarimana, aidée
par ses enfants, vit en France
sans statut légal et sans ressources.
Ses différentes
demandes d’asile et de titre de
séjour ont été rejetées. Malgré
tout, la France a refusé de
l’extrader au Rwanda en 2011.