Fiche du document numéro 28870

Num
28870
Date
Jeudi 15 juillet 2021
Amj
Taille
48747
Sur titre
Enquête
Titre
Dans la tête de l’incendiaire de la cathédrale de Nantes
Sous titre
Que s’est-il passé dans l’esprit d’Emmanuel Abayisenga, le bénévole rwandais qui, le 18 juillet 2020, a incendié la cathédrale de Nantes ? « La Croix » a enquêté pour retracer son parcours. La violence du génocide rwandais et une succession d’échecs en France semblent avoir précipité le passage à l’acte de cet homme de 40 ans.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La tête dans les mains, il se balance doucement sur son lit. Incarcéré à la maison d’arrêt de Nantes, Emmanuel Abayisenga reste mutique, le regard vide, comme égaré, face à ses rares visiteurs. Quelques semaines plus tôt, ce Rwandais de 40 ans a incendié la cathédrale de Nantes, suscitant une onde de colère, d’indignation et d’incompréhension. Un geste destructeur, qui, pour ce débouté du droit d’asile est venu clore un parcours de huit années en France, marquées par les désillusions.

Le 18 juillet 2020, l’alerte est donnée vers 7 h 30 par des voisins de la cathédrale. Sous les voûtes gothiques, la température flirte avec les 800 degrés. Dans le brasier, nourri par des cartons, du bois et les chasubles des prêtres, des pierres centenaires éclatent. Des vitraux explosent. Le grand orgue est dévoré par les flammes, tout comme l’orgue de chœur et un tableau du peintre Flandrin.

Des traces de produits inflammables sont retrouvées sur place, ainsi que trois départs de feu. L’exploitation des caméras de surveillance sur la place révélera une silhouette, sortant en hâte de la cathédrale au petit matin.

« Il était comme dans un autre monde »



Le jour de l’incendie, un frère franciscain trouve Emmanuel Abayisenga hagard, dans le jardin de son couvent. Le ressortissant rwandais est accueilli depuis l’automne 2019 dans ce havre de paix tenu par une vingtaine de religieux âgés. En contrepartie, il y tient la permanence téléphonique, une à deux fois par semaine. « Je lui ai annoncé que la cathédrale avait brûlé. Ce jour-là, il n’avait pas son regard habituel, il était comme dans un autre monde. Je n’ai pas voulu le perturber davantage », se souvient frère Jean-Luc.

La cathédrale en travaux jusqu’à fin 2023



En fondant, les tuyaux de l’orgue ont propagé une pollution au plomb à tout l’édifice. Le chantier de dépollution débutera en septembre prochain et s’achèvera en janvier 2022.

Les travaux de restauration concernant les trois foyers de l’incendie, en particulier la tribune de l’orgue où les dégâts sont les plus importants, devraient quant à eux commencer en mars 2022 pour s’étendre jusqu’à fin 2023.

« À ce moment-là, la nef et le chœur seront accessibles au public, mais pas le massif occidental de la cathédrale au niveau de l’entrée principale, qui sera sans doute encore en travaux », prévoit Anne-Marie Chepeau-Malhaire, ingénieure du patrimoine à la Direction régionale des affaires culturelles (Drac), en charge de la restauration de la cathédrale.

Au total, 15 millions d’euros ont été prévus par l’État pour ce chantier. La Fondation du Patrimoine a également lancé un appel aux dons pour un nouveau grand orgue.

Dans l’après-midi, tandis que Jean Castex, Roselyne Bachelot et Gérald Darmanin se pressent au chevet de la grande brûlée de pierre, les policiers démarrent l’enquête. Après de premières dénégations devant les enquêteurs pendant une garde à vue, Emmanuel Abayisenga passe aux aveux devant le juge d’instruction une semaine plus tard. Il est placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Nantes, dans l’attente de son procès.

« Espion », « enfant-soldat », « proche de génocidaires »…



La nouvelle de l’incendie de la cathédrale fait le tour du monde et immédiatement de fausses informations fleurissent sur le compte de ce mystérieux « bénévole de la cathédrale ». Il est inconnu de la diaspora rwandaise de Nantes, ce qui ne manque pas d’interroger et d’alimenter les plus folles rumeurs.

Certains avancent qu’Emmanuel Abayisenga se serait rendu en France afin d’espionner, pour le compte de son gouvernement, les réfugiés opposés au régime en place. Des journalistes rwandais peu scrupuleux lui inventent même un passé d’enfant soldat, fausse photo à l’appui. Cette surenchère de théories fantaisistes exprime en creux les vives tensions qui traversent toujours la société rwandaise, vingt-six ans après le génocide.

En France aussi, l’événement ravive des plaies ouvertes, un an après l’incendie de Notre-Dame de Paris. Sur les réseaux sociaux, le climat est électrique : de nombreux internautes dénoncent une attaque contre la « France chrétienne » et raillent la « naïveté des cathos », qui aveuglés par leur bonté d’âme, confieraient les clés de leurs joyaux à des inconnus, au mépris des règles de sécurité.

« Quelqu’un qui est expulsable, on ne lui confie pas les clés de la cathédrale », fustige, Dominique Métaireau, président des Amis de l’orgue de Nantes. « L’opinion a été injuste avec nous, sans connaître nos liens solides avec Emmanuel, estime aujourd’hui le père Hubert Champenois, le recteur de la cathédrale. Il était bénévole depuis trois ans à la cathédrale, et en France depuis huit ans. Parce qu’il était sans-papiers, il n’aurait pas fallu lui faire confiance ? Non, ce n’est pas honnête ».

La vérité du parcours d’Emmanuel est peut-être plus tristement banale que les théories romanesques qu’elle a engendrées. Né en 1981, le garçon grandit dans une fratrie de douze enfants à Muhanga, une province du sud du Rwanda. Son père est instituteur. Sa mère élève les enfants dans une pratique catholique stricte. La famille n’est pas riche mais ne manque de rien. Et puis survient le génocide. Emmanuel a 13 ans lorsque son pays bascule dans l’horreur : d’avril à juillet 1994, au moins 800 000 Tutsis sont massacrés par leurs compatriotes Hutus.

Un ancien ambassadeur au rôle mystérieux



Dans quel « camp » se situe sa famille ? Selon des informations concordantes recueillies par La Croix, Emmanuel vient d’une famille hutue, dont certains membres ont pris part au génocide contre les Tutsis. Alors que les soldats du Front patriotique rwandais (FPR) reconquièrent le pouvoir en 1994 pour en chasser le régime génocidaire, sa famille fuit son village d’origine.

Dans un premier temps, elle échappe aux violentes représailles. Certains de ses membres sont partis au Congo. De retour dans son village en 1996, le père d’Emmanuel est exécuté de manière sommaire. Après sa mort, il sera jugé et condamné comme génocidaire par les tribunaux populaires du pays. L’oncle paternel d’Emmanuel, lui, purge une peine de prison à vie, précise le parquet de Kigali.

Contactés au Rwanda, les frères d’Emmanuel nous opposent une fin de non-recevoir. « Nous n’avons pas le droit de discuter du dossier d’Emmanuel », justifie l’un d’entre eux. Peu après ces échanges, nous sommes sollicités par un ancien ambassadeur du Rwanda en France de 1990 à 1994 : Jean-Marie Vianney Ndagijimana se présente comme « un ami de la famille élargie » et propose de nous aider dans nos recherches.

Cet ancien diplomate est aujourd’hui un farouche opposant au régime de Paul Kagame et milite pour la reconnaissance « d’un double génocide » au Rwanda. Cette théorie, qui soutient que les forces du FPR ont perpétré un génocide contre les Hutus pendant et après la reconquête du pays, est démentie par la majorité des historiens et taxée de négationnisme par certains universitaires.

Emmanuel, un ancien policier persécuté ?



Les informations obtenues auprès de Jean-Marie Vianney Ndagijimana, à prendre avec précaution, ont été partiellement recoupées grâce à d’autres sources contactées par La Croix. Après l’exécution de son père, Emmanuel poursuit sa scolarité jusqu’au secondaire où il obtient un bac « commerce et comptabilité ». Suivent des années de chômage et de petits boulots.

Le jeune homme tente alors le concours de la police nationale, qu’il réussit en 2005, à 24 ans. En quelques années, il parvient au grade d’officier de police judiciaire mais quitte finalement la police peu après. « Il a déserté son poste en 2009. Apparemment il voulait vivre une nouvelle vie ailleurs. Selon nos informations, il a même menti à sa famille en disant qu’il partait en mission en France », assure Aimable Havugiyaremye, procureur général du Rwanda.

À quelques amis nantais, Emmanuel confiera avoir assisté, au sein de la police, à des règlements de compte d’une violence inouïe, visant notamment des Hutus. Lui-même racontait avoir subi des tortures, qui lui auraient laissé de sévères séquelles physiques. Dès son arrivée à Nantes en 2012, ce fervent catholique s’est rapidement placé sous la protection de la communauté chrétienne. Il dépose une première demande d’asile en février 2013 auprès de l’Office de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra).

En janvier 2015, c’est la première désillusion. L’Ofpra refuse à Emmanuel la protection de la France, estimant qu’en cas de retour dans son pays, il n’est pas prouvé qu’il serait victime de persécutions. « Le fait que l’Ofpra ait remis en doute la véracité de son récit a créé chez lui un énorme désarroi », décrit l’une de ses amies nantaises. Emmanuel fait appel de cette décision auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).

« Il cherchait vraiment à s’intégrer »



En attendant, il multiplie les engagements : Croix-Rouge, Secours catholique, petits boulots d’électricité… Son emploi du temps est chargé et son moral est bon. « C’est un homme hyper droit. Parmi les personnes en difficulté, il faisait la différence », se souvient Odile, qui a animé un atelier d’insertion sociale auquel Emmanuel a participé. « Il cherchait vraiment à s’intégrer, abonde Cécile, la nièce d’Odile. Je me souviens qu’aux cours de français que je donnais, il était irrité quand les autres arrivaient en retard, il ne comprenait pas qu’on puisse prendre ça à la légère ».

En 2015, deuxième déconvenue. La CNDA confirme la décision de l’Ofpra. Emmanuel demande alors un titre de séjour pour raisons de santé. À 34 ans, il voit et entend mal, souffre d’asthme et de problèmes de dos l’empêchant d’exercer des métiers physiques. Mais avant même d’obtenir la réponse, il reçoit sur décision du préfet de Loire-Atlantique une obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui lui laisse trente jours pour faire ses bagages.

Sur ce chemin de galère, Emmanuel se lie d’amitié avec des Nantais et part même en vacances avec eux. « Il a été très très soutenu », souligne le recteur de la cathédrale. « C’était même l’homme le plus protégé de Nantes au niveau ecclésial : la paroisse, les franciscains, le Secours catholique l’ont épaulé. Même l’ancien évêque du diocèse Jean-Paul James a tenté de plaider sa cause auprès du préfet », raconte un catholique qui l’a bien connu.

Quatre obligations de quitter le territoire français



En 2016, Emmanuel rencontre même le pape François à Rome. Il s’y rend avec une délégation de Nantais à l’occasion du jubilé des personnes socialement exclues, organisé par l’association Fratello. Cette rencontre est immortalisée par une série de photos, où – tout sourire – Emmanuel serre la main à François et lui glisse un mot à l’oreille. Un mois plus tard, il se voit refuser sa carte de séjour pour raison de santé, et reçoit une nouvelle OQTF. La préfecture lui en envoie quatre en tout, dont la dernière quelques mois avant l’incendie.

Dès l’automne 2017, Emmanuel, décrit comme très pieux, se présente à la cathédrale pour proposer son aide. Soirs et matins, une équipe de bénévoles s’y relaient sous la supervision d’un sacristain salarié. Après s’être vu attribuer de petites responsabilités, Emmanuel gagne la confiance de l’équipe.

Il devient officiellement bénévole à la cathédrale à Pâques 2018. Tous les vendredis soir, sa ronde d’une quinzaine de minutes consiste à vérifier qu’aucune porte de l’édifice n’est restée ouverte. Spirituellement aussi, il s’implique. À la messe du dimanche soir, il sert à l’autel en aube blanche. Il entame même une formation pour devenir animateur pastoral auprès des réfugiés.

Une agression traumatisante



Le 31 décembre 2018, il est appelé pour remplacer à la cathédrale le sacristain titulaire qui a un empêchement. Ce soir de réveillon, Emmanuel est victime d’une violente agression devant la sacristie. Selon le récit qu’il en fera à la police, à 19 h 30, il entend une voix lui lancer « Père, j’ai besoin de toi » alors qu’il ferme la dernière porte de la cathédrale. « J’ai cru au départ que c’était un agent de sécurité de la cathédrale, je lui ai dit que je n’étais pas prêtre et que je ne pouvais rien faire pour lui, rapporte-t-il. C’est alors qu’il s’est jeté sur moi, m’a mis une veste sombre sur la tête et m’a repoussé en arrière. »

S’ensuit une bousculade pendant laquelle Emmanuel est violemment griffé au visage, casse ses lunettes, perd son appareil auditif et se blesse en tombant. « Après l’agression, il est arrivé chez moi complètement déboussolé. On ne le comprenait presque plus. Il pleurait et demandait “Pourquoi, pourquoi, pourquoi on m’attaque comme ça gratuitement ?” » décrit, émue, l’une de ses amies, qui continue de correspondre avec lui depuis son incarcération. Quand quelques mois plus tard, Emmanuel apprend aux informations l’assassinat du sacristain de la basilique de Nice, il en est profondément ébranlé, imaginant que pour lui aussi, l’issue aurait pu être fatale.

Emmanuel aurait-il dû arrêter d’exercer ses missions bénévoles à la cathédrale après cet événement, manifestement traumatique ? Il ne l’a pas demandé. « Je lui ai dit : tu reviens quand tu veux, quand tu auras guéri. Il est revenu à la Pentecôte », se souvient le recteur. Mais les autres bénévoles le savaient : Emmanuel redoutait désormais de fermer le soir l’hiver, quand il faisait nuit noire. « Cette agression a été un tournant dévastateur. À partir de là, dans son psychisme, la cathédrale était devenue un lieu de violence », assure son ancienne avocate, Maître Amandine Le Roy.

De nombreux témoignages de proches, corroborés par un mail envoyé par Emmanuel à près de 250 contacts la veille du drame, laissent penser que cette agression a pu agir comme une bombe à mèche lente. Dans ce message décousu, il évoque en filigrane la possibilité de s’attaquer à la cathédrale pour y exorciser une menace diabolique.

« S’il y a un fantôme ou esprit diable qui m’a agressé au sein de vos services et a caché à vos yeux la dégradation de mon état de santé depuis, avant de continuer du bénévolat toujours pour l’intérêt commun, je dois d’abord sécuriser le lieu comme mon agresseur : en y cherchant et en y faisant d’abord sortir plus loin ce diable ». Manifestement en détresse, Emmanuel accuse aussi ses contacts de l’avoir abandonné à son sort. « Tout le monde a fermé les yeux sur mon état de santé fragilisé », accuse-t-il.

Libéré de prison sous contrôle judiciaire



Les séquelles de cette agression, notamment des problèmes d’incontinence lui font perdre l’espoir de s’insérer par le travail ou de faire une rencontre amoureuse. Le confinement aggrave ce sentiment d’impasse. Ultime tentative en mai 2020 : deux mois avant l’incendie, Emmanuel postule dans une société d’informatique mais sa candidature n’est pas retenue. « Après, je n’avais plus rien à lui proposer, vu son état de santé », se désole Raphaël Delcroix, bénévole au Secours catholique.

Comme beaucoup de personnes qui ont accompagné Emmanuel, Raphaël Delcroix s’interroge : si l’homme de 39 ans était en colère contre la France pour lui avoir refusé l’asile, pourquoi s’en est-il pris à la cathédrale en particulier? Et pourquoi ce matin de juillet ? « Les bourgeois nantais lui en veulent encore, mais pour la plupart c’est l’empathie qui domine maintenant », assure le sacristain de la cathédrale.

Emmanuel a été libéré sous contrôle judiciaire début juin. Il a trouvé accueil dans une communauté religieuse dans l’attente de son procès. « Cette sortie de détention est une bonne nouvelle mais mon client reste fragile à la fois physiquement et psychologiquement », alerte Maître Quentin Chabert, son nouvel avocat. À l’issue de son procès et de sa probable condamnation, Emmanuel Abayisenga risque fort une expulsion du territoire français. Face à cette perspective, ceux qui l’ont fréquenté depuis son geste incendiaire en témoignent : il n’a pas perdu la foi. « Désormais, il s’en remet même totalement à Dieu », souffle une amie.

Un probable procès en 2022



Emmanuel Abayisenga est mis en examen pour « dégradation du bien d’autrui par moyen dangereux pour les personnes ». Pour ce délit, il encourt au maximum dix ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende.

L’instruction est toujours en cours et devrait s’achever d’ici à la fin de l’année 2021. La pollution au plomb de la cathédrale retarde les expertises techniques des enquêteurs.

Le procès du suspect pourrait donc se tenir en 2022.

En complément de sa probable condamnation, Emmanuel Abayisenga risque une expulsion du territoire français.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024