Fiche du document numéro 28814

Num
28814
Date
Mercredi 28 juillet 2021
Amj
Auteur
Taille
86516
Titre
France-Rwanda, retour sur un dossier brûlant [2] : rapports et recherches
Sous titre
Entretien avec Stéphane Audoin-Rouzeau et François Graner. Entretien réalisé le 17 mai 2021, revu et amendé fin juin. Propos recueillis par Samuel Kuhn
Nom cité
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Lieu cité
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Source
FTP
Type
Page web
Langue
FR
Citation
FTP : Pourquoi, selon vous, le rapport Duclert n’aborde-t-il pas la question de la fuite des génocidaires ?

François Graner : Le rapport Duclert avait pour mandat d’aborder la période 1990-1994 et pas au-delà ; et les archives auxquelles la commission a eu accès correspondent donc à cette période. La commission a certes un peu élargi son champ d’investigation, mais le rapport s’arrête très nettement à cette borne chronologique de 1994. Quand bien même des archives datant de 1995 sont assez facilement accessibles et peuvent éclairer de manière très intéressante le génocide et ses suites, elles ne sont pas abordées. Plus curieusement, le rapport s’arrête à la fin de l’opération Turquoise et même plus précisément à la fuite des génocidaires en juillet 1994. Il n’y a que peu d’éléments abordés sur l’après. On peut sans doute l’expliquer par la volonté affirmée de dire que la politique française s’inscrit dans une période qui court de 1990 à 1994 et non plus largement, des années 1960 à 1995 et même au-delà. Je pense que là c’est un véritable choix. C’est sans doute plus facile de circonscrire ainsi le sujet avec l’avantage de limiter la politique française à quelques personnes et de la présenter comme une situation exceptionnelle contre laquelle nos institutions nous prémuniraient aujourd’hui. Appréhender le sujet dans une période plus large, depuis de Gaulle jusqu’à Chirac, obligerait à montrer que cette politique française relève d’un choix continu de notre politique étrangère depuis les années 1960.

FTP : Quels sont, à vos yeux, les principaux apports et les principales limites des rapports Duclert et Muse[1] ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : Soulignons d’abord que les deux rapports sont organisés sur des bases méthodologiques très différentes, voire opposées. Comme le disait très justement François Graner à l’instant, le rapport Duclert s’est fait à partir d’une lettre de mission très cadrée : les archives françaises de 1990 à 1994 et absolument rien d’autre pour savoir ce que la France a « fait » ou n’a pas « fait » durant cette période. Cela a forcé la commission, qui par ailleurs avait peu de temps pour travailler, à une lecture assez « positiviste » de ces archives. Primat de l’écrit par conséquent, et puis aussi, avec d’ailleurs des analyses intéressantes, un peu d’archives audiovisuelles issues des fonds de l’ECPAD, notamment sur Bisesero. C’est sur cette base archivistique qu’a travaillé la commission et c’est d’ailleurs ce qu’annonçait dès sa formation, dans l’explication de texte que Franck Paris, à la tête de la « cellule Afrique », livrait aux journalistes de la lettre de mission présidentielle au soir du 5 avril 2019.

Le rapport Muse est, quant à lui, plus large. Plus large chronologiquement. Plus large en ce qu’il fait feu de tout bois et croise une grande diversité de sources : documents internationaux, presse, ouvrages et articles universitaires etc. Et, c’est très important, témoignages de rescapés qui viennent rappeler la réalité du génocide à l’échelle individuelle, dans ses conséquences les plus tragiques. Plus large aussi en ce qu’il intègre des apports du rapport Duclert (certains éléments factuels et archivistiques qui lui manquait). En cela, le rapport Muse propose un récit plus court mais très complet et dans une certaine mesure plus « lisible » pour un large public.

Ce que je voudrais souligner, c’est que la « tonalité » des deux rapports – à travers par exemple certaines phrases-clés des conclusions – est juste. C’est leur grande qualité, expliquant l’écho important qu’ils ont reçu l’un et l’autre. Dans le cas du rapport Duclert, cela a été maintes fois répété, la phrase clé a trait à la « responsabilité lourde et accablante » de la France. Et dans le cas du rapport Muse, même si cela a été bien moins remarqué, il y a une phrase absolument déterminante : « l’Etat français a rendu possible un génocide prévisible ». L’affirmation est sans ambage ; on peut discuter de son exactitude en ceci que « l’Etat français », c’est alors plutôt un groupe relativement restreint de décideurs dans l’Etat français, alors que certaines structures ont plutôt eu tendance à tirer la sonnette d’alarme[2]. Il y a une autre idée essentielle – à laquelle l’historien que je suis est sensible – selon laquelle le soutien au gouvernement Habyarimana a donné le temps nécessaire aux génocidaires pour s’organiser et préparer le génocide. Voilà une idée simple et fondamentale. Si, sans le soutien français, le régime Habyarimana s’était effondré dès 1991 – ce qui était militairement envisageable – des massacres auraient évidemment eu lieu, mais le génocide, lui, ne se serait pas produit faute du temps de préparation nécessaire.

Autre point à souligner : il me semble que les deux rapports traitent la question de la décision politique de manière approfondie et convaincante. En revanche, le niveau opérationnel, militaire, l’est moins. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles finalement l’armée française s’en sort si bien. Il me semble, que dans les deux rapports – et pour des raisons assez évidentes liées aux conditions de leur production, à leur volume aussi… – se situent à un haut niveau de généralité, alors que pour saisir ce qui s’est passé sur le plan opérationnel, il faut descendre au ras du sol. Ce travail reste à faire.

A cela s’ajoute la question des archives manquantes. Dans le cas français, la commission Duclert a été privée de l’accès à des fonds importants comme ceux de l’Assemblée nationale portant sur la mission parlementaire Quilès de 1998. Les fonds de Jean-Christophe Mitterrand ont disparu, les fonds de l’état-major particulier du président qui se limitent à un seul carton (ce qui est évidemment impossible)[3]. Et puis les fonds du 1er RPIMa qui ne se trouvent ni dans leurs services, ni au SHD (Service Historique de la Défense) : cela paraît tout de même très étonnant compte tenu du rôle joué au Rwanda sur la période. Je suis également assez persuadé – et c’est d’ailleurs une idée émise par Jean-Louis Bourlanges, président de la Commission des affaires étrangères lors de l’audition de Vincent Duclert le mardi 11 mai – qu’une partie des archives a été « nettoyée »[4]. Il y a des disparitions étonnantes. Je ne sais pas si François Graner sera d’accord avec moi.

François Graner : N’ayant pas forcément d’information sur ce point, je ne me prononcerai pas là-dessus. Ce qui est sûr, c’est que tout n’a pas été versé. Un certain nombre de périmètres doivent être théoriquement versés. Mais, à titre d’exemple, j’ai buté sur la question des archives de l’état-major particulier. Et puis, on sait bien que tout n’est pas écrit… Très curieusement, certaines archives sont également considérées comme privées. C’est le cas d’une partie des fonds Balladur et Léotard[5]. La frontière entre archives publiques et privées est ici floue alors qu’il s’agit des archives liées à leur activité politique et non personnelle. Enfin, il faut ajouter à tout cela les refus, parfois incompréhensibles comme celui opposé à la commission Duclert par François Léotard, qui vient au contraire de me donner son accord. Je n’ai pas d’explication à ces décisions : les réponses à nos demandes n’ayant pas à être motivées, nous sommes soumis à l’arbitraire.

FTP : Sur un plan plus méthodologique, on est surpris de voir comment la commission Duclert semble produire un savoir clos sur lui-même en s’étant exclusivement consacrée à ce qui se trouvait dans les archives sans lien avec d’autres sources ni mise en perspective historiographique. Cela est d’autant plus surprenant que les auteurs du rapport n’ont évidemment pas pu faire l’économie de consulter ce qui avait été publié en amont. Est-ce tout simplement lié à la lettre de mission ou est-ce une façon de proposer ainsi un savoir bien délimité et présenté comme étant inédit ?

François Graner : Il faut déjà saluer la véritable prouesse réalisée par cette commission Duclert. Composée de non-spécialistes, elle a réussi à consulter une masse très importante d’archives dans un temps réduit. Et puis, même si le rapport n’a pas de caractère strictement officiel, il inscrit toutefois noir sur blanc les responsabilités accablantes de la France dans le génocide des Tutsi. Ceci étant dit, ce n’est pas le produit d’une véritable recherche et le rapport n’apporte rien de nouveau. Le tableau d’ensemble était connu depuis longtemps, que l’on songe au travail de Jacques Morel dans son livre ou sur son site francegenocidetutsi.org[6]. Il n’y a pas vraiment d’éléments nouveaux, sauf sur quelques petits points précis. Plus grave encore, le rapport est parfois franchement en retrait – on peut penser que c’est volontaire –, en particulier pour les points les plus incriminants pour la France. Il n’y a pratiquement rien qui concerne par exemple des aspects qui font actuellement l’objet de plaintes en justice visant des Français : mercenaires, livraisons d’armes, et abandon des Tutsi de Bisesero (où Survie s’est constituée partie civile), mais aussi les plaintes pour viol contre des soldats de Turquoise, ou encore le financement des armes. Pourtant, les archives de 1990-1994 ne sont pas muettes sur ces sujets. On ne peut qu’être étonné[7].

Stéphane Audoin-Rouzeau : Il me semble qu’en ce qui concerne le rôle de la France au Rwanda, l’essentiel était en effet « sur la table » depuis longtemps. Il n’y a pas de révélation structurelle dans le rapport. Son enjeu est bien plutôt politique. Son grand intérêt est d’officialiser une vérité, un peu comme la publication de La France de Vichy de Paxton en 1973 était venu « officialiser » une vérité qui était celle de la politique volontaire de collaboration de Vichy et notamment son rôle dans l’extermination des juifs de France, ou comme la thèse de Raphaëlle Branche en 2000, qui a elle aussi contribué à « officialiser » ce que l’on savait déjà fort bien, à savoir que l’armée française avait torturé en Algérie[8]. Le rapport Duclert officialise ainsi un savoir qui était « déjà là », dans ses grandes lignes, mais cantonné, refusé et attaqué. Le Président de la République, en se saisissant de ce rapport et en allant prononcer le discours que l’on sait à Kigali, est passé de l’officialisation à l’institutionnalisation. Bien évidemment ce savoir nouveau ne sera pas suffisant. François Graner a raison : il y a toute une série de points sur lesquels il va falloir revenir et qu’il faudra approfondir. La recherche doit se poursuivre. Je pense que la situation des chercheurs, mais aussi des journalistes, sera désormais différente. Ce savoir désormais institutionnalisé ne sera plus contestable dans sa globalité : grande différence au regard de la situation dans laquelle nous étions depuis des années. C’est sans doute là que ces rapports font événement : non par ce qu’ils révèlent mais par la manière dont ils le révèlent.

Pour répondre à votre question sur la méthodologie, ce rapport est en effet une sorte de fiction historiographique. Cette fiction pourrait se résumer ainsi : un groupe de non spécialistes, prétendûment vierges de tout savoir préalable, examinent des archives inédites pour un discours de vérité. C’est évidemment impossible. Les membres de la commission avaient forcément un certain nombre d’hypothèses liées à leurs lectures, à leur savoir plus ou moins important sur le sujet. On ne lit pas les archives en partant de rien, on les lit en fonction d’hypothèses de travail. C’est la base du métier d’historien : si on n’a pas de question, les archives ne répondent pas. Mais en même temps, cette fiction a eu une grande efficacité médiatique, sur le mode : « regardez, voilà des gens qui ont tout découvert à partir de rien et nous disent la vérité. Et les Rwandais, avec leur rapport produit par des juristes américains, et selon des méthodes différentes, arrivent au même résultat ». Pour ceux qui, dans l’opinion publique ou du côté des politiques, ne savent pas ce qu’est une démarche historienne, cette fiction a incontestablement eu un effet de probation du récit produit. C’est paradoxal, mais on doit sans doute s’en féliciter. Le travail des chercheurs s’en trouvera, dans les années qui viennent, facilité. Ce savoir désormais institutionnalisé ne pourra plus être contesté dans sa globalité. Après des années difficiles, je pense que la légitimité de la recherche sur le Rwanda, sur l’histoire du génocide et sur le rôle de la France en particulier sera renforcée.

FTP : François Graner, vous avez engagé en 2015 plusieurs procédures judiciaires pour obtenir un plein accès aux archives de la présidence Mitterrand sur le Rwanda : recours devant le Tribunal administratif, le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme et le Conseil d’Etat. La décision de ce dernier, le 12 juin 2020, vous a donné raison en stipulant que l’accès à ces archives relève d’un « intérêt public majeur » et en encourageant ainsi l’administration des archives à veiller à un meilleur équilibre entre protection du producteur et accès des usagers. Et dans le prolongement du rapport Duclert, un répertoire numérique des cotes des documents exploités par la commission a été publié[9]. Que peut-on en attendre ?

François Graner : La mise en ligne de l’état des sources permet d’en avoir une vision plus claire, car jusque-là c’était un peu nébuleux. On a, par exemple, enfin un inventaire précis de ce qui est disponible au SHD alors que durant des années, on était dans une situation de dissimulation pour des raisons assez difficiles à comprendre. Même l’inventaire n’était pas disponible et donc, faute de cotes, on était dans l’incapacité de demander les documents. Maintenant qu’on peut les demander, on peut espérer avoir des chances d’obtenir l’accès à quelques archives. J’ai déjà eu quelques réponses positives. Il y a sans doute une volonté de commencer à entrouvrir un certain nombre d’archives militaires. Concernant les archives de l’Elysée, François Hollande avait promis en 2015 une ouverture pour l’année suivante qui n’a pas été suivie d’effet. La décision de leur ouverture a donc été obtenue après cinq années de procédure – de bataille – juridique. Avec la fin du mandat de Mme Bertinotti, la question des archives Mitterrand semble être globalement réglée[10]. Mais elles restent, faute de mise en ligne, évidemment assez difficiles d’accès.

Et encore ne parle-t-on ici que des archives citées par le rapport Duclert : la très grande majorité des archives restent soumises à autorisation sans que l’on sache quelles suites seront données. Or, il y a en ce moment une véritable crispation autour des documents classés « secret défense ». Les archives concernant le Rwanda – qui sont classées et soumises à restriction – sont trop récentes pour être concernées par le fameux délai de 50 ans qui est au cœur de la polémique actuelle[11]. Mais l’extension des domaines d’application du secret Défense est un très mauvais signal pour l’étude des archives françaises sur le Rwanda. C’est un problème bien plus global : l’association Survie vient ainsi de fonder, avec d’autres, un collectif qui s’intéresse aux affaires pour lesquelles la justice est entravée par le secret Défense[12]. Rappelons que ce dispositif n’est pas seulement utilisé pour ce qui relève de la sécurité des frontières nationales, mais beaucoup plus généralement pour protéger les décisions des ministères et gouvernements. Le Rwanda est en cela un révélateur de ce qui constitue un vrai problème dans notre démocratie et une atteinte au principe posé par la Révolution française selon lequel les gouvernements doivent rendre des comptes aux citoyens.

Pour être tout à fait précis sur la décision du Conseil d’Etat : celui-ci a statué sur ma demande personnelle qui portait sur un certain nombre de dossiers. L’autorisation m’a donc été donnée sur ces dossiers-là. Mais dans les conclusions de la rapporteure publique, il y a des attendus très généraux – qui ne sont pas publiés par le Conseil d’Etat dans son communiqué – qui portent sur l’équilibre entre l’intérêt du débat public et la protection des gouvernants. On peut considérer, dans le cas présent, que l’accès aux archives relève de cet intérêt de débat public. C’est l’ensemble des chercheurs, et non seuls ceux choisis par le pouvoir, qui doivent pouvoir avoir accès à ces archives et les analyser avec un regard critique. Ces attendus ont donc une portée très générale, à plus forte raison parce qu’ils sont assis sur l’argumentaire de la Cour européenne des droits de l’homme. Bien qu’ils ne soient pas publiés, ils constituent une base sur laquelle de futurs chercheurs peuvent s’appuyer pour des demandes similaires.

FTP : Les rapports Duclert comme Muse ont écarté l’idée de « complicité » de génocide. Mais la complicité, pour être fondée juridiquement, ne nécessite pas forcément que l’intention génocidaire soit partagée[13]. L’aide apportée aux auteurs du crime peut suffire. Pensez-vous que sur la base de ces rapports, de nouvelles poursuites judiciaires peuvent-être engagées ? Les autorités rwandaises semblent pourtant ne pas souhaiter s’engager dans cette voie[14].

François Graner : Le rapport Duclert indique qu’il n’a pas trouvé trace dans les archives d’intention génocidaire de la part des décideurs français et a fortiori pas de participation génocidaire. Cela fait assez largement consensus. Pour ma part, je n’ai trouvé trace de cette intention génocidaire dans aucune source, archive ou témoignage. Le rapport aurait dû se limiter à ce constat. Pourquoi, de façon si péremptoire et sans lien avec le contenu du rapport, la conclusion affirme-t-elle que les autorités françaises n’auraient pas été complices des génocidaires ? La commission reconnaît pourtant qu’elle n’est pas légitime pour trancher sur ce point qui relève de la justice. L’intention peut s’ajouter aux éléments pris en compte pour fonder la complicité (soutien actif en connaissance de cause avec un effet sur le crime commis), mais ce n’est pas toujours nécessaire. Or, le rapport rwandais, bien qu’il soit rédigé par un cabinet d’avocats qui auraient pu s’estimer légitime en la matière, n’effleure même pas cette question de complicité. Faut-il y voir le résultat d’une communication bien calibrée des deux Etats qui se seraient entendus en amont à ce propos ? Je ne sais pas, mais on a la curieuse impression que la conclusion du rapport Duclert est déconnectée du reste du rapport. Ma position personnelle rejoint celle de l’association Survie : il y a cinq plaintes en cours pour complicité de génocide, parce qu’il y a de la matière du point de vue juridique. Ces plaintes ont été déclarées recevables et sont appuyées sur de solides dossiers. Il faut que la justice aille jusqu’au bout. Il ne faudrait pas que la conclusion du rapport Duclert vienne interférer alors que le contenu même de ces rapports peut, à tout le moins, aider à relancer les plaintes existantes. Il ne faut pas que ce travail d’enquête et de justice s’arrête comme semblent le souhaiter les juges d’instruction et le parquet dans le cas de Bisesero. Ce serait inacceptable. La justice doit examiner jusqu’au bout ces plaintes.

FTP : Le 3 mai, le parquet de Paris a pourtant demandé un non-lieu dans cette affaire de Bisesero. Sur quoi se fonde cette réquisition ?

François Graner : L’argument est double. D’une part, les militaires sur le terrain auraient été autonomes et on ne sait donc pas s’il y a décision depuis Paris d’aider les génocidaires. L’autonomie des militaires sur le terrain n’est pourtant reconnue par personne : ni par les principaux intéressés, ni par leurs supérieurs comme l’amiral Lanxade, ni par les rapports Duclert et Muse. Tout le monde s’accorde à dire que la chaîne de commandement de l’armée française fonctionnait normalement, que l’armée obéissait à sa hiérarchie militaire et que celle-ci obéissait aux ordres politiques. Pour mieux comprendre ce qui s’est passé à Bisesero, il faudrait interroger les décideurs militaires parisiens. Les parties civiles ont demandé que les investigations aillent jusqu’au bout, alors que les juges n’ont pas l’air décidés à le faire. D’autre part, les juges évoquent, à propos de l’abandon des Tutsi à Bisesero, la possibilité d’une non-assistance à personne en danger, ce qui, en matière de droit, peut être prescrit au bout de quelques années. Mais là il s’agit de l’armée française, envoyée, sur mandat de l’ONU, pour faire cesser des massacres. Et donc si l’armée a regardé des massacres se dérouler sans intervenir, on est dans un domaine bien différent de la seule non-assistance à personne en danger. C’est ici qu’il faut interroger la volonté des décideurs : quelle était leur intention en ne donnant pas l’ordre d’intervenir malgré toutes les alertes qui leur parvenaient ?

FTP : Stéphane Audoin-Rouzeau, vous avez souligné à plusieurs reprises, l’ampleur de l’ignorance, du retard cognitif français, concernant l’histoire du génocide des Tutsi. Où en est-on aujourd’hui ? Sur le plan de la recherche, quels chantiers sont encore à mener ou quels sont ceux qui vous semblent prioritaires ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : L’histoire du génocide et l’histoire du rôle de la France sont des objets assez différents et d’une difficulté d’accès assez différente également. J’ai l’habitude de dire que le rôle de la France est un sujet d’une grande importance tout à la fois historique, politique, morale et éthique. Mais que c’est un sujet qui peut être circonscrit assez aisément. Quand on aura réussi à combler plusieurs lacunes, on aura un discours de vérité complet, et ce à plus ou moins brève échéance. La recherche ne sera jamais totalement terminée, bien sûr ; c’est le propre de la recherche historique. Mais l’histoire même du génocide des Tutsi et de ses mécanismes est un sujet d’une toute autre ampleur. Je suis persuadé que dans un siècle on en parlera encore, que la recherche ne sera jamais achevée, de même que le travail à mener sur le génocide des juifs d’Europe, ou sur le génocide des Arméniens, n’est pas terminé ; et dans une certaine mesure on peut même dire qu’il ne fait que commencer.

Concernant l’histoire du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, je pense que la progression de la recherche ne peut qu’être lente. Très concrètement, ce type de recherche rencontre un certain nombre de difficultés intrinsèques. C’est une recherche qui doit d’abord se faire au Rwanda, ce qui pose la question de l’accès aux sources. Les obstacles, malgré les efforts réalisés, sont nombreux. Les archives qui ont été sauvées doivent encore être, pour beaucoup, classées, inventoriées et leur consultation est soumise à autorisation. Il faut ajouter à cela l’obstacle immense de la langue. On peut certes produire, à partir d’autres sources et d’autres angles, nombre de recherches utiles, mais pour travailler sur l’histoire même du génocide, la maîtrise de la langue, éminemment difficile, est un prérequis obligatoire. Le « coût d’entrée » pour mener des recherches de grande ampleur, de niveau doctoral et au-delà, est extraordinairement élevé. En France, même si d’autres sont en train de se lancer, une seule chercheuse pour l’instant, Hélène Dumas, maîtrise véritablement le kinyarwanda. Il y a aussi le coût matériel de la recherche. Travailler au Rwanda revient très cher. Le coût psychologique et psychique de recherches comme celles d’Hélène Dumas, d’Amélie Faucheux sur les tueurs, de Violaine Baraduc sur les femmes génocidaires de la prison de Kigali ou de Juliette Bour sur les « femmes de pouvoir » génocidaires, est également immense[15]. Se pose enfin la question des débouchés. Les thèses menées sur de tels terrains ne peuvent qu’être longues alors même que les débouchés universitaires, en termes de postes, sont malheureusement très limités. Peu d’universités se risqueront à recruter de jeunes maîtres de conférences spécialisés sur le Rwanda. Il ne reste alors que les contrats en post-doctorat ou le recrutement au CNRS où le nombre des postes est également très limité. La configuration est donc très défavorable. Le monde de la recherche sur le Rwanda restera malheureusement peu étoffé, même s’il faut saluer la volonté du Président de la République de le renforcer, et ce depuis le début de son mandat.

Pour revenir plus précisément à votre question sur les chantiers à mener, il est difficile de savoir à l’avance où ira la recherche et il faut être très prudent. S’il faut toutefois esquisser un programme ou plutôt avancer quelques pistes qui seraient à explorer, je vois deux grandes directions de recherches. D’une part, l’accent sur les acteurs sociaux (victimes et bourreaux ; ceux qui n’ont rien fait ; ceux qui se sont enfuis ; ceux qui ont dénoncé ; les « justes », etc.), sur les différents types de décideurs de la mise en œuvre du génocide. Au-delà des décideurs au plus haut niveau, il faut notamment descendre au niveau du terrain et s’intéresser à l’agency de ces acteurs (par exemple les miliciens). D’autre part, il faut encore travailler sur les logiques locales. Le génocide est largement appréhendé à l’échelle de tout le pays, mais malgré sa taille restreinte, ce point de vue est encore trop généralisant. Il faut changer les échelles d’observation et descendre au niveau local et micro-local pour comprendre plus en profondeur ce qui s’est joué au niveau des préfectures, des communes, des collines, et mesurer ainsi les différences de logiques, les différences de rythmes. Il y a là matière à explorations, mais ce sont les chercheuses et chercheurs qui fixeront leurs propres agendas de recherche.

FTP : Vous êtes arrivé au Rwanda avec d’autres outils que ceux jusque-là utilisés par les historiens africanistes qui s’étaient assez rapidement, mais non sans difficulté, emparés du sujet aux côtés de spécialistes d’autres disciplines[16]. Quelle est la spécificité d’une approche par l’anthropologie historique que vous prônez ou plus largement d’intégrer l’histoire du génocide des Tutsi dans le champ des genocide studies ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : Les travaux menés par Hélène Dumas, ou d’autre encore, ont en quelque sorte « désafricanisé » le génocide des Tutsi rwandais. On a ainsi arrimé le sujet au courant plus large de l’historiographie des violences de masse contemporaines en important des logiques d’analyse, des questionnements qui avaient été appliqués aux autres grands massacres du XXe siècle. Les « africanistes », à plusieurs exceptions près (suivant en cela la voie ouverte par Jean-Pierre Chrétien), me semblent avoir un peu déserté le sujet. Et j’espère qu’ils seront de plus en plus nombreux à s’en saisir. Bien entendu, on nous a reproché d’avoir ainsi « sorti » le génocide de l’Afrique, de ne pas être spécialistes de la région, de ne pas suffisamment articuler le génocide à l’histoire longue de la région des Grands Lacs. Mais en faisant cela, on a, je crois, créé des effets de connaissances inattendus et élargi le cercle des spécialistes s’intéressant au sujet. En ayant conscience de ne pas être des spécialistes de l’Afrique, il nous a semblé qu’il fallait se saisir de ce sujet.

FTP : François Graner, de votre côté, dans quelles directions allez-vous poursuivre vos recherches sur l’histoire des responsabilités françaises ?

François Graner : Pour ce qui concerne ce sujet spécifique du rôle de la France, on peut déjà se féliciter de l’état actuel des connaissances. Beaucoup de choses ont été éclaircies et sont désormais connues. Le chantier qui me semble prioritaire à mener concerne le rôle éventuel qu’on pu jouer les militaires français et, avec eux, celui des mercenaires pilotés par la France. Cette question se pose en trois étapes. D’abord : ont-ils, ou non, joué un rôle dans l’attentat contre l’avion d’Habyarimana le 6 avril 1994 ? C’est une hypothèse qu’on doit prendre au sérieux au même titre que les autres. Ensuite : d’avril à juin 1994, pendant le génocide, il n’y a officiellement aucun militaire français au Rwanda. Et pourtant, et c’est déjà bien documenté, on sait que des militaires réguliers, et aussi des mercenaires comme ceux de Paul Barril et Bob Dénard étaient présents. Qu’ont-ils fait ? Quel a été leur rôle ? Cela reste à éclaircir. Enfin, reste la période de l’après-génocide et de la fuite des génocidaires : la France a-t-elle bel et bien joué un rôle pour les aider à se réorganiser, à se réarmer pour envisager une reconquête du Rwanda. Cette dernière dimension est encore assez peu documentée. On a peu d’archives mais quelques témoignages[17]. C’est donc un aspect sur lequel il reste un important travail à entreprendre pour comprendre non seulement la politique française mais surtout comment cela a contribué à déstabiliser, et durablement, toute la région des Grands Lacs et quelle a été en définitive la responsabilité de la France dans cette déstabilisation que d’aucuns voudrait attribuer au seul Kagame.

Pour dire un mot de conclusion, j’aimerai insister sur le fait que nous venons de vivre une séquence très active de révélations qui a mis le rôle de la France au cœur des débats. C’est un acquis très positif en ce que cela rend le climat plus favorable pour mener des recherches sur le soutien des décideurs français aux génocidaires rwandais.

Notes



[1] Parmi les très nombreuses réactions et analyses au lendemain de la remise des rapports, on peut notamment se reporter à : Génocide au Rwanda. La France responsable mais pas complice, par Maria Malagardis, Libération, 26 mars 2021 ; François Graner: « On aimerait que le rapport de la Commission Rwanda aille plus loin », entretien sur RFI, 28 mars 2021 ; France-Rwanda : « Le rapport Duclert représente une avancée vers la vérité » après le génocide des Tutsi, par Laure Broulard et Pierre Lepidi, Le Monde, 29 mars 2021 ; Génocide au Rwanda : le rapport Duclert ne livre qu’une part de vérité, tribune de François Robinet, Jeune Afrique, 2 avril 2021 ; Editorial. Genocide: There is reason to have hope in the latest French report, The New Times Rwanda, 30 mars 2021 ; Rwanda : « La France a rendu possible un génocide prévisible », par Maria Malagardis, Libération, 19 avril 2021 ; Le rapport de Kigali sur le rôle de la France: Paris a « rendu possible le génocide », par Marie-France Cros, Libre Afrique, 19 avril 2021 ; Relations Paris-Kigali : de bons rapports, par Jean-François Dupaquier, Afrikarabia, 19 avril 2021.

[2] « As our investigation has concluded, the French government bears significant responsibility for enabling a foreseeable genocide » (Epilogue, p.574) ; « The government of France bears responsibility for enabling a foreseeable genocide. The world is still waiting for the French government’s full acceptance of responsibility » (Epilogue, p.588).

[3] Assemblée nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994). Rapport de la Mission d’information, rapport n°1271, 1998 [dite mission Quilès du nom de son président]. Fils du Président de la République, Jean-Christophe Mitterrand était conseiller pour l’Afrique à l’Elysée de 1986 à 1992.

[4] Audition commune de Vincent Duclert par la Commission de la Défense nationale et des forces armées et la Commission des affaires étrangères, Assemblée nationale, 11 mai 2021

[5] Edouard Balladur était alors Premier ministre (29 mars 1993-17 mai 1995) et François Léotard ministre de la Défense (30 mars 1993-11 mai 1995) du gouvernement de cohabitation.

[6] Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, Paris, Izuba-L’Esprit frappeur, 2010. Site : https://francegenocidetutsi.org/

[7] Dans un article récent, l’historien François Robinet exprime son souhait que le rapport Duclert puisse contribuer à l’élargissement de l’accès aux archives, au risque de produire un discours non de vérité mais d’autorité : « Si tel n’était pas le cas, nous pourrions nous retrouver avec un rapport faisant autorité, sans que celui-ci puisse être discuté sur une base scientifique, c’est-à-dire en bénéficiant du même niveau d’accessibilité aux archives que les membres de ladite commission. La marge de manœuvre des chercheurs s’en trouverait fortement réduite de même que la soumission à celles et ceux qui auront accédé aux archives. Prévenir un tel écueil exige, dès à présent, un engagement puissant de la communauté des historiens pour éviter qu’un tel piège se referme sur l’écriture de l’histoire ». François Robinet, « Le rôle de la France au Rwanda : l’Histoire piégée ? », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 5 avril 2021 : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=690

[8] Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Paris, Seuil, 1973 [1972] ; Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.

[9] https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/documents/10157/11399/20210031_v1.pdf/d070dd20-3862-40c2-a72b-30543041ad50

[10] Historienne et femme politique, Dominique Bertinotti, était depuis 1995 la mandataire des archives présidentielles des deux septennats Mitterrand.

[11] Depuis janvier 2020, la stricte application d’une instruction générale interministérielle (IGI 1300) restreint de fait l’accès aux archives classifiées ; dispositions déclarées illégales par le Conseil d’Etat le 2 juillet 2021. A ce sujet, on peut écouter le podcast de l’IRSEM Le collimateur, en partenariat avec Paroles d’histoire : https://www.irsem.fr/le-collimateur/les-archives-le-secret-defense-et-l-histoire-18-05-2021.html

[12] Le collectif « Secret-défense : un enjeu démocratique » (collectifsecretdefense.fr) rassemble une quinzaine d’affaires telles que, par exemple, la « disparition » de l’universitaire Maurice Audin en Algérie le 11 juin 1957 ; l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka à Paris, le 29 octobre 1965 ; le crash de la Caravelle Ajaccio-Nice, le 11 septembre 1968 ; l’assassinat de Robert Boulin, ministre en exercice, nuit du 29 au 30 octobre 1979 ; la destruction en vol au-dessus d’Ustica, en Italie, d’un avion de ligne, le 27 juin 1980 ; l’assassinat du magistrat Bernard Borrel à Djibouti, le 18 octobre 1995 ; le naufrage du chalutier breton « Bugaled Breizh », le 15 janvier 2004.

[13] Lire notamment François Graner, « Des archives bien gardées », Le Monde Diplomatique, mai 2021.

[14] Génocide des Tutsi. Pour Kigali, « L’Etat français n’est pas complice », entretien avec Vincent Biruta, ministre rwandais, des affaires étrangères, propos recueillis par Pierre Lepidi et Gaïdz Minassian, Le Monde, 19 avril 2021.

[15] Amélie Faucheux, Massacrer dans l’intimité : la question des ruptures de liens sociaux et familiaux dans le cas du génocide des Tutsis du Rwanda de 1994, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2019 ; Violaine Baraduc, Crimes féminins pendant le génocide des Tutsi rwandais. Logiques et stratégies de reconstruction d’une parole coupable entre enjeux carcéraux, politiques et mémoriels, projet de thèse de doctorat en ethnologie, EHESS ; Juliette Bour, Femmes de pouvoir et génocide, Rwanda 1994, projet de thèse en Etudes politiques, EHESS.

[16] L’historienne Florence Bernault pointait une fragmentation sur le sujet de la communauté des chercheurs africanistes : « La communauté africaniste française au crible de la crise rwandaise », Africa Today, n°45, 1998/1, p. 45-57. Lire également François Robinet, op-cit.

[17] Deux nouveaux témoignages viennent d’être publiés : Maria Malagardis, « Rwanda : Kagame, l’ancien « ennemi », en visite à Paris », Liberation, 16 mai 2021 : https://www.liberation.fr/international/afrique/rwanda-kagame-lancien-ennemi-en-visite-a-paris-20210514_JPWFVGJVTJCPRPXNV3DGXVICQU/

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