Citation
Plus d’un demi-siècle
a été nécessaire
pour tenter de regarder
en face les « événements
» d’Algérie et commencer
officiellement à reconnaître
ce que, dans cette guerre d’indépendance,
l’armée et les gouvernements
français de ce temps-là
acceptèrent
de faire entre 1954 et 1962.
Vingt-sept
ans après le génocide des
Tutsi, le président de la République a
demandé l’instauration d’une commission
d’historiens et d’historiennes
[présidée par Vincent Duclert] qui a
permis d’accomplir un pas important :
quels que puissent être les limites des
formulations retenues ou les refus
d’accès à certaines archives, elle a reconnu
les fautes et les aveuglements
d’une politique menée directement
par le président d’alors et ses proches.
L’histoire y gagnera, et, avec elle, le travail
de mémoire, qui est le seul socle
possible d’une réconciliation et qui,
surtout, est nécessaire pour tenter
d’éviter « l’éternel retour du même ».
Mais parler de cette histoire implique
de parler de toute l’histoire, et
donc de ce qui se passait alors en
d’autres lieux, mais était accompagné
par les mêmes dirigeants. Entre 1990
et 1995, la politique étrangère de la
France fut un tout, car elle dépendait
d’analyses élaborées par un nombre
restreint de personnes ayant, sous
les ordres de François Mitterrand, la
responsabilité d’une politique pensée
comme mondiale. Dans cette perspective,
toucher à une seule pièce conduit
à menacer l’équilibre de l’édifice,
comme dans un château de cartes, et
c’est bien pour cela que certains gardiens
du temple socialiste défendent
une histoire mythifiée des politiques
menées par une France revendiquée
comme porteuse de paix.
Fautes et aveuglements
Il n’en est pas moins souhaitable
d’examiner d’autres dossiers qui, dans
ces années 1990, débouchèrent sur
des événements dramatiques. Or s’il
en est un aujourd’hui oublié, c’est bien
celui de la guerre en Bosnie (1992-1995).
Et pourtant, la politique de la
France, conduite par les mêmes personnes,
y connut des fautes et des
aveuglements peu ou prou d’importance
égale à celles et ceux qui marquent
le dossier du génocide des Tutsi.
Certes, le tournant de 1995 – que l’on
doit pour partie à l’arrivée de Jacques
Chirac au pouvoir – contribua à rétablir
une situation plus acceptable et
à protéger les victimes. Mais cela fut
bien tardif, après plus de trois années
d’une guerre sanglante ponctuée de
massacres de civils et d’un nettoyage
ethnique systématique. Dans ce cas
aussi, on laissa faire les massacreurs et
on monta des opérations de maintien
de la paix d’une inefficacité tragique ;
dans ce cas aussi, une partie de la
hiérarchie militaire fit preuve d’indulgence
pour des nationalistes serbes
criminels ; dans ce cas aussi,
on promit beaucoup aux populations
civiles et on tint bien peu.
Sans doute convient-il
de se garder
de toute guerre des mémoires ; et il ne
faut jamais oublier ce qui différencie
ces événements. En Bosnie, le nombre
de morts a été moins élevé qu’au
Rwanda (entre 100 000 et 120 000, selon
les dernières évaluations, contre
près de 1 million) et l’intention génocidaire
n’a été juridiquement reconnue
que dans le cas de Srebrenica.
Mais, circonstance aggravante, les
massacres et les déplacements massifs
de populations se sont déroulés
sur une période de plus de trois ans et
demi (contre trois mois au Rwanda) et
ont été largement médiatisés. Ainsi,
dès l’automne 1992, nul ne pouvait
dire qu’il ne savait pas.
Bien sûr, comme au Rwanda, la responsabilité
doit être ici diluée puisque
les fautes ne sont pas imputables à la
seule France, mais à des opérations
des Nations unies ou à l’indifférence
des Etats-Unis.
Quoi qu’il en soit, si
l’intervention internationale avait été
plus rapide, si avaient été écoutés les
officiers français les plus lucides, si le
président de la République était intervenu
auprès de ses partenaires
européens pour faire cesser, dès 1992,
les violences commises en Bosnie,
une partie du malheur aurait pu être
évitée. Au lieu de cela, on eut, au bout
du processus, à la mi-juillet
1995, le
massacre de près de 8 000 hommes
musulmans à Srebrenica, qualifié de
génocide par le Tribunal pénal international
de La Haye.
D’où la question qui s’impose après
ce début de reconnaissance par la
France de sa responsabilité dans le
génocide des Tutsi : et la Bosnie ?
Devrons-nous
attendre un demi-siècle
avant que commence ce travail de
reconnaissance ? Que pouvons-nous
dire pour énoncer une parole de justice
à l’égard de celles et ceux qui souffrirent
là-bas
de notre politique, mais
aussi pour nous-mêmes
et nos enfants,
afin d’apprendre des errements
de ceux qui disaient nous représenter
? Vingt-six
années ont passé et,
après avoir eu le courage d’engager
une démarche scientifique et éthique
à propos du génocide des Tutsi, la
France s’honorerait d’avoir la même
exigence sur cet autre dossier noir des
années Mitterrand et de confier à une
commission indépendante d’historiens
et historiennes le soin de faire
toute la lumière sur son attitude lors
de la guerre de Bosnie-Herzégovine.
Pierre Bayard est professeur de
littérature française à l’université
Paris-VIII ; Jean-Louis Fournel est
professeur de civilisation italienne
à l’université Paris-VIII