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Rédigé le 4 avril 2021 (mis en ligne le 8 juillet 2021)
À Kigali, le journaliste rencontre Marie-Rose, une ancienne réfugiée hutue, semblable à celles qu’il avait croisées en novembre 1996 lors de leur retour en masse vers le Rwanda. Le Rwanda post-génocide a en effet accueilli, à partir de la fin 1996, plus d’un million de Hutus, pour la plupart d’entre eux retenus contre leur gré dans les camps de réfugiés du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo - RDC). Des camps contrôlés par les auteurs du génocide auxquels la population civile servait de bouclier humain. Car, si Paul Kagame, allié au rebelle congolais Laurent-Désiré Kabila, a déclenché en 1996 la première guerre du Congo, c’est après avoir vainement demandé à la communauté internationale le désarmement des génocidaires présents dans les camps, qui préparaient la reconquête militaire du Rwanda avec le soutien français. Aujourd’hui gouverneure de province au Rwanda, Marie-Rose, à l’époque persuadée d’être tuée par le Front patriotique rwandais (FPR), raconte à Patrick de Saint-Exupéry comment son mari dans le coma et elle ont, au contraire, été sauvés par des soldats du FPR (p. 304-305).
La thèse fallacieuse du « double génocide »
Poursuivant son périple, le journaliste franchit la frontière avec le Congo et part sur les lieux des massacres de Hutus par les troupes du FPR décrits dans le rapport Mapping du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU (2010). Aucun des témoins interrogés ne relate à Patrick de Saint-Exupéry des massacres de masse, encore moins un deuxième génocide, perpétré par le FPR contre les Hutus. L’auteur en vient à conclure : « Cela ne tenait pas la route. Ou plutôt le rapport Mapping ne tenait la route qu’en forçant le trait, qu’en reprenant mot à mot le discours des responsables du génocide, ces "réfugiés" qui, durant deux ans, avaient entretenu dans les camps "l’esprit de tuer" » (p. 173).
Ce renversement de l’accusation de génocide remonte à la préparation même de l’extermination des Tutsis. Ses concepteurs ont, dans les années précédant celui-ci, intoxiqué l’opinion rwandaise avec un soi-disant plan tutsi d’éradication des Hutus. Pendant le génocide lui-même, le gouvernement qui le perpètre prétend que le FPR tue des centaines de milliers de Hutus, ce que Human Rights Watch dément en mai 1994. Après le génocide, les crimes de guerre commis par les troupes du FPR en libérant le Rwanda de l’emprise des génocidaires alimentent cette thèse du « double génocide ». Une accusation renouvelée à l’occasion des massacres de Hutus perpétrés par les troupes du FPR et la rébellion dirigée par Laurent-Désiré Kabila, lors de la guerre de 1996-1997 au Zaïre qui a abouti au renversement du maréchal Mobutu.
Après bien d’autres, mais dans un livre passionnant et remarquablement écrit, Patrick de Saint-Exupéry fait un sort au « double génocide » : « Même le rapport Mapping, si biaisé sur nombre de points, convenait de l’évidence. Examinant l’hypothèse d’un "crime de génocide" qui, commis au Congo, aurait validé la théorie du "deuxième génocide", les auteurs du rapport concluaient : "Finalement, les faits qui démontrent que les troupes de la rébellion congolaise et l’armée de Paul Kagame ont épargné la vie et même facilité le retour au Rwanda d’un grand nombre de réfugiés hutus plaident à l’encontre de l’établissement d’une intention claire de détruire le groupe" » (p. 306). Cette intention d’exterminer un groupe ciblé est constitutive du génocide. Elle est ce qui le différencie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Un récit de voyage très informé
Remettre en cause une investigation de terrain menée par une vingtaine d’enquêteurs internationaux a valu des critiques à Patrick de Saint-Exupéry. En dépit de la solidité de la recherche documentaire servant de support discret aux témoignages qu’il entretisse, son livre a surpris, car il convoque le récit de voyage plutôt que l’analyse serrée de rapports internationaux. Relevant « [l]’étrange méthode qu’adopte l’auteur pour disqualifier cette thèse du double génocide », Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape lui reprochent une sous-estimation du nombre de Hutus qui ne sont pas rentrés au Rwanda, ajoutant : « Quand plusieurs ONG retiennent le chiffre de 200 000 "disparus", il s’agit d’une évaluation de victimes des forces armées principalement rwandaises » [1]. Cet acteur humanitaire et ce chercheur, connus pour leur hostilité au FPR et à son leader Paul Kagame, laissent ainsi entendre que ces 200 000 Hutus seraient morts victimes du FPR.
Bradol et Le Pape ne mentionnent pas l’estimation bien moins élevée retenue par le rapport Mapping : « probablement plusieurs dizaines de milliers […] une majorité d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades » (§ 31). Un chiffre précisé dès 2010 par le journaliste de la Tageszeitung Dominic Johnson, qui conclut, à partir des données du Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU, que le nombre des disparus s’élève à 40 000 : « Ce nombre comprend aussi des réfugiés dispersés ainsi que les nombreuses victimes des conditions humanitaires catastrophiques. Par conséquent seule une fraction de ces 40 000 réfugiés manquants était bel et bien victime des massacres » [2]. Une vérité que Jean-Hervé Bradol ne parvient toujours pas à accepter, lui qui, avec Médecins Sans Frontières France, avait dénoncé, le 26 avril 1997, une « politique d’extermination des réfugiés » mise en œuvre par les troupes de Kabila et de Kagame (p. 252). Même si, à l’instar de Le Pape, Bradol affirme aujourd’hui n’avoir jamais mis sur le même plan le génocide des Tutsis et les crimes de masse commis contre les Hutus au Congo, il faut bien avouer que la différence entre une « politique d’extermination » et un « génocide » est ténue. Très ténue.
Que plusieurs dizaines de milliers de Hutus aient été tués par le FPR au Rwanda et au Zaïre en représailles du génocide perpétré contre les Tutsis ou pour asseoir le pouvoir des autorités rwandaises post-génocidaires ne fait aucun doute. Mais exagérer l’ampleur de ces crimes et les dénoncer comme un second « génocide » est le propre des négationnistes, et de ceux qui reprennent leur discours. Hubert Védrine est de ceux-là, comme le note Patrick de Saint-Exupéry : « Invité d’honneur à un colloque organisé en 2020 au Sénat, Hubert Védrine a – de nouveau et sans hésitation – réitéré sa caution à la fine fleur de ceux qui s’efforcent de transformer les victimes en assassins et les assassins en victimes » (p. 307). Protecteur des arts et lettres négationnistes dans notre pays, Hubert Védrine ne manque pas une occasion de promouvoir cette falsification de la vérité que pourfend brillamment La Traversée.
[Notes :]
[1] Les « disparus » du Congo - Zaïre, 1996-1997. La question des massacres de réfugiés rwandais hutus en République démocratique du Congo, MSF – la fondation, CRASH.
[2] Dominic Johnson, « Vermisst im Urwald », Tageszeitung, 28 août 2010. Traduction française disponible sur le site cec.rwanda.free.fr (Perdus dans la forêt).
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 306 - avril 2021