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POURQUOI ? Au-delà de l'horreur tenace qu'ont inspirée les insoutenables images
venues du Rwanda depuis le printemps de 1994, la question ultime, insistante, à
laquelle il faut répondre pour éviter le cycle des répétitions est bien celle-là :
pourquoi ? Pourquoi en quelques semaines une fraction d'un peuple a-t-elle tenté
d'anéantir l'autre ? Qui a armé, organisé, formé les tueurs ? Pourquoi ce naufrage, ce
suicide collectif ? Colette Braeckman, journaliste au Soir de Bruxelles et collaboratrice
du Monde diplomatique, répond dans un livre (1) où s'accumulent, page après page,
les éléments d'explication. Jusqu'à ce que s'imposent d'accablantes évidences,
qu'éclatent les culpabilités partagées, les aveuglements, les indifférences, les
écrasantes responsabilités.
Première question : qu'en est-il réellement de cette haine prétendument ancestrale
entre Hutus et Tutsis, d'où tout serait parti ? Ce conflit, répond Colette Braeckman,
spécialiste incontestée de l'Afrique centrale, n'est pas celui qu'ont décrit les
colonisateurs, allemands d'abord, puis belges, ni les intellectuels rwandais qui leur ont
fait suite. Ce n'est pas tant une opposition "ethnique" entre des nobles Tutsis, venus
depuis la nuit des temps, avec leurs troupeaux, de la lointaine Ethiopie et les
cultivateurs bantous, hutus, asservis aux premiers. C'est bien plutôt une stratification
renforcée par l'endogamie et accusée par des caractéristiques physiques largement
dues à des facteurs nutritionnels entre Tutsis éleveurs de troupeaux, rendus
longilignes par la consommation du sang et du lait de leurs animaux, et les Hutus,
agriculteurs, consommateurs de racines et de céréales. Une stratification devenue
antagonisme du fait d'intrusions extérieures.
"Race de seigneurs", les Tutsis ? Ainsi les ont vus les Allemands des années 20, puis
les colons belges, suivis des missionnaires catholiques. Avec des méthodes inspirées
de Gobineau, écrit Colette Braeckman, ils ont mesuré les crânes, les nez, les membres
"et conclu qu'ils se trouvaient en présence d'une race de seigneurs avec laquelle il
fallait gouverner". Les Tutsis deviennent peu à peu le relais du pouvoir colonial, et
c'est ainsi que, "dans la mémoire collective des paysans hutus, les corvées, les
exactions qui pesaient jadis sur leurs pères ne sont pas imputables aux Européens,
peu nombreux, peu visibles, mais aux nobles tutsis".
Surviennent les tensions qui préludent à l'indépendance, et les troubles sanglants du
Congo voisin. Les Belges, appuyés par l'Eglise, changent brusquement d'alliance et
décident de confier les destinées du futur Rwanda indépendant à la majorité hutue.
Tout change alors : pour les Tutsis commencent l'exclusion, la marginalisation et, très
vite, les massacres.
Massacres qui dureront plusieurs décennies. En 1973, Juvénal Habyarimana prend le
pouvoir à la suite d'un coup d'État. Prônant la réconciliation nationale, misant sur le
développement des campagnes, il rassure. Répudiant dans un premier temps les
méthodes d'élimination physique de la minorité, il instaure cependant un système de
quotas : "Ce sont les Belges, spécialistes mondiaux des quotas, des dosages politiques
et des équilibres alambiqués, qui ont suggéré de donner à chaque groupe une
représentation proportionnelle à son importance numérique." Les Tutsis auront donc
10 % des postes de responsabilité, formule évidemment non viable, et le Rwanda
retombe dans ses vieux démons : l'élimination physique des minoritaires.
CAR dans ce pays surpeuplé, où l'Eglise toute-puissante prohibe tout recours à la
planification familiale, la haine, la jalousie rodent de colline en colline. Le président
Habyarimana organise rapidement la surveillance, le quadrillage du pays, le
transforme en plaque tournante des trafics de drogue, d'armes, et même de gorilles.
La dérive affairiste du régime va de pair avec un quasi-asservissement à l'égard du
voisin tout-puissant : le Zaïre du président Mobutu.
Mais il est d'autres parrains du régime, plus au Nord : la Belgique d'abord qui, faute
de courage, dit l'auteur, abandonne le Rwanda, et la France, qui s'inscrit lourdement
dans le passif des dernières années.
C'EST à propos des responsabilités de ce dernier pays dans l'éclosion de la tragédie
que ce livre contient les pages les plus terribles : la France qui voyait ce petit pays
échapper à sa sphère d'influence lorsque les armées du Front patriotique rwandais
(FPR), formées en Ouganda, menaçaient de prendre le pouvoir ; la France dont le
président se liait d'amitié avec un chef d'Etat devenu tueur au fil des années ; la
France dont l'armée formait les massacreurs, leur apprenait à tuer et à "interroger", la
France qui allait, même pendant l'opération "Turquoise", poursuivre ses livraisons
d'armes aux extrémistes hutus.
Le massacre hante chaque page de ce livre. Il est dans toutes les mémoires, et chacun
sait que l'histoire n'est pas close. "Le diable est revenu sur terre", disaient les
missionnaires au cœur de la tragédie. Le diable ?..., conclut Colette Braeckman. "Sur
les collines du Rwanda, il n'y avait que l'homme, tel qu'en lui-même la haine le
retrouve."
(1) Colette Braeckman, Rwanda, histoire d'un génocide, Fayard, Paris, 1994, 340 pages, 120 F.