Citation
"C'ÉTAIT une activité commerciale comme une autre."
M. Félicien Kabuga, riche homme d'affaires et ex-président de
Radio libre des Mille Collines (RTLM), clame son innocence. Que
"radio machette" ait appelé à tuer "même les enfants", déplorant
que "les fosses ne soient pas encore pleines", ne trouble pas ce
proche de la famille Habyarimana dont la fille a épousé
Jean-Pierre, l'un des fils du couple présidentiel. Pour lui, "RTLM
ne visait nullement à encourager la haine"...
Créée en juillet 1993, RTLM était, à la veille du génocide, la seule
radio privée du Rwanda (1). Pour l'Akazu, le clan des extrémistes
hutus regroupés autour de Mme Agathe Habyarimana, la femme
du dictateur, la station était une riposte aux accords d'Arusha,
dont la signature était imminente. Ceux-ci prévoyaient, en effet,
le partage des ondes de Radio-Rwanda (la radio nationale) ; les
hommes du "Hutu power" mirent alors sur pied leur propre
radio. L'argent provenait pour partie de la femme du président et
de M. Félicien Kabuga. M. Ferdinand Nahimana, le "Goebbels
hutu", était directeur des programmes. Ce brillant historien
(aujourd'hui réfugié à Yaoundé, Cameroun), qui a soutenu une
thèse à l'université Paris-VII sur l'histoire de la nation rwandaise,
était directeur de l'Office rwandais d'information avant d'être
renvoyé de ce poste en raison de sa participation active au
massacre de 300 Tutsis du Bugesera, en mars 1992.
Quand, le 6 avril 1994, l'avion qui transporte Juvénal
Habyarimana est abattu, RTLM annonce, presque
immédiatement, l'attentat, aussitôt attribué au Front patriotique
rwandais (FPR). La radio nationale ne diffusera l'information que
le lendemain matin. Mais déjà, poste radio dans une main et
machette dans l'autre, soldats et miliciens dressent des
barricades, sillonnent la capitale et commencent à massacrer.
Chaque jour, d'avril à juillet, RTLM encourage, oriente, galvanise
les troupes gouvernementales et les Interahamwe (2).
Le 3 juillet 1994, peu avant la chute de Kigali, les "journalistes" de
la radio extrémiste s'emparent d'un émetteur mobile de la radio
nationale et battent en retraite. RTLM se replie alors à Butare,
puis à Gisenyi. Autour du 7 juillet, M. Ferdinand Nahimana
accède à une requête d'un officier français et prie les animateurs
de RTLM "de cesser les appels au meurtre contre les membres de
la Minuar". Pas un mot pour les Tutsis. RTLM émettra, pour la
dernière fois, le 16 ou le 17 juillet depuis Gisenyi, avant de se
réfugier à Goma, au Zaïre. A ce moment, la radio ne se contente
plus d'appeler au meurtre ; elle incite également les Rwandais à
fuir en masse l'arrivée du FPR, contribuant ainsi à l'un des plus
graves et des plus meurtriers exodes de l'histoire contemporaine.
A Bukavu ou à Goma, "entre les mains des Zaïrois" selon une
source militaire française, ou "dissimulé dans les camps" selon le
rédacteur en chef de RTLM, M. Gaspard Gahigi, le matériel de la
radio est stocké en lieu sûr. Par intermittence, Radio-Rwanda en
exil prend le relais de RTLM. Avec le même extrémisme. Puis,
quelques semaines plus tard, les ondes se taisent.
Reste à expliquer l'attitude des autorités zaïroises et, surtout, celle
des militaires français. Pourquoi Radio Mille Collines a-t-elle pu
émettre un temps depuis la "zone humanitaire sûre", où
stationnaient les soldats de l'opération "Turquoise" ? Pourquoi
a-t-elle pu traverser plusieurs fois cette zone sans être inquiétée ?
Sur le terrain, les militaires français disent avoir tenté de
brouiller la radio. En vain. Pourtant, des sources diplomatiques à
New York et à Washington affirment que "techniquement, il était
possible de trouver et de détruire ou faire taire les émetteurs
mobiles de Radio libre des Mille Collines. Nous avons été surpris
par le fait que la France n'ait pas considéré une telle mission
comme une priorité". Le ministre français de la défense,
M. François Léotard, répond à ces accusations en faisant valoir
que le brouillage des émissions de radio ou la destruction d'un
émetteur ne faisaient pas partie du mandat confié à la France par
l'ONU… qui, au même moment, multipliait les rapports
dénonçant le rôle criminel de RTLM !
Un seul journaliste ayant appelé au meurtre est sous les verrous.
Joël Hakizimana, ancien rédacteur de Kangura - à qui l'on doit les
"dix commandements du bon Hutu" - a même été choisi par ses
codétenus de la prison "1930" de Kigali comme "capita général",
une sorte de porte-parole des prisonniers. Les autres, loin de se
cacher, persistent.
Dans les camps de Goma et de Bukavu (Zaïre) et à Nairobi
(Kenya), on a assisté, dès le mois de septembre 1994, à un
inquiétant regain d'activité des journalistes extrémistes exilés.
Les principaux animateurs de RTLM, de Radio-Rwanda en exil, et
de plusieurs journaux de sinistre notoriété (Interahamwe,
Kangura, La Médaille…) se sont regroupés au sein de
l'Association des journalistes rwandais en exil (AJRE). Les statuts
de l'AJRE ont été déposés le 1er octobre 1994 au ministère de la
justice à Kinshasa (Zaïre). A partir de Goma, M. Hassan Ngeze a
publié, depuis le mois de septembre, au moins cinq numéros de
Kangura, dans lesquels il a annoncé notamment "le retour à
Kigali avant Noël 1994", "au besoin par les armes". Toujours à
Goma, M. Gaspard Gahigi, l'ancien rédacteur en chef de RTLM, a
lancé, début novembre, le bulletin de liaison de l'AJRE, Amizero.
Parmi les rédacteurs de ce journal ronéotypé, on retrouve les
noms de Valérie Bémériki (RTLM), Kantano Habimana (RTLM)
et Thacien Hahozayezu (Interahamwe). Le journal est diffusé
dans les camps par un réseau de militants bien organisés.
Jusqu'à présent, les initiatives de Reporters sans frontières
auprès de la Commission des droits de l'homme et du Conseil de
sécurité des Nations unies, en vue d'obtenir l'interdiction de cette
association et de ces journaux, n'ont pas abouti (3). Pas davantage
que les plaintes déposées au cours de l'été dernier, en France, à
l'encontre de responsables de RTLM qui ont trouvé refuge à Paris
durant plusieurs mois (4). Et M. Gaspard Gahigi a pu soutenir, en
toute impunité : "Nous avons tout le matériel, nous n'excluons
pas de redémarrer une radio. Peut-être sous un autre nom."
HERVÉ DEGUINE ET ROBERT MÉNARD
* Journalistes. Robert Ménard est aussi président de Reporters sans frontières, Paris.
(1) Cf. François Misser, "Rwanda : médias et génocide", Le Monde
diplomatique, août 1994.
(2) Jean-Pierre Chrétien, Jean-François Dupaquier et Robert
Ménard, Rwanda : médias de la haine ou presse démocratique,
Editions Reporters sans frontières, 5, rue Geoffroy-Marie, 75009
Paris.
(3) Olivier Russbach, ONU contre ONU, La Découverte, Paris,
1994.
(4) Cf. Les Médias de la haine, Reporters sans frontières, sous la
direction de Renaud de la Brosse. A paraître aux éditions La
Découverte, en avril 1995.