Fiche du document numéro 28620

Num
28620
Date
Samedi 5 juin 2021
Amj
Taille
174613
Titre
Traduction en français de l'intervention de Linda Melvern au colloque d'Ibuka France du 5 juin 2021
Nom cité
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
En février 1995, lors d’une réunion à huis clos du Conseil de sécurité de l’ONU, quelques mois seulement après la fin du génocide contre les Tutsi par les forces du FPR, l’ambassadeur des États-Unis avait soulevé la question de la scandaleuse liberté des fugitifs du génocide, les principaux suspects qui s’étaient dispersés dans le monde entier, les restes du mouvement Hutu Power toujours en fuite.

Il a été proposé par les Américains que tous les États membres de l’ONU soient appelés à arrêter les personnes soupçonnées d’avoir perpétré le génocide des Tutsi – en utilisant les dispositions d’application contraignantes de la charte des Nations unies.

Rappelant la Convention sur le génocide de 1948 – et le Conseil est au cœur de son application – les États-Unis voulaient que la résolution soit juridiquement contraignante pour donner aux États membres de l’ONU l’autorisation de détenir immédiatement les suspects.

L’ambassadeur représentant la France s’y opposa. L’ambassadeur Jean-Bernard Mérimée a déclaré au Conseil de sécurité qu’il ne pouvait approuver aucune résolution de « détention » invoquant les disposition d’application contraignantes de la charte des Nations unies.

Un ambassadeur des États-Unis, David Scheffer, a fait remarquer plus tard : « L’un de nos alliés les plus proches semblait déterminé à agir comme complice pour faciliter la liberté des génocidaires ».

Les États-Unis savaient que la France possédait l’information la plus complète de tous les gouvernements occidentaux sur les événements au Rwanda. La France avait accès à des témoins, des preuves et même aux auteurs du génocide.

Les États-Unis pensaient que les Français n’étaient pas disposés à enfermer des suspects de génocide parce que la France était devenue un refuge sûr pour les fugitifs du Hutu Power.

C’est maintenant peut être, le moment opportun – dans le sillage de la visite du président Emmanuel Macron – pour examiner de plus près le rôle de la diplomatie française en 1994, son étrange comportement dans les réunions secrètes du Conseil tenues pour décider de la politique de l’ONU envers le Rwanda.

Il convient de rappeler l’indifférence des Nations unies à New York. Au fur et à mesure que ces jours terribles se déroulaient en avril 1994, plus les preuves du génocide apparaissaient, plus les politiciens et leurs fonctionnaires étaient réticents à reconnaître qu’un génocide était en train de se produire.

Il y a encore plus à découvrir sur le rôle de Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général de l’ONU, et sa grande amitié avec le président François Mitterrand. Boutros-Ghali était largement considéré comme le candidat français au poste de secrétaire général. Lorsqu’il faisait campagne pour devenir secrétaire général de l’ONU, la France avait payé sa tournée des capitales pour obtenir les voix requises.

Notez comment, fin avril 1994, Boutros-Ghali qui avait décrit ce qui se passait comme une guerre civile, a demandé une action énergique pour arrêter « les massacres » – n’offrant aucune option au Conseil, ce qui a attiré un silence stupéfait des ambassadeurs.

L’enthousiasme ultérieur de Boutros-Ghali pour l’opération Turquoise avait été notable ; c’est alors qu’après une longue absence du Conseil, il se présente devant les ambassadeurs pour les exhorter à voter en sa faveur.

En trois mois, d’avril à juillet, le Rwanda ne s’est pas engagé au niveau humain de compassion le plus élémentaire. Toute idée de protection pour les victimes sans défense a été écartée par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Les membres permanents du Conseil de sécurité ont fait de la politique, refusé les financements, et ont débattu pendant des heures sur la définition du mot « génocide », utilisant le débat pour retarder et éviter les obligations découlant d’impératifs moraux et politiques.

La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide n’est pas une vague promesse – c’est une obligation conventionnelle.

Si nous ne parvenons pas à examiner le rôle du Conseil de sécurité et la politique de chaque pays en son sein, nous le rendons secret et irresponsable – et permettons à nos gouvernements d’ignorer les obligations d’un traité sans aucune sanction.

La France, pays le mieux informé au Conseil de sécurité en 1994 , n’avait pas partagé ce qu’elle savait, n’a pas partagé les informations qu’elle possédait. Cela a été un facteur contributif majeur dans l’échec global.

En 2014, en l’honneur de la 20ème commémoration, de nombreuses belles paroles ont été prononcées au Conseil de sécurité de l’ONU sur les « leçons apprises », bien que personne n’ait jamais expliqué exactement quelles étaient ces leçons.

En l’honneur de cette 20ème commémoration, le Conseil a adopté une résolution unanime pour tenter d’obliger les gouvernements à interdire la négation du génocide des Tutsi.

Résolution n° 2150 du Conseil de sécurité, 16 avril 2014. Le texte du Conseil était le suivant.
Le Conseil « a condamné sans réserve toute négation de ce génocide et exhorte les États membres à développer des programmes éducatifs qui inculqueront aux générations futures les leçons du génocide afin d’aider à prévenir de futurs génocides ».

C’est une masterclass d’hypocrisie.

Aujourd’hui, une campagne de négation du génocide fleurit sans conteste, une campagne concertée pour nier le génocide des Tutsi en utilisant des fake news et une science bidon.

Encore une fois, de belles paroles au Conseil, aucune action et une apathie générale.

La négation du génocide est un discours haineux. Partie intégrante du génocide, le déni assure la continuité du crime. Le déni se moque de ceux qui ont survécu et cause l’offense la plus grave.

L’influence pernicieuse de l’idéologie raciste du Hutu Power se perpétue dans la rumeur, les stéréotypes, les mensonges, la propagande et les fake news.

Les génocidaires où qu’ils se trouvent – dans les cellules de prison ou vivant dans de nombreux pays en tant que fugitifs – constituent une menace, en particulier pour ceux qui pourraient ne pas être au courant des faits historiques.

Je voudrais terminer par une explication de la crise à laquelle nous sommes actuellement confrontés concernant la promotion croissante du déni dans les circonstances du génocide contre les Tutsi.

En 1994, la couverture médiatique occidentale du génocide des Tutsi avait marqué l’une des périodes les plus ignominieuses du journalisme – avec des descriptions de violence tribale et de meurtres aléatoires. Il ne semble pas que cela soit différent aujourd’hui.

Il n’y a aucune tentative d’enquête appropriée sur les événements, un mépris des faits établis, une presse négligente et complaisante. Elle est donc incapable de reconnaître la négation du génocide, et incapable de l’affronter.

En 2014, au Royaume-Uni, le diffuseur national, la BBC, a diffusé un documentaire intitulé “Rwanda’s Untold Story”. Il met en avant ce qu’on a appelé une « version alternative » des évènements. Les journalistes de la BBC ont suggéré une réduction drastique du nombre de morts, suggérant qu’il était plus proche de 200 000 Tutsi tués. Le programme avait promu l’équivalence morale – une tactique familière de négation du génocide – en faisant valoir qu’il y avait plus de Hutu tués que de Tutsi.

Pas étonnant que le programme ait été populaire auprès des négateurs. En 2016, il a été utilisé dans le procès en appel du génocidaire condamné, Pascal Simbikangwa. Ses avocats de la défense pensaient que le documentaire de la BBC aiderait à expliquer au jury un « point de vue alternatif » des événements et comment « l’histoire officielle » du génocide des Tutsi de 1994 – celle qui est « largement acceptée » – n’était rien de plus qu’une « construction du gouvernement actuel de Kigali, une tentative frauduleuse de tromper l’Occident pour mettre la main sur l’argent de l’aide ».

Le programme de la BBC a été une étape importante. Un groupe de 46 experts – universitaires, scientifiques, chercheurs, journalistes, historiens et ambassadeurs – s’était plaint auprès du diffuseur national.

Il comprenait le lieutenant-général Roméo Dallaire, commandant de la Force de la MINUAR, le sénateur belge Alain Destexhe, l’ambassadeur tchèque Karel Kovanda (membre du Conseil de sécurité en 1994), l’ambassadeur canadien Stephen Lewis, le journaliste français Patrick de Saint-Exupéry, et l’ancien Président du CICR Cornelio Sommaruga (qui tous les jours pendant le génocide recevait des rapports directs du chef délégué à Kigali, Philippe Gaillard).

Aujourd’hui encore, ce groupe n’a toujours pas été pris en considération.

Dans son nouveau livre très acclamé sur le Rwanda, la journaliste britannique Michela Wrong écrit que les personnes figurant sur cette liste ont été trompées – d’après elle « cette pétition pour se plaindre à la BBC n’était rien de plus qu’une indication d’à quel point le récit du FPR avait pris racine ».

La BBC a vigoureusement défendu son programme en admettant que la réduction drastique du nombre de morts du génocide était « controversée », les chiffres faisant partie d’un « débat avec un large éventail de points de vue avec de nombreuses interprétations des données ».

La BBC a expliqué que le programme avait présenté des « opinions dissidentes », des « perspectives alternatives » et des « théories controversées » sur le génocide des Tutsi, affirmant tout de même qu’elle n’avait pas induit les téléspectateurs en erreur.

Dans son livre, Do not disturb, Michela Wrong présente une « version alternative » des événements, saluée comme « la vérité, enfin ».

Martin Fletcher, un ancien rédacteur en chef du Times, dans une critique élogieuse du New Statesman, a écrit que Wrong n’était pas un apologiste du génocide, « mais »…

Mais, soutient-il : « les génocides ne se déroulent pas dans le vide : il y a toujours un contexte et une accumulation. Dans ce cas, il s’agissait d’une histoire d’agression tutsi contre les Hutu et de la récente incursion de la milice dominée par les Tutsi de Kagame, le Front patriotique rwandais (FPR), de l’Ouganda au nord du Rwanda. Les Hutu craignaient pour leur propre sécurité. Et c’était “tuer ou être tué” : une motivation que la plupart d’entre nous peuvent saisir ».

Depuis 2014, des lettres ont été écrites sur la promotion de la négation du génocide à la BBC, The Guardian, le New York Times, Columbia Journalism Reports à New York, et le Washington Post.

Une lettre est allée à l’USHMM dont l’offre pour la 20ème commémoration était un article de site web qui exprimait des doutes sur la planification du génocide.

En novembre 2014, j’ai écrit à tous les députés du groupe parlementaire multipartite de la Chambre des communes sur la région des Grands Lacs et la prévention du génocide pour leur dire que la diffusion de “Rwanda’s untold story” de la BBC était offensante. Il n’y a pas eu une seule réponse.

Un effort concerté en 2014 a peut-être épargné la propagation du déni aujourd’hui.

La négation du génocide à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui exige une réponse internationale concertée.

La négation de ce génocide – et il s’agit d’un phénomène mondial – doit être affrontée par toutes les nations et vigoureusement contestée où qu’elle se produise.

© Droits d’auteur : Linda Melvern

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