Fiche du document numéro 28617

Num
28617
Date
Mardi 22 juin 2021
Amj
Auteur
Taille
47006
Sur titre
Impérialisme, génocide et négationnisme
Titre
« Le génocide des Tutsis est un cas d’école de la Françafrique » Jessica Mwiza, collectif Ibuka
Sous titre
Jessica Mwiza est vice-présidente de l’association Ibuka France, qui milite pour la reconnaissance mémorielle du génocide des Tutsis au Rwanda et lutte contre les théories négationnistes répandues parmi la classe politique française. À l’occasion du discours de Macron à Kigali, elle revient pour Révolution Permanente sur les racines du génocide et la construction d’un récit négationniste par les génocidaires, Mitterrand et ses descendants, à commencer par Jean Luc Mélenchon.
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Type
Page web
Langue
FR
Citation
Révolution Permanente : Le discours de Macron à Kigali sur la responsabilité de la France clôture une période de rapprochement entre le président français et Paul Kagamé entamée depuis plusieurs mois, notamment autour des rapports Duclert et Muse qui ont tous deux conclu à des erreurs accablantes de la France mais non à sa complicité. Que pensez-vous de ces conclusions et du discours de Macron qui a suivi ?

Jessica Mwiza : Je voudrais commencer par souligner l’importance dans notre histoire du mois d’avril. Pour nous – je suis vice-présidente de l’association Ibuka France qui représente les rescapés – c’est une période où nous tentons de nous recueillir loin des récupérations politiques. Souvent, ces récupérations se déroulent autour du 7 avril car les principaux protagonistes savent que c’est le moment où la majorité des gens qui connaissent notre histoire y seront attentifs. En ce sens, la remise du rapport Duclert ainsi que le discours de Macron m’ont agacé car il a été davantage l’occasion pour Vincent Duclert et le président Macron de briller qu’une date de recueillement pour les rescapés du génocide.

Dans son discours, Macron reprend une position très Védrinienne qui consiste à dire que la France a tout fait pour éviter le génocide, ce qui relève précisément du discours négationniste. Autrement dit, les apports bénéfiques du rapport Duclert et du discours de Macron sont entrecoupés de mensonges sur le rôle réel de la France dans le génocide. En effet, le président sait pertinemment que la France a eu pour objectif de saboter les accords d’Arusha, en exigeant par exemple que le CDR – c’est-à-dire le parti politique le plus raciste du pays – fasse partie de la future composition politique au sommet de l’Etat.

Si je ne peux pas dire que ce soit une mauvaise nouvelle non plus – en particulier le rapport Muse permet d’écarter certains propos négationnistes avec davantage de fondements – notamment pour les rescapés et organisations qui ont lutté pour que la France clarifie son discours, il y a donc énormément de limites dans le rapport Duclert et le discours de Macron à commencer par Bisesero, l’opération Turquoise ou encore les accords d’Arusha.

À ce titre, nombre d’entre nous sommes blessés du « en même temps » d’Emmanuel Macron qui consiste à mener une politique de reconnaissance des crimes en Afrique en formulant quelques mots de vérité tout en s’assurant d’épargner l’armée française et la Mitterrandie.

R. P. : Si Macron admet certaines responsabilités de l’Etat français, il en récuse néanmoins la complicité. En parallèle, la composition de la commission Duclert a été contestée, ainsi que le refus de Richard Ferrand de dé-classifier la lettre de Michel Rocard écrite en 1998 à l’occasion de la mission parlementaire d’information (MIP) mise en place pour examiner les interventions militaires françaises au Rwanda entre 1990 et 1994. Comment expliquez-vous une telle opacité quant aux travaux qui cherchent à faire toute la lumière sur le rôle de l’Etat français dans le génocide des Tutsis ?

J. M. : Notre histoire n’est pas respectée alors même qu’elle constitue le dernier génocide du XX° siècle. On lui refuse sa teneur politique qu’il faudrait comprendre, décortiquer. Tous les 7 avril, je regarde les communiqués de presse des organisations politiques et associatives et même jusque dans les milieux progressistes, décoloniaux, notre histoire n’est pas reconnue à sa juste valeur alors même que c’est un cas d’école du racisme bien français de Gobineau, de la colonisation puis de la Françafrique.

Je pense qu’il y a une part de racisme intériorisé de la part de la population française, à savoir de penser que le génocide des Tutsis serait simplement l’histoire triste de peuples noirs qui s’entretuent. Beaucoup nous rétorquent que cette histoire est compliquée, y compris au sein des secteurs qui d’habitude s’intéressent aux crimes contre l’humanité. Pourtant il y a beaucoup d’articles, de livres, de documents qui permettent de mieux comprendre le phénomène.

C’est une grave erreur de résumer le génocide à de simples et sauvages massacres entre des Noirs, alors même que c’est une politique consciemment préparée pendant des décennies par des intellectuels. Le génocide est en effet un crime très sophistiqué dans toute son horreur, très politique.

Mais cette méconnaissance est possible car une partie de la classe politique s’assure que les politiques mémorielles ne nuisent pas trop aux intérêts de la France et aux leurs. Je parle d’anciens cadres de l’armée française mais aussi de la Mitterrandie dont certains dirigeants sont toujours en activité. A ce titre, Hubert Védrine est un gardien incontestable de la politique de la France au Rwanda et ailleurs dans le monde. Ce sont des personnes qui ont un pouvoir de nuisance énorme, qui au-delà des alternances, remaniements, et des politiques mémorielles de certains présidents, restent en réalité à la tête des institutions comme autorités morales pendant des décennies.

R. P. : Le 8 novembre 1994, Mitterrand faisait un discours à Biarritz où il mentionne la pluralité des génocides et explique qu’« on ne peut empêcher un peuple de s’autodétruire », introduisant ainsi la thèse du double génocide et l’expliquant par le caractère tribal des populations rwandaises que la colonisation n’aurait pu résoudre jusqu’au bout. Quels enjeux recouvre le négationnisme pour l’Etat français à ce moment-là ?

J. M. : La théorie du double génocide de François Mitterrand sert principalement à effacer les responsabilités. Lorsqu’on affirme qu’un peuple s’est entretué, on sape automatiquement la définition du génocide, à savoir la planification consciente du crime par un Etat.

Mais dès les années 50, les Hutu extrémistes eux-mêmes écrivaient que les Tutsis seraient une race profondément dominatrice qui cherchait à piller, tuer et réduire en esclavage toute l’Afrique des Grands lacs. Lorsque le Rwanda a été libéré par le Front Patriotique Rwandais (FPR) les génocidaires ainsi que leurs alliés politiques au Congo ont pu s’appuyer sur cette théorie préalablement implantée dans la région pour préparer leur défense face au risque de poursuites à niveau international.

Mais la spécificité de la théorie du « double génocide » est aussi qu’année après année les souffrances des citoyens congolais sont instrumentalisées pour servir cette rhétorique négationniste. Ancrée jusque dans les milieux panafricains et décoloniaux, le slogan « Congo – Palestine même combat : l’Afrique ne sera pas libéré tant que le Congo ne sera pas libéré » – au-delà de son utilisation première – montre parfaitement comment les cerveaux du génocide sont parvenus à faire des Tutsis puis du Rwanda le mal absolu.

Et les Mitterrandiens sont parfaitement conscients de ça. Dès que le génocide des Tutsis est discuté, Hubert Védrine rétorque la fameuse phrase « Écoutez les Congolais » qu’il répète sur tous les plateaux télé, sans jamais être mis en difficultés par les journalistes.

R. P. : Réagissant au discours de Macron à Kigali, Mélenchon a co-signé une lettre avec le député LFI Bastien Lachaud qui en faisant allusion aux massacres perpétués par Paul Kagamé en RDC, revendique la thèse négationniste du « double-génocide » initiée par François Mitterrand quand il était au pouvoir. En parallèle, Le Média a invité sur son plateau la négationniste canadienne Judi Rever qui théorise que Le FPR dirigé par Paul Kagamé aurait été complice du génocide des Tutsis pour parvenir au pouvoir. Quel rôle joue le négationnisme aujourd’hui dans la gauche mitterrandienne ?

J. M. : Il faut savoir deux choses. D’une part, que Mélenchon est encore aujourd’hui le premier des Mitterandiens. D’autre part, que la position de Mélenchon vis-à-vis du génocide des Tutsis correspond par ailleurs à la position de La France Insoumise concernant d’autres crimes de l’humanité et à la géopolitique générale de ce parti, où règne beaucoup de complotisme.

LFI développe un autre aspect de la théorie du double génocide, en avançant qu’il y aurait eu Israël et les Etats-Unis aux manettes. Selon eux, Paul Kagamé aurait provoqué le génocide pour pouvoir justifier ensuite du pillage des richesses en RDC et de leur répartition entre le Rwanda, les Etats-Unis, et Israël. Je pense que les intérêts de LFI dans une telle théorie négationniste sont aussi électoraux, car le vote des diasporas congolaises n’est pas négligeable.

Judi Rever s’inscrit dans cette même théorie négationniste. Ce qui est incroyable, c’est que le négationnisme est si peu puni et honi qu’elle peut faire la tournée des plateaux pour promouvoir ses thèses nauséabondes alors qu’elles sont par ailleurs particulièrement mal conçues. Son argumentaire est très mauvais mais il est tenu par la politique d’auto-validation de la sphère négationniste et des figures politiques comme Hubert Védrine la revendiquent dans les médias pour populariser et crédibiliser ses thèses. Dans le même sens, l’universitaire belge Filip Reyntjens, en travaillant sur la Constitution raciste du gouvernement extrémiste en 1973 au Rwanda, a participé à la validation des politiques négationnistes de ce cercle.

C’est cette dynamique consciente et de long terme qui permet à Mélenchon de se feindre d’un communiqué sur Facebook fondamentalement faux, complotiste, et raciste, sans être inquiété. Car le négationnisme est si implanté qu’y compris dans les milieux dits progressistes il ne va pas être traité comme tel mais comme une thèse qui s’opposerait à une autre et qui mériterait d’être débattue.

R. P. : Une source diplomatique déclarait à propos de ce rapprochement que « Le Rwanda a eu des performances remarquables ces dernières années et peut être considéré comme une plate-forme potentielle de rayonnement économique dans la région ». En ce sens, Macron semble poursuivre au Rwanda la politique mémorielle qu’il avait initié à l’égard de l’Algérie - sans jamais admettre la responsabilité pleine et entière de l’Etat français - pour répondre à la remise en question de l’impérialisme français dans un certain nombre de pays comme le Sénégal ou le Tchad. Qu’en pensez-vous ?

J. M. : Emmanuel Macron n’a pas les mêmes liens politiques que les anciens présidents français avec les chefs d’État africains, et je pense qu’il est dépassé par ces relations diplomatiques d’un autre temps qu’entretenaient avant lui ses prédécesseurs de droite et de gauche.

Ainsi, il a choisi comme créneau la politique mémorielle. C’est un calcul politique pur, quand bien même c’est un effort de l’État français de reconnaître certaines responsabilités et que le président a su s’adresser non pas à Paul Kagamé mais à « ceux qui ont traversé la nuit » à l’occasion de son discours à Kigali.

Mais il est certain que les relations dégradées entre la France et le Rwanda constituaient une épine dans le pied non négligeable du point de vue économique et politique pour l’Etat français. Paul Kagamé est particulièrement respecté sur le continent et il n’était pas possible à la France de continuer plus longtemps sans réchauffer ses relations avec Kigali. C’est dans ce sens-là que Nicolas Sarkozy avait tenté le dégel pendant son mandat avant d’être bloqué par Alain Juppé.

À titre subsidiaire, je pense aussi que le fait que Macron ne soit pas de la génération de la Mitterrandie joue un rôle dans le sens où le président n’est pas aussi attaché à l’honneur de la France que pouvaient l’être ceux ayant été impliqués directement dans le génocide des Tutsis.

R.P. : Pourquoi est-il important selon vous qu’une plus grande partie de la population parvienne à s’approprier l’histoire du génocide des Tutsis ?

J.M. : L’Etat français, en niant les facteurs qui ont mené au génocide des Tutsis – dont l’un des principaux est le soutien politique, financier, matériel et humain de la France au régime extrémiste – sape toute possibilité de prévention. L’objectif de notre travail mémoriel n’est donc pas d’exiger que la classe politique se lamente sur notre histoire mais de tirer les leçons du génocide des Tutsis pour ne pas reproduire les erreurs du passé, que ce soit sur les questions de racisme, de colonisation, de Françafrique.

C’est important de le mentionner car en tant que projet politique d’extermination consciemment pensé par la classe politique et par des intellectuels pendant des décennies, les génocides peuvent se reproduire partout dans le monde. Actuellement, on le voit aussi avec les Ouighours en Chine par exemple. Il s’agit donc pour les militants et les partis politiques révolutionnaires comme les autres de s’intéresser sérieusement à notre histoire pour en comprendre les racines et mécanismes politiques.

Propos recueillis par Ariane Serge

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