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Jamais, si l'on excepte le cas de la Guinée d'Ahmed Sékou Touré (1), les relations entre
la France et un gouvernement d'Afrique francophone — en l'occurrence le Rwanda —
n'avaient été aussi difficiles sur une aussi longue période. Depuis bientôt quinze ans,
entre Paris et Kigali, en dépit des rabibochages de façade et de vraies fausses
tentatives de renouer les fils d'une relation normale, le passé pèse lourd.
Cette crise comporte deux enjeux : d'abord, évidemment, l'identification des
responsabilités dans le génocide des Tutsis en 1994 (près d'un million de morts).
Certes, il n'a échappé à personne que le pouvoir hutu de l'époque est le premier
coupable de l'extermination. Ses membres sont d'ailleurs sommés de répondre de
leurs actes devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), mis sur
pied par les Nations unies et basé à Arusha (Tanzanie).
Cependant, qu'en est-il des complicités et des responsabilités indirectes ? Quel rôle
exact a joué Paris ? Le Front patriotique rwandais (FPR), aujourd'hui au pouvoir à
Kigali, s'est-il lui-même rendu coupable de crimes contre l'humanité ? Le second
enjeu tient à un conflit de légitimité entre l'actuel régime de Kigali, auréolé de sa
victoire contre les génocidaires, et Paris, « parrain » déclinant de l'Afrique. Le sens
donné aux événements dramatiques de 1994 constitue une des clés de cette lutte aussi
symbolique que politique.
Parmi les acteurs de ce débat, côté français, on compte des hommes politiques,
d'ex-responsables de l'Etat (2), d'anciens militaires (3), des universitaires (4), une
cohorte de journalistes (5). A l'inverse de ce qui se passe en France, où le discours
officiel fait l'objet de critiques et divise les observateurs (6), c'est essentiellement l'élite
au pouvoir qui donne le « la » au Rwanda. A longueur d'interviews, le président Paul
Kagamé a développé sa vision de l'histoire, avant qu'elle ne soit formalisée dans le
rapport Mucyo, paru à Kigali début août 2008 (7).
Le syndrome de Fachoda
Si la controverse se cristallise autour du génocide, les tensions ont des racines plus
anciennes. Entre octobre 1990 et juillet 1994, une guerre civile a opposé le
gouvernement raciste de Juvénal Habyarimana, soutenu militairement par la France,
aux rebelles de M. Kagamé. Ces Rwandais réfugiés à l'étranger depuis les décennies
1950-1960 se montraient bien décidés à rentrer chez eux et à renverser le pouvoir (8).
La guerre civile impliqua alors directement les Français. Ce furent souvent les forces
dépêchées par Paris qui firent la différence devant l'avancée du FPR, comme à
Ruhengeri en janvier 1991 (9). Ce furent encore quatre cents soldats français qui, de
justesse, empêchèrent le FPR de prendre Kigali en février 1993. On a même vu, en
1990, des officiers français participer, sur fond de massacres, aux contrôles d'identité
effectués aux barrages routiers pour repérer les « rebelles tutsis ».
Plus fondamentalement, la confrontation entre la France et le FPR prend dès ses
débuts les aspects d'un conflit lié à l'expérience coloniale. En s'opposant aux rebelles,
Paris veut notamment faire barrage à la poussée anglo-saxonne dans la zone
d'influence française. Venu d'Ouganda, le FPR anglophone aurait les faveurs des
Américains et des Britanniques. Dans l'esprit de divers acteurs politiques français de
l'époque, souligne en effet Gérard Prunier, l'événement rappelle la défaite de Fachoda
en 1898, coup d'arrêt aux ambitions impériales françaises en Afrique. En
octobre 1990, vu de Paris, la protection de sa zone d'influence constitue l'enjeu
essentiel du conflit.
Le tournant de ce premier face-à-face franco-rwandais, principalement militaire,
s'opère fin 1993, avec les accords de paix d'Arusha. Il s'agit d'ouvrir une période
transitoire en mettant en place un gouvernement d'union nationale, comprenant
notamment des représentants du FPR. Pour ce faire, les textes prévoient, entre autres,
la fin du soutien militaire français au gouvernement rwandais. Quelques mois après,
la guerre reprend, les rebelles dénonçant la duplicité du régime hutu dominé par des
extrémistes.
La première manche de l'affrontement franco-rwandais se termine en juillet 1994,
après le génocide et la victoire des rebelles, qui viennent facilement à bout de l'armée
officielle privée de l'aide de Paris. Pour la seconde manche, c'est dans les champs
politique, médiatique et judiciaire que va se déplacer le contentieux franco-rwandais.
Si les responsabilités des coupables immédiats sont établies, celles de leurs complices
vont désormais constituer le point principal de divergence. Côté rwandais, on accuse
la France d'avoir armé et entraîné tout autant l'armée officielle que les « petites
mains » du génocide. Une allégation récusée côté français. On y concède avoir formé
et assisté des militaires, par le biais de conseillers notamment. Mais jamais, insiste
Paris, il n'a été question des miliciens. Exprimée d'abord en termes politiquement
corrects, la thèse des responsabilités françaises s'est ensuite développée sur un mode
plus virulent. En avril 2004, lors de la commémoration du génocide, à Kigali, le
président Kagamé mettait publiquement Paris en cause, précipitant le départ des
représentants français de la tribune du stade Amahoro.
Dans ses grandes lignes, la position officielle française reprend les conclusions du
rapport de la commission d'enquête parlementaire présidée par M. Paul Quilès en
1998 (10). Concédant quelques « erreurs » dans les relations entretenues par Paris
avec Kigali, ce document exclut toute complicité ou implication dans les massacres.
Au contraire, la France aurait tenté de favoriser une issue politique à la crise,
notamment en soutenant les accords de paix d'Arusha signés par les belligérants fin
1993.
Cette version est contestée par les anciens rebelles rwandais, désormais au pouvoir.
Pour eux, Paris n'a jamais tenté de faciliter le processus politique, mais a toujours
soutenu le président Habyarimana. Pis, la présence militaire française n'aurait guère
diminué après les accords d'Arusha. Pourtant, selon Kigali, les penchants racistes du
régime et des proches du chef de l'Etat rwandais de l'époque ne pouvaient être ignorés
par Paris, compte tenu des liens existant entre les deux pays.
Destiné à faire la lumière sur l'attitude française, le rapport Quilès traduit l'embarras
et la tension persistants en France sur ce sujet. La création en 2006 de la commission
Mucyo, chargée explicitement de faire la lumière sur le « rôle de la France dans le
génocide », obéit, elle, clairement au souci de consolider les positions de Kigali face à
Paris.
Des variantes de la thèse officielle française sont venues alimenter les clivages. Ainsi,
certains des acteurs, universitaires (Bernard Lugan), journalistes (Pierre Péan) ou
hommes politiques (l'ancien ministre de la coopération Bernard Debré et
M. Dominique de Villepin, à l'époque directeur de cabinet du ministre des affaires
étrangères Alain Juppé) soutiennent l'hypothèse d'un « double génocide ». Celui des
Tutsis aurait été de pair avec celui des Hutus commis par le FPR lors de l'offensive
contre Kigali, au printemps 1994, puis lors des opérations militaires destinées à
capturer les assassins en fuite dans l'est de la République démocratique du Congo
(RDC).
Dans les deux cas, les soldats du FPR auraient méthodiquement massacré des Hutus.
Aujourd'hui, Kigali concède tout juste que certains de ses hommes se sont rendus
coupables d'égarements criminels. Des sanctions auraient alors été prises (procès,
exécutions), mais jamais, s'insurge-t-on, n'a existé le projet de commettre un génocide
« en retour » contre les Hutus.
Minoritaire, la thèse du « double génocide » ne résiste pas aux faits. Frileux sur ce
dossier, le TPIR évoque d'éventuels crimes de guerre et des crimes contre l'humanité
imputables au FPR. Mais il se garde de les poursuivre, sous la pression de Kigali, qui a
toujours conservé ses distances face au tribunal.
Autre argument de la position officielle française : la culpabilité des rebelles dans
l'attentat du 6 avril 1994 qui a causé la mort du président Habyarimana. L'événement
aurait mécaniquement déclenché le génocide. Cette affirmation forme le cœur d'un
syllogisme : celui qui a commis l'attentat du 6 avril 1994 est coresponsable du
génocide des Tutsis ; le FPR a commis l'attentat ; donc il est coresponsable du
génocide.
Après l'ancien officier de la gendarmerie française Paul Baril, qui, dès les heures qui
suivent l'attentat, accuse le FPR sur la foi d'éléments matériels douteux, c'est le juge
antiterroriste Jean-Louis Bruguière qui a assuré la popularité de cette version des
faits. Elle a débouché sur l'arrestation, à Francfort, début novembre 2008, de
Mme Rose Kabuye, une proche du président Kagamé.
Une passe d'armes sans vainqueur
Pour le chef de l'Etat rwandais, ces allégations ne seraient qu'une tentative de
diversion. Il aurait laissé arrêter sa collaboratrice afin d'avoir accès au dossier
d'instruction. Certains journalistes, comme Colette Braeckman, émettent l'hypothèse
inverse de celle formulée par Paris : ce seraient les Français qui auraient assassiné le
président Habyarimana, tenté par un nouvel accord avec le FPR (11).
L'affrontement s'est déplacé jusqu'aux Nations unies. Lors des débats relatifs à la
création du TPIR, fin 1994, les positions française et rwandaise ont notamment
divergé sur la compétence temporelle de la juridiction. Kigali souhaitait qu'elle
s'étende aux années précédant le génocide afin de contraindre la France à répondre de
son soutien au régime auteur du génocide. Paris obtint qu'elle soit limitée à la période
des faits et aux mois immédiatement antérieurs. De même, alors que les Rwandais
voulaient un tribunal consacré au seul génocide, Paris militait en sous-main pour que
la future cour enquête sur les crimes éventuels commis par le FPR. La France n'a pas
eu gain de cause.
Pour l'heure, la passe d'armes n'a offert l'avantage à aucune des parties. Au Rwanda, il
ne semble pas envisageable d'abandonner les accusations contre la France. A Paris, les
pouvoirs se succèdent depuis 1994 sans qu'aucun ne suive les Américains ou les
Belges en allant faire acte de contrition à Kigali (12). Le ministre des affaires
étrangères Bernard Kouchner milite toutefois pour un rapprochement entre les deux
pays (13) ; le président Nicolas Sarkozy et son homologue rwandais se sont
symboliquement et brièvement rencontrés à Lisbonne, en marge d'un sommet
Europe-Afrique.
Dans les deux capitales, les risques associés à une défaite dans cette guerre du sens
paraissent importants. Pour le Rwanda, il en va de la survie d'un régime qui a acquis
ses titres de gloire en mettant fin au génocide. Pour la France, il s'agit d'un risque
d'atteinte grave à son image et à son influence politique.
ANDRÉ-MICHEL ESSOUNGOU
* Journaliste, Kampala. Auteur de Justice à Arusha. Un tribunal international politiquement encadré face au génocide rwandais, L'Harmattan, Paris, 2006.
(1) En 1958, la Guinée fut le seul pays d'Afrique sous domination française à refuser, par
référendum, le maintien des liens avec Paris dans le cadre de la Ve République.
(2) Le plus prolifique étant sans doute l'ancien ministre de la coopération, M. Bernard
Debré, auteur de l'ouvrage Le Retour du Mwami. La vraie histoire des génocides
rwandais, Ramsay, Paris, 1998, et de La Véritable Histoire des génocides rwandais,
Jean-Claude Gawsewitch, Paris, 2006.
(3) Lire, notamment, de Jacques Hogard, Les Larmes de l'honneur : 60 jours dans la
tourmente du Rwanda, Hugo et Compagnie, Paris, 2005.
(4) Cf. Gérard Prunier, The Rwanda Crisis : History of a Genocide, Columbia University
Press, New York, 1995.
(5) Lire Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994, Milles et une
nuits, Paris, 2005, qui développe certaines des thèses officielles françaises. Pour prendre
le contre-pied, cf. Patrick de Saint-Exupéry, L'Inavouable. La France au Rwanda, Les
Arènes, Paris, 2004.
(6) La rédaction Afrique de Radio France Internationale (RFI) en offre une illustration
remarquable : les thèses française et rwandaise s'y opposent avec une véhémence sans
doute inédite ailleurs.
(7) Rapport de la commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves
montrant l'implication de l'Etat français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994.
(8) Gérard Prunier, « Eléments pour une histoire du Front patriotique rwandais », dans
Politique africaine, n° 51, Paris, octobre 1993, p. 121-138.
(9) Alison Des Forges, « Leave none to tell the story, genocide in Rwanda », Human
Rights Watch, 1er mars 1999.
(10) Rapport de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le Rwanda.
(11) Lire Colette Braeckman, « Accusations suspectes contre le régime rwandais », Le
Monde diplomatique, janvier 2007.
(12) Mars 1998 pour les excuses de M. William Clinton et 7 avril 2000 pour la démarche
du premier ministre belge Guy Verhofstadt.
(13) Cf. Bernard Kouchner, « La normalisation et la vérité », dans Défense nationale et
sécurité collective, n° 3, Paris, mars 2008. L'actuel ministre des affaires étrangères récuse
la thèse qui lie de manière instrumentale et causale le déclenchement du génocide à
l'attentat du 6 avril 1994. Cette position marque une rupture avec la position de M. de
Villepin, ancien chef de la diplomatie française.