Fiche du document numéro 28559

Num
28559
Date
Samedi Octobre 2005
Amj
Taille
398324
Titre
Dix ans après le génocide des Tutsis au Rwanda. Un malaise français ?
Nom cité
Mot-clé
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
1Si l’on l’en croyait l’enthousiasme convenu sur les mérites de la communication dans notre village global, les images rempliraient une fonction décisive de témoignage en cas de crise « humanitaire » majeure, une transparence postmoderne serait assurée en temps réel par les médias sur l’actualité internationale. Et pourtant, le génocide de 1994 au Rwanda a en tant que tel été couvert de manière souvent confuse par la presse occidentale. Cette situation s’est prolongée étrangement dans le cas français.

La spécificité du génocide rwandais dans le miroir français
2Quand on lit ce qui a été écrit sur cette tragédie, on se dit que pour bon nombre d’observateurs européens, la question serait : un génocide est-il pensable en Afrique ? Or en trois mois, du 7 avril au début juillet 1994, au moins 800 000 êtres humains de tous âges et de tous sexes ont été méthodiquement massacrés au Rwanda pour le seul crime d’être nés tutsi ou, parfois aussi, pour avoir été considérés comme complices de cette « mauvaise race » tout en étant nés hutu [1]
[1]
Voir notamment : Human rights watch et FIDH (Alison Desforges…. Ce qui à partir de la fin du mois de mai commence à être identifié par la « communauté internationale » comme un génocide [2]
[2]
Le 25 mai la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU dénonce…, n’apparaît guère comme tel dans nos médias avant son achèvement en juillet. On avait auparavant fermé les yeux sur les pogromes (notamment sur ceux de mars 1992 au Bugesera) et sur la propagande raciste qui pouvait faire redouter cette hypothèse (en particulier dans le mensuel Kangura, diffusé dans tout le Rwanda et même au dehors) [3]
[3]
J.-P. Chrétien, « “Presse libre” et propagande raciste au….

3En France, le génocide reste longtemps occulté par la reprise des hostilités entre le FPR et les Forces armées rwandaises, dépeinte comme une guerre interethnique. Rares sont les reportages qui, avant juin, évoquent clairement les massacres de civils commis par la mouvance gouvernementale à l’arrière des combats. Dans Le Monde, notamment, la persistance de ce schéma est durable, comme le montrent les titres des articles successifs : « Forces gouvernementales et rebelles se disputent le contrôle de la capitale » (14 avril), « les combats continuent au Rwanda » (15 avril), « les rebelles tutsis gagnent du terrain à Kigali » (16 avril), « des affrontements à l’arme lourde continuent d’opposer Hutus et Tutsis » (29 avril), « les combats se sont intensifiés à Kigali » (7 mai). L’option du grand quotidien français ressort encore davantage si on le confronte avec les intitulés choisis par Le Soir de Bruxelles, par exemple : « Le carnage s’est étendu à l’ensemble du Rwanda » (19 avril) ou « massacres au Rwanda : le fond de l’horreur » (6 mai). Il faut attendre l’opération Turquoise et la venue de nombreux journalistes à la suite des troupes françaises pour que des descriptions plus réalistes de la situation se multiplient dans la presse de notre pays. C’est alors qu’on assiste à une véritable découverte du génocide y compris dans Le Parisien libéré ou le Journal du Dimanche. Les orientations politiques n’ont guère joué non plus dans la lucidité de ceux qui avaient pour mission de nous informer. La qualité des reportages a tenu à la sensibilité personnelle des journalistes : Jean-Philippe Ceppi et Alain Frilet dans Libération, Renaud Girard dans Le Figaro, Maria Malagardis dans La Croix, Corinne Lesnes dans Le Monde (à la fin de mai) et Jean Chatain de L’Humanité [4]
[4]
Sur les contenus des médias français en 1994 : Marc Le Pape, «… (un des premiers aussi à aller voir ce qui se passait dans la zone libérée).

4Le terme génocide lui-même n’est employé que tardivement et avec réticence. On le relève dans La Libre Belgique dès le 13 avril (une exception), mais en France dans Libération le 26 avril, dans L’Humanité en titre le 30 avril, dans Le Monde le 8 juin. Il faut souligner que ce quotidien attend le 2 juillet, au lendemain de la sortie du rapport demandé par les Nations Unies au juriste René Degni-Ségui, pour le faire figurer en première page, mais avec des guillemets.

5Au début de juillet, le choléra s’abat sur les camps de réfugiés hutu au Zaïre. L’information bascule alors sur cette « catastrophe humanitaire », beaucoup plus filmée et photographiée que ne l’avait été le génocide, qui avait été perpétré dans le huis clos rwandais. Le 15 juillet, le docteur Biberson, successeur de Rony Brauman à la présidence de Médecins sans frontières [5]
[5]
Voir Rony Brauman, Devant le mal. Rwanda. Un génocide en…, critique dans Le Figaro ce « piège humanitaire » : « ni la France, ni la communauté internationale, écrit-il, ne se sont donné les moyens de caractériser le génocide et d’en assumer rapidement les implications. » Le mal politique, à savoir le racisme inspirateur de ce massacre de masse, est en effet occulté au profit d’une mobilisation charitable, plus rassurante, contre les effets du vibrion cholérique. La tragédie d’une extermination planifiée cédait la place à un gigantesque et pathétique fait divers.

6La trajectoire des prises de positions associatives mériterait une étude plus fouillée. Durant plus d’un mois les mises en garde claires sont isolées : sans être exhaustif on pourrait relever les interventions de l’ACAT, de la FIDH, les manifestations de Survie, les déclarations de Rony Brauman au nom de MSF et plus généralement les témoignages de personnes qui essaient de faire entendre ce qu’elles ont vu sur place, quelles que soient les positions de leurs organisations de rattachement. C’est à partir de la mi-mai 1994 que, devant l’évidence, les collectifs humanitaires se mobilisent et entreprennent de piloter des réactions. C’est ainsi qu’on voit se manifester l’association SOS-racisme, tiraillée entre ses amitiés avec le premier cercle mitterrandien, et sa vocation antiraciste. Dès juillet on constatera d’ailleurs que, pour être politiquement correct à l’égard du génocide rwandais, mieux valait ne pas l’avoir dénoncé trop tôt, comme si l’arrivée au pouvoir à Kigali d’un régime conduit par le Front patriotique rwandais et la reconstitution au Zaïre voisin des forces de l’ancien régime devaient mettre en scène la poursuite d’une confrontation tutsi-hutu et invitaient à avoir un jugement « équilibré », voire neutre, à l’égard de l’horreur qui venait de se déployer durant trois mois et qui conditionnait en fait toute la situation de la région des Grands lacs. Dès le 5 juillet 1994, un éditorial de Libération signé de Jacques Amalric pouvait s’en étonner : « Peut-on rester neutre en face d’un génocide ? Or c’est ce qu’on prétend faire au Rwanda entre FPR et l’administration et les milices du régime rwandais, c’est-à-dire les instigateurs et les auteurs du génocide… Va-t-on demain tenter d’accréditer les élucubrations du capitaine Barril, rendant les Tutsis responsables de leur extermination… On peut le craindre en entendant déjà certains discours tenus en privé, sous la forme de fausses confidences sur le thème : “les choses sont moins simples que vous ne croyez. Il n’y a pas que des innocents d’un côté et des coupables de l’autre” ». La thèse du « double génocide » a représenté effectivement la position officielle française lors du sommet franco-africain de Biarritz eu début de novembre 1994. Cette logique d’un équilibre ethnique, invoquée ouvertement et durablement par les dirigeants français, prolongeait en fait l’idéologie même qui avait piégé le Rwanda dans la spirale conduisant au génocide.

7Le malaise dans lequel reste engluée l’opinion française depuis une décennie prolonge l’aveuglement dominant en 1994, mais il repose aussi sur la complexité spécifique du génocide rwandais. Trois réalités se chevauchent et peuvent être innocemment ou malignement confondues :

La population rwandaise a hérité de son passé lointain plusieurs clivages, dont l’un, distinguant les Tutsis de tradition pastorale et les Hutus de tradition agricole, dans les réalités et plus encore dans un imaginaire social, est au cœur des stratégies politiques avant et surtout durant et après la colonisation.
Une guerre civile a éclaté en octobre 1990 à l’initiative d’un mouvement armé, le Front patriotique rwandais (FPR), né en Ouganda et rassemblant de nombreux jeunes Tutsis rwandais nés en exil [6]
[6]
Cette diaspora, représentant environ la moitié des Tutsis…. D’autre part, le régime Habyarimana est confronté à une forte opposition intérieure hutue. Des accords de paix, organisant un partage du pouvoir, mettent fin à cette guerre civile en août 1993. Elle reprend dès le 8 avril 1994 à la suite de l’attentat qui a coûté la vie à Habyarimana et de la mise sur pied d’un gouvernement extrémiste hutu et se termine sur le territoire rwandais au début de juillet avec l’arrivée des hommes du FPR sur la frontière zaïroise.
Enfin, dès le matin du 7 avril, le génocide des Tutsis (et de leurs « complices » hutus) se développe méthodiquement dans tout le pays, y compris les régions les plus éloignées de la ligne de front (au sud, à l’ouest, etc.).
Au cœur de la logique du génocide, nous trouvons un amalgame entre ces trois aspects : un héritage socio-culturel nuancé d’une part, une confrontation de stratégies politiques multiples d’autre part, et enfin l’option d’un massacre de masse raciste. Le génocide est présenté tantôt comme un fait culturel [7]
[7]
Alfred Grosser observait très bien : « Trouverions-nous…, voire quasi naturel, tantôt comme un dégât collatéral inhérent à une « guerre ». Ce discours est tenu de façon lancinante par les Rwandais qui tentent de nier la réalité du génocide [8]
[8]
Les tueurs pourraient atteindre un total d’environ 200 000…, mais aussi dans notre pays, même dans des milieux habitués à disséquer la complexité des situations (quand elles sont européennes), ce qui est plus étonnant.
8On peut certes tenter de comprendre cette dérive par les spécificités du génocide des Tutsis au Rwanda et de son contexte. D’abord, la grande tuerie qui ensanglante le pays durant trois mois est à la fois organisée et populaire [9]
[9]
J.-P. Chrétien, « Le génocide du Rwanda : l’adhésion populaire…. Ensuite, les bourreaux et les victimes partagent depuis des siècles, voire des millénaires, le même territoire, la même culture, la même histoire et la déchirure actuelle est tellement intime que bourreaux et victimes sont obligés de gérer leur cohabitation inéluctable. Pas de Palestine ou d’Arménie pour les Tutsis dont l’éradication avait été programmée. En troisième lieu, l’unité d’espace est complétée par une unité de temps, c’est-à-dire par une accélération des événements, puisque le nouveau pouvoir édifié par les proches des victimes n’a pu éviter de mettre au premier plan des exigences de mémoire, de justice et de sécurité qui le conduisent à une logique policière et répressive. Comme nous l’avons écrit, pour esquisser une comparaison par définition déplacée, Auschwitz a ici été suivi très rapidement par des Sabra et Chatila. En outre dans notre pays, les gouvernements de droite et de gauche ont fonctionné en symbiose, ce qui a neutralisé tout débat politique sur cette question, contrairement à ce qui s’est passé en Belgique, où les positions des libéraux et des socialistes et celles des chrétiens sociaux ont été clairement en rupture. Ces entremêlements complexes et même contradictoires sur un espace souvent mal connu militaient apparemment pour des explications simplistes.

9L’interprétation dominante combine les ressorts de ce qu’on peut appeler depuis les années 1950 une idéologie rwandaise : ethnographie schématique, populisme chrétien et psychologie des masses, le tout imprégné d’un racisme fondamental [10]
[10]
Voir J.-P Chrétien, Le défi de l’ethnisme, Karthala, 1997..

10L’inscription ethnographique opposant les « longs Tutsis » et les « Hutus rablés », les conquérants et les assujettis, la minorité arrogante et le peuple des nombreux, les pasteurs et les agriculteurs, est devenue incontournable dans cette région. [11]
[11]
J.-P. Chrétien, « Hutus et Tutsis au Rwanda et au Burundi », in… Le schéma d’un antagonisme « atavique » pluriséculaire est fondé sur ces clichés physiques et mentaux offerts tant aux prétentions scientifiques [12]
[12]
« Les Tutsis sont en éthologie ou science du comportement,… qu’aux propos des Cafés du Commerce de France et de Navarre. Une culture « africaniste » dépassée domine encore les porte parole de la vie publique française. Or, cette vision tribale rappelée sans état d’âme, comme une évidence qui ne mériterait pas plus de commentaires, conduit en fait à légitimer l’intégrisme qui a conduit à l’extrême.

11Le thème ethnique est généralement combiné avec une référence sociale qui tend à légitimer les violences « populaires » en termes « révolutionnaires » et non plus seulement « ataviques ». Nous sommes là au cœur du populisme cultivé par les missions catholiques depuis les années 1950 et qui a représenté l’idéologie de la « Révolution sociale » hutue de 1959-1961. Par définition, les Hutus représenteraient « le peuple » et les Tutsis une « aristocratie », et cela à perpétuité. Tout pouvoir hutu, même dictatorial comme celui de Habyarimana, serait par essence « démocratique » puisqu’il émane du « peuple majoritaire » (rubanda nyamwinshi). Or, ce discours, très confortable pour le pouvoir en place à Kigali jusque 1994 et pour les extrémistes qui ont organisé le génocide au titre d’une « colère populaire », a trouvé des échos favorables en France jusqu’à aujourd’hui. Le plus étonnant, c’est que cette vision née à l’ombre de la démocratie chrétienne flamande a reçu l’adhésion de socialistes français. Pour le président Mitterrand, cette analyse ne posait pas de problème, compte tenu de sa conviction d’assister à un conflit séculaire entre des « féodaux » tutsi et des « croquants » hutu, le soulèvement populaire de 1959 ayant produit une « noblesse émigrée » avide de revanche, bref des « aristocrates face à des sans culottes » [13]
[13]
Voir Jean Lacouture, Mitterrand. Une histoire de Français, t.…. Deux détails sont simplement oubliés dans cette conviction « démocratique » : l’idée d’un vote unanime défini par la naissance (« les Hutus ») et le fait que la « majorité » porteuse du « pouvoir hutu » se définissait comme autochtone face aux étrangers qu’étaient censés être les « cancrelats » tutsi. Le passage à une véritable démocratie était justement un enjeu au Rwanda entre 1990 et 1994, que l’ingérence française a systématiquement occulté.

12Dans cette contradiction entre un racisme démagogique et les valeurs de la république française, comment comprendre cette bonne conscience récurrente ? [14]
[14]
Lorsque le film « Tuez-les tous » de Raphaël Glucksmann et… Comment avoir invoqué en juin 1994 le fameux « plus jamais ça » à Oradour-sur-Glane en « oubliant » le génocide qui se déroulait depuis deux mois au Rwanda ?

13Dix ans après, les interrogations demeurent. Toute analyse visant à aller au-delà de l’émotion « humanitaire » et à accéder au débat intellectuel nécessaire pour comprendre ce qui a conduit ce pays d’Afrique à rejoindre le « modèle » ignoble déjà offert par l’Allemagne des années 1930 et 1940 nous fait aussi entrer dans une zone de turbulences et aussi de tabous, où les controverses nécessaires tournent trop souvent en polémiques.

Les brouillages du travail de mémoire
14Le fonctionnement du « devoir de mémoire » a suscité des débats [15]
[15]
Voir notamment Claudine Vidal, « Les commémorations du génocide…. Il a en effet deux visages : celui de l’exigence du souvenir et de la vérité chez les rescapés et leurs proches, qui essaient de retrouver et d’inhumer dignement les restes des victimes et de trouver dans la société le soutien moral et matériel qu’ils estiment mériter ; celui des autorités rwandaises qui doivent à la fois reconstruire le pays, entretenir le souvenir de la logique d’extermination qui l’a conduit là où il en est et recoudre une société déchirée où tous, Hutus et Tutsis, doivent réapprendre à vivre ensemble. Les rescapés reprochent au pouvoir de Kigali, tantôt de ne pas en faire assez (par exemple en libérant des « génocidaires » emprisonnés ou en assouplissant la justice par les procédures d’aveu et d’arbitrage gacaca), tantôt d’en faire trop dans des rituels publics où les cadavres de leurs proches sont instrumentalisés.

15Mais il est difficile de se mettre vraiment à la place des responsables de la société rwandaise au lendemain de l’horreur inouïe qui l’a frappée, et surtout depuis la France qui a pesé si lourdement sur le destin de ce pays africain. Le défi de la mémoire est en fait aussi celui de la société française, vu ce qui a été fait en son nom là-bas au début des années 1990. Paris s’est refusé à exprimer des excuses, contrairement à l’exemple belge, pour ne citer que lui [16]
[16]
Ce n’est que très récemment, le 14 avril 2005, que l’Ambassade…. C’est dans ce contexte que nous nous interrogeons sur la façon dont le génocide rwandais réapparaît périodiquement à la une de certains journaux ou au programme de manifestations publiques, notamment depuis quatre ans au moment des commémorations d’avril.

16On assiste en effet régulièrement à Paris à une commémoration à l’envers, menée par des adversaires du régime actuel de Kigali, qui instrumentalisent à leur manière l’anniversaire de l’éclatement du génocide en le transformant en anniversaire de l’attentat qui, le 6 avril, coûta la vie au président Habyarimana, au président burundais Ntaryamira et à leur suite ainsi qu’au personnel français de l’avion. Ce qui est étonnant dans ces manœuvres annuelles récurrentes, c’est que des initiatives finalement groupusculaires sont relayées habilement en des hauts lieux médiatiques.

17En 2002, le 4 avril, se tient en salle Monnerville du Sénat un colloque intitulé « Rwanda demain ? », dont les ténors sont d’anciens dignitaires des régimes Habyarimana et Mobutu, et leurs anciens amis en Europe, dont un ancien responsable de l’Internationale démocrate chrétienne (IDC), à l’exclusion des contestataires possibles (sauf deux observateurs qui ont réussi péniblement à y pénétrer et à s’y exprimer). Les thèmes développés sont : la responsabilité rétroactive du régime actuel de Kigali dans l’éclatement de la crise de 1994, le dénigrement de la justice internationale traitée de « justice des vainqueurs », l’attribution à un complot américain de la responsabilité de toute la situation, et évidemment, selon une recette déjà rodée dans les médias extrémistes de Kigali avant le génocide, on note la présence d’un Tutsi de « bonne volonté » affirmant qu’il n’y a pas eu de génocide planifié, le tout sous la houlette du journaliste freelance camerounais Charles Onana, pour qui ce « colloque » représentait la promotion d’un ouvrage attribuant au FPR l’attentat du 6 avril [17]
[17]
C. Onana (avec D. Mushayidi), Les secrets du génocide rwandais,…. Aussitôt, les sites de la toile internet reflétant les thèses extrémistes hutu se sont réjouis de cette réunion dans « l’enceinte du Sénat français, symbole de la liberté, de l’égalité et de la fraternité » ! Quant aux autorités du Sénat, alertées par plusieurs courriers documentés, elles refusèrent de reconnaître leur erreur.

18En 2003, le 4 avril, un colloque sur « l’attentat terroriste du 6 avril 1994 et le TPIR » est organisé « par les éditions Duboiris » dans un local privé des Champs Elysées. On y retrouve, toujours sous la houlette de Charles Onana, plusieurs des participants de la séance de 2002, auxquels se sont joints des avocats de la Défense à Arusha, un militant espagnol de la cause hutue [18]
[18]
La « cause hutue » renvoie non à la défense des Rwandais ou des… et un ancien officier des Casques bleus belges à Kigali. Cette fièvre de relecture du génocide de 1994 se poursuit cette année-là avec la diffusion d’un ouvrage publié au Québec par le frère d’un des avocats de la Défense auprès du TPIR, l’essayiste Robin Philpot, sous un titre des plus clairs : « Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali » [19]
[19]
Ed. Les intouchables, Québec 2003.. Cette fois, en octobre 2003, c’est le CNRS qui est investi. Un festival international annuel « du Scoop et du journalisme » organisé à Angers sous les auspices du département CNRS-images prévoit un débat sur un film (« Un cri d’un silence inouï » de Anne Lainé) consacré aux rescapés du génocide. Un journaliste local, sans doute de bonne volonté, s’est laissé persuader de faire intervenir une série de personnes qui, en vertu de leur hostilité au régime actuel de Kigali, estiment nécessaire de faire écho à ce révisionnisme. On y retrouve, aux côtés de Robin Philpot invité pour l’occasion [20]
[20]
Aucun des spécialistes du Rwanda n’est invité, alors qu’à…, plusieurs des participants du colloque de 2002 au Sénat. Le CNRS a finalement retiré son patronage à cette réunion. Aussitôt, le 28 novembre suivant, Charles Onana et Robin Philpot se retrouvent au Centre d’accueil de la presse étrangère (CAPE) de la Maison de la Radio, sous les auspices d’une « Association de la presse panafricaine » présidée par le journaliste camerounais Louis Keumayou, en partenariat avec le magazine Africa international [21]
[21]
En mai 1996, Africa international (sous la plume de son…. Sous un titre ambigu – « le malaise du génocide rwandais » –, la séance est consacrée pour l’essentiel à railler la justice internationale et à injurier les « pseudo-experts » qui y témoignent [22]
[22]
On a une bonne illustration de ce ton page 21 du livre de…. Le syllogisme est bien rodé : dénoncer la logique du génocide traduirait une hostilité à l’égard de tous les Hutus, et donc un parti pris pour le « régime tutsi » de Kigali.

19La sortie à la fin de 2003 des mémoires du général canadien Roméo Dallaire, ancien chef de la Minuar en 1994, préparait a priori une autre ambiance pour le 10e anniversaire, en restituant la situation qui régnait effectivement à Kigali au début de 1994 [23]
[23]
R. Dallaire ; voir l’excellent compte rendu de A. Cojean, «…. Néanmoins en 2004, pour le 10e anniversaire, la volonté de neutraliser la commémoration du génocide rwandais et d’en réviser la lecture s’étale en France. Le 6 avril, une manifestation d’un style particulièrement provocant à l’égard des proches des rescapés (groupes dont les mouvements sont rythmés à coups de sifflets comme chez les miliciens en 1994) est menée par des militants hutus au Trocadéro (où la préfecture de police les avait autorisés à s’exprimer…) et devant l’Unesco. Cette démonstration très spéciale est suivie d’un colloque tenu dans un amphithéâtre retenu à la Sorbonne [24]
[24]
Ce qui permettra de diffuser que le colloque a été accueilli…, où l’on retrouve MM. Onana et Philpot avec Honoré Ngbanda, ancien ministre de la Défense de Mobutu, une sénatrice afro-américaine, Cynthia Mc Kinney, et des personnalités rwandaises de l’opposition hutue en exil.

20En 2005, cette fois au CAPE, et encore à l’initiative de « l’Association de la presse panafricaine », une réunion est organisée le 5 avril, pour la sortie chez les éditions de Charles Onana [25]
[25]
Les « éditions Duboiris » où Charles Onana a publié ses… d’un ouvrage intitulé « Silence sur un attentat. Le scandale du génocide rwandais », sous la signature d’un collectif intitulé « Groupe d’experts internationaux ». Cet opuscule d’une centaine de pages est en fait la sortie réchauffée des contributions au « colloque » du 4 avril 2003. Une semaine plus tard, toujours au CAPE, Charles Onana présente cette fois un livre de l’ancien représentant de l’ONU à Kigali, le ministre camerounais Jacques Roger Booh Booh, pour l’essentiel une réponse venimeuse au livre du général Dallaire [26]
[26]
J.-R. Booh Booh, Le patron de Dallaire parle. Révélations sur… : sur un mode identique à celui de la propagande du périodique raciste Kangura en 1993-1994, la page 4 de couverture mentionne : « Cédant facilement aux avances de femmes rwandaises, Dallaire a carrément choisi son camp en contribuant secrètement à la victoire militaire des rebelles tutsis contre l’armée hutue » [27]
[27]
Voir dans J.-P. Chrétien et al., op. cit., 1995/2003, p. 274 et….

21Revenons sur ce 10e anniversaire. Le thème essentiel utilisé pour faciliter le brouillage de la mémoire est celui de l’attentat du 6 avril 1994, qui a été comme le signal de déclenchement des tueries. Or, on assiste au printemps de 2004 à une véritable orchestration de ce thème dans Le Monde. Le numéro du 10 mars publie un dossier fracassant de quatre articles, dont trois signés de Stephen Smith [28]
[28]
Dossier de deux pleines pages, annoncées en page 1 et…, dossier qui ne peut que frapper les lecteurs de ce grand quotidien du soir. L’éditorial intitulé « l’abîme rwandais » rappelle correctement la nature, la préparation et les acteurs du génocide ; mais deux phrases juxtaposées illustrent l’ambiguïté extraordinaire du propos : d’abord « la chasse à l’homme pouvait commencer à tout moment » (sous-entendu elle était bel et bien programmée), puis « dans ce contexte l’attentat contre le Falcon présidentiel ne pouvait que déboucher sur un bain de sang » (sous-entendu : le génocide était en quelque sorte naturel [29]
[29]
Comme si par exemple l’assassinat d’un président français par… et l’attentat commis par le FPR a causé son déclenchement, ce qui renverrait dès lors à cette formation la responsabilité du plan programmé contre les Tutsis, CQFD). La conclusion est trop claire : « il n’est pas aisé de départager le bien et le mal au pays des Mille collines », paraphrasant presque une phrase de Mitterrand lors de la conférence de Biarritz.

22Deux papiers se présentent comme techniques : « La boite noire du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l’ONU, à New York. Selon le juge Bruguière, les Nations Unies font obstruction à l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 » [30]
[30]
Une pièce qui s’avérera peu après sans rapport avec le Falcon,… et « Le récit de l’attentat du 6 avril 1994 par un ancien membre du “network commando” ». Le sens de cette « investigation » est donné dans l’article intitulé « L’enquête sur l’attentat qui fit basculer le Rwanda dans le génocide » : « le meurtre du président Habyarimana fut le signal pour la majorité hutue, à laquelle il appartenait, d’une tuerie généralisée “pour venger le chef” ». Le côté organisé de ce bain de sang est certes admis, puisque – est-il expliqué – il a été « encadré par des responsables de l’ancien régime ». Mais tout incite le lecteur à retenir comme décisive la colère vengeresse de la population hutue (la thèse du pouvoir génocidaire), à laquelle se serait ajoutée l’indifférence du FPR à l’égard des Tutsis de l’intérieur : selon un dissident avec lequel le contact a été établi par des services français, pour Kagame « les Tutsis de l’intérieur étaient des ennemis potentiels qu’il fallait éliminer au même titre que les Hutus pour prendre le pouvoir ». En résumé, les exilés tutsis qui ont créé la rébellion du FPR sont les vrais responsables du génocide dont ont été victimes leurs propres familles. On connaissait ce schéma pour les autres génocides. Il fallait qu’il soit aussi tenu sur celui des Tutsis du Rwanda. Il sera repris et développé dans les colonnes du Monde deux mois plus tard : le FPR aurait lui-même provoqué la montée de l’extrémisme hutu depuis des années : la théorie du complot dans ses formes les plus extrêmes [31]
[31]
Le Monde, 6 mai 2004. Nous préférons ne pas commenter ces….

23L’objet de l’article du 10 mars 2004 était bien affirmé : « Le commencement de l’œuvre exterminatrice est commémoré, tous les ans, le 7 avril… Cette année, de très nombreux dignitaires étrangers – des chefs d’État et de gouvernement, des ministres et des représentants d’organisations internationales… – sont attendus dans la capitale rwandaise pour la commémoration du “premier génocide en terre africaine” que le monde extérieur ne fit rien, en 1994, pour empêcher ». Et face à ce défi, ce que les polémiques sur les responsabilités des Occidentaux, impuissants ou impliqués, risquent d’éclipser selon l’auteur de cet article, ce n’est pas la mémoire du génocide, ce serait « l’interrogation sur la valeur intrinsèque [32]
[32]
Que désigne ce mot, sinon une portée décisive quant à une… de l’investigation menée par la justice française » [sur l’attentat].

24L’attribution de cet attentat au FPR est présentée comme évidente dans toute la littérature que nous venons d’évoquer. Or qu’en est-il ? Ces « informations » reprennent des « révélations » diffusées depuis le Canada et les États-Unis en 2000 par un journaliste dissident du FPR et un ancien enquêteur du TPIR. La question reste ouverte et toutes les hypothèses peuvent être avancées. L’auteur de ces lignes ne prétend jouer ni à l’officier de police judiciaire, ni au spécialiste en armements et balistique. Il est un peu ridicule pour des spécialistes en sciences humaines de prétendre jouer ce rôle, bien que plusieurs s’y soient essayé compte tenu de l’absence actuelle de toute enquête méthodique et transparente sur les données factuelles de cet attentat. Au lieu de cela, nous sont proposées des compilations de supputations déjà connues, des demi-vérités, des révélations sans cesse annoncées comme l’entrée de l’Arlésienne, des allusions à un rapport du juge Bruguière, dont seul le commentateur du Monde peut attester l’existence, alors que celle-ci est récusée par d’autres observateurs de première main [33]
[33]
Notamment par un avocat de la veuve d’un des pilotes français…, des hypothèses anachroniques sur les calculs des acteurs politiques dix ans plus tôt, et tout cela en adéquation avec les thèses de la mouvance extrémiste hutue (le génocide ne serait qu’une colère populaire liée à la provocation du FPR). D’autres hypothèses sur l’attentat avaient été émises, par exemple celle impliquant les extrémistes hutus planificateurs du génocide et même des éléments français selon la journaliste belge Colette Braeckman en 1994. Et lors de la relance des accusations contre le FPR en 2000, l’historien Gérard Prunier, qui a suivi de près toute cette actualité et qui est peu suspect de sympathie pour le régime de Kigali, a exprimé son scepticisme dans Le Monde [34]
[34]
C. Braeckman, Le Soir de Bruxelles, 17 juin 1994 ; G. Prunier,…. Pourquoi donc offrir à l’opinion des pseudo-scoops en lieu et place d’un vrai dossier qui comporterait les éléments connus et les hypothèses en présence ? Pourquoi enfin « oublier » les efforts réels de la Mission d’enquête parlementaire française de 1997-98 : celle-ci, constatant la « concordance entre la thèse véhiculée par les FAR (Forces armées rwandaises de l’ancien régime) en exil et celle des éléments communiqués à la Mission » et le caractère tardif de la présentation de certains documents, s’étonnait que les services qui savaient que la France était accusée par certains depuis 1994 aient « attendu quatre années pour apporter la preuve de la culpabilité du FPR et de l’Ouganda » [35]
[35]
Assemblée nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise….

25En résumé, l’information sur le Rwanda en France est malade. Il n’est pas normal que des questions aussi graves relèvent, dans un des quotidiens d’information les plus réputés, d’une telle absence de clarté, comme si la priorité était de se positionner dans un combat idéologique entre Kigali et Paris, au moment même où une commémoration importante (dix ans) retenait l’attention et le respect de la communauté internationale. Pourquoi suggérer que la préparation militaire, politique psychologique de l’extermination des Tutsis serait secondaire dans ce qui leur est arrivé !

26On pourra observer que ce comportement à l’égard du génocide rwandais n’est pas spécifiquement français. Avec des arguments et surtout des motivations variées, il existe une nébuleuse de groupes qui cultivent de façon virulente le scepticisme sur la logique de ce génocide, voire son déni ouvert, même si leur connaissance du Rwanda est récente et superficielle.

27Il faudrait développer sur la position de certains éléments québécois. L’auteur de Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali ne cache pas son orientation négationniste. Ce qu’il appelle le « récit convenable » est selon lui « une fable archifausse » [36]
[36]
R. Philpot, op. cit., p. 21, 66 et quatrième de couverture. : « Et le génocide ? Les massacres, les tueries ? On a vu les images, les machettes, les corps, les squelettes. Personne ne peut prétendre que cela n’a pas eu lieu. Mais les tentatives de ramener cette tragédie à une histoire d’horribles génocidaires hutus qui ont tué tous les Tutsis innocents aidés par une France colonialiste ne font qu’occulter les causes du drame et protéger les vrais criminels. Ce qui s’est passé dans cette période est un désastre humain de grande envergure qui, comme beaucoup d’autres tragédies humaines, a des causes politiques. La plus superficielle analyse des événements démontre hors de tout doute que ce récit manichéen n’est qu’une création de l’esprit destinée surtout à l’opinion publique nord-américaine et européenne ». Dans cette ligne, qui consiste à nier la dimension raciste antitutsi qui est le nerf du génocide, R. Philpot affirme que « le seul génocide qui fait entièrement consensus est celui des Juifs par les nazis ». Le Rwanda est traité en fait par cet auteur dans un contexte canadien bien particulier. Il a été directeur de la communication d’une vieille association nationaliste québécoise, la société Saint-Jean Baptiste de Montréal, qui se caractérise par une hostilité radicale à l’égard des Anglo-Saxons et notamment des États-Unis, jugés en l’occurrence responsables de tout ce qui s’est passé au Rwanda.

28L’attribution de la culpabilité à Washington et à Londres est un ressort récurrent de cette volonté de réécrire le génocide du Rwanda. Il a été porté en Europe par les groupes dits de la « Nouvelle Solidarité » (Institut Schiller, Europäische Arbeiterpartei, Executive Intelligence Review…) qui ont établi des liens depuis au moins 1997 avec des militants ougandais et hutus rwandais en exil pour diffuser l’image d’un complot mondial contre l’Afrique perpétré par l’impérialisme américain et son allié britannique, où le génocide ne serait qu’un épisode de leur plan de dépopulation de l’Afrique (sic) [37]
[37]
Cf. Lyndon H. Larouche, « Viewing Africa’s current crisis from…. Certes le rayonnement de ces groupuscules peut se mesurer aux résultats de Jacques Cheminade qui fut leur candidat aux élections présidentielles en France. Mais jouant de la haine contre les États-Unis suscitée ici et là par la politique Bush et du goût de nombre de gens pour la théorie du complot caché [38]
[38]
Par exemple les Twin towers victimes en septembre 2003 d’un…, ils peuvent servir de boîte à idées des partisans d’une lecture révisionniste du génocide rwandais. Cette orientation se retrouve en tout cas dans le livre récent de l’ancien conseiller de Mobutu Honoré Ngbanda : il dénonce « un complot international qui trouve son origine dans le génocide du Rwanda et le programme américain de l’Africa new opportunities Act signé en 1995 par Bill Clinton » [39]
[39]
H. Ngbanda Nzambo, Crimes organisés en Afrique centrale.…. Cette critique des États-Unis se mêle souvent avec une dénonciation du rôle d’Israël en Afrique. Les journalistes qui, au Centre d’accueil de la presse étrangère de la Maison de la Radio, ont présenté avec insistance les thèses d’Honoré Ngbanda (les 23 juin et 1er décembre 2004) ont aussi animé des séances très orientées de ce point de vue [40]
[40]
Par exemple le 22 septembre 2004, la séance du CAPE consacrée à…. Sans doute s’agit-il plus de chevauchements que de manœuvres en tant que telles. On devrait plutôt parler de glissements de sensibilités du genre « Palestine-Congo même combat », avec, à la clef, une interprétation totalisante.

29Un autre amalgame s’est créé dans certains cercles afro-américains, où l’équation entre racisme yankee, impérialisme, soutien à Israël et lobby juif fonctionne dans le cadre ce que Jean-Michel Chaumont a appelé « la concurrence des victimes » [41]
[41]
J.-M. Chaumont, La concurrence des victimes. Guerre, identité,…. Des retombées de cette mise en cause de la mémoire de la Shoah chez certains groupes d’origine africaine, hantés par le crime contre l’humanité qu’avait représenté la traite des esclaves, sont observables en France, on le sait. Or le génocide du Rwanda s’est retrouvé dans le collimateur de ce courant sur un mode fantasmatique : le soutien des États-Unis au FPR depuis 1995 a réveillé les vieux démons de l’idéologie hamitique faisant des Tutsis des « Juifs d’Afrique », auxquels on attribue le projet de se créer un empire en Afrique centrale dans le plus pur style des Protocoles des Sages de Sion. [42]
[42]
Sur ce prétendu « plan de colonisation tusi », relancé par… Cela explique le succès, chez des gens mal informés de la réalité rwandaise, du délire selon lequel la dénonciation du génocide des Tutsis serait le produit d’un racisme blanc.

30Tout se passe comme si une série de milieux avaient décidé de prendre le Rwanda comme terrain d’exercice de leurs animosités respectives et de faire des Tutsis le bouc émissaire de leurs engagements contre l’impérialisme américain, sur la base d’une connaissance superficielle et partiale de la situation de cette région d’Afrique. Une nouvelle fois celle-ci est le terrain de ce que nous avons appelé ailleurs les safaris idéologiques. En France, les groupes ou les personnes qui s’emploient à promouvoir et à faire se coaguler ces ressentiments variés sont marginaux. Les cautions qu’ils arrivent à se trouver sont d’autant plus étonnantes.

31L’agenda de ces manifestations de commémoration à l’envers livre sans doute une bonne part de la réponse à cette question. Tout se passe comme si, dans notre pays, il fallait allumer des contre-feux aux retours sur les réalités du génocide de 1994. Le dossier publié par Le Monde le 10 mars 2004 cache à peine qu’il vise à éclairer l’opinion avant la sortie de l’ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable [43]
[43]
L’inavouable. La France au Rwanda, Les Arènes, mars 2004. et avant la tenue de la « Commission d’enquête citoyenne » du 22 au 26 mars 2004 [44]
[44]
Actes publiés en 2005 chez Karthala sous le titre L’horreur qui… : « À Paris, où l’on croit savoir que “le FPR a déjà imprimé un livre avec de soi-disant témoignages d’anciens militaires rwandais, qui prétendent que des officiers français ont entraîné les miliciens extrémistes hutus, bras armés du génocide” [45]
[45]
On notera une allusion destinée à jeter le trouble sur la…, on affirme vouloir passer le cap du “paroxysme émotionnel” du dixième anniversaire, sans s’engager “dans une sordide bataille de cadavres”. Cependant, après une toute relative accalmie, la guerre secrète entre Paris et Kigali est en fait relancée depuis un an déjà. Mettant à profit la brouille entre le général Kagame et son ancien “tuteur” régional, le président ougandais Yoweri Museveni, la France n’a pas seulement “exfiltré” vers Kampala plusieurs dissidents du régime rwandais, quitte à leur trouver un exil plus sûr par la suite, mais elle a également monté l’opération “Artémis”. »

32On peut observer aussi que les ouvrages dont les « éditions Duboiris » ont fait la promotion au CAPE en ces occasions tendent à exonérer le gouvernement français de toute responsabilité : il serait au contraire victime d’un complot américain. Jacques Booh Booh le souligne explicitement dans Le Figaro en avril 2005 [46]
[46]
« Paris n’est pas responsable du génocide », Le Figaro, 11….

33En conclusion provisoire, trois questions nous semblent posées par ce malaise face au génocide rwandais : le fonctionnement de l’information sur l’Afrique, la possibilité d’une position « équilibrée » sur un génocide, les exigences morales impliquées par la liberté d’expression.

34La part relativement restreinte du public intéressé à l’Afrique, l’éloignement et la survivance des préjugés rendent possibles beaucoup de délires ou d’approximations qui feraient rire sur un sujet national. Un exotisme récurrent permet à des « révélations » sur des « secrets » ou des « mystères » de passer la rampe bien au-delà du tolérable.

35L’aspect policier et belliqueux du régime actuel de Kigali doit-il mettre en cause la mémoire du génocide, en laissant suggérer que les cadavres des victimes n’auraient été en fin de compte qu’une péripétie dans son arrivée au pouvoir [47]
[47]
Vu le rôle décisif de Médecins sans frontières dans… ? Faut-il d’abord critiquer ce régime pour être autorisé à dénoncer un génocide et oublier tout simplement que la situation actuelle est issue de l’horreur vécue en 1994 et non l’inverse ? Doit-on relire le passé en fonction du présent et transformer les bourreaux de 1994 en victimes ? Pour encore une fois comparer l’incomparable, la nature des régimes instaurés en Europe de l’Est par l’URSS devait-elle interdire de commémorer Auschwitz ? [48]
[48]
Oserait-ton par ailleurs supposer que Churchill et Staline ont…

36On croit souvent que le négationnisme est une sorte de tare ou un terme d’injure, sans réfléchir à la façon dont il s’entretient : il ne se réduit pas à un refus absurde de voir les cadavres, il se nourrit de tout un jeu de légitimations, de banalisations, de relativisations, d’équilibres, de renvois dos à dos de divers crimes qui conduisent à gommer la nature des massacres. La différence semble mince et elle est pourtant énorme entre la volonté d’expliquer et de comprendre comment un pays en est arrivé là et la recherche sophistiquée d’arguments destinés à brouiller la réalité. Notre propos n’est pas d’invectiver, mais d’inviter à une réflexion responsable sur le génocide du Rwanda, car la culpabilisation des victimes qui ressort du négationnisme touche en plein cœur des rescapés déjà torturés de sentiments de culpabilité pour le fait d’être restés en vie.

37Enfin, la responsabilité de ceux qui disposent des médias est spécifique, elle ne se réduit pas à l’exercice d’une simple liberté d’expression, elle engage des responsabilités. Il est étonnant de voir des instances du monde de la presse glisser sur la pente à l’américaine où tout propos, même raciste et légitimant l’exclusion, voire l’éradication, relèverait de la liberté. Confronté à la situation ivoirienne, le juge Epiphane Zoro a épinglé justement de ce point de vue les responsables de Reporters sans frontières qui, après avoir fait réfléchir et travailler sur les « médias de la haine » en 1994, ont ensuite estimé que ce combat n’était pas bon et que sanctionner les communicateurs qui dévoient leur rôle était un « délire gauchiste » [49]
[49]
Voir : Reporters sans frontières, Les médias de la haine,…. Le génocide du Rwanda nous transporte au cœur d’un malaise français.

Notes
[1]
Voir notamment : Human rights watch et FIDH (Alison Desforges et al.), Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999 ; African Rights (Rakiya Omaar et al.), Rwanda : death, despair and defiance, Londres, African Rights, 1995 ; G. Prunier, Rwanda, 1959-1996, Paris, Dagorno, 1997.
[2]
Le 25 mai la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU dénonce ces « actes de génocide » et le rapport du juriste ivoirien René Degni-Ségui le confirme le 30 juin suivant. En novembre 1994 est créé le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) à Arusha.
[3]
J.-P. Chrétien, « “Presse libre” et propagande raciste au Rwanda. Kangura et “les 10 commandements du Hutu” », Politique africaine, n° 42, juin 1991, p. 109-120 ; J.-P. Chrétien, avec J.-F. Dupaquier, M. Kabanda, J. Ngarambe, Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, rééd. 2002.
[4]
Sur les contenus des médias français en 1994 : Marc Le Pape, « Des journalistes au Rwanda. L’histoire immédiate d’un génocide » in Claudine Vidal & Marc Le Pape (éds.), « Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi. 1994-1995 », Les Temps modernes, n° 583, juillet-août 1995, pp. 161-180 ; Philippe Boisserie et Danielle Birck (respectivement de France 2 et de RFI), « Retour sur images », ibidem, pp. 198-216 ; J.-P. Chrétien, « Rwanda. La médiatisation d’un génocide », in F. d’Almeida (éd.), La question médiatique. Les enjeux historiques et sociaux de la critique des médias, Paris, Seli Arslan, 1997, pp. 53-64 ; L. Coret et F.X. Verschave (éds.), L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au Rwanda. Rapport de la commission d’enquête citoyenne, Paris, Karthala, 2005, pp.265-378 (« Idéologies et médias ») ; Anne-L. Porée, Le traitement du génocide au Rwanda entre avril et août 1994 dans les journaux télévisés français de 20 heure, mémoire du DEA Histoire de l’Afrique, université de Paris 1, 2002. En revanche rien n’a été, à notre connaissance, publié sur les radios.
[5]
Voir Rony Brauman, Devant le mal. Rwanda. Un génocide en direct, Paris, Arléa, 1994.
[6]
Cette diaspora, représentant environ la moitié des Tutsis rwandais, était installée surtout en Ouganda, au Burundi et au Congo-Kinshasa, à la suite des exodes entraînés par les pogromes des années 1960 et 1970.
[7]
Alfred Grosser observait très bien : « Trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz et qui avait déjà produit Verdun ? » (Le crime et la mémoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 20).
[8]
Les tueurs pourraient atteindre un total d’environ 200 000 d’après une estimation du politologue américain Scott Straus, « Perpetrators number in Rwandan genocide », Journal of genocide research, mars 2004, VI, 1, p. 85-98.
[9]
J.-P. Chrétien, « Le génocide du Rwanda : l’adhésion populaire à la violence extrême, dimensions politique et culturelle », Studia africana, 12, mars 2001, Barcelone, pp. 53-68.
[10]
Voir J.-P Chrétien, Le défi de l’ethnisme, Karthala, 1997.
[11]
J.-P. Chrétien, « Hutus et Tutsis au Rwanda et au Burundi », in J.-L. Amselle et E. M’Bokolo (dir.), Au cœur de l’ethnie, Paris, 1985, p. 129-165.
[12]
« Les Tutsis sont en éthologie ou science du comportement, l’exemple même du parasite social à l’instar des rapports ente Formica rufa et Formica fusca ou enter Formica sanguinea et Formica fusca que l’on peut assimiler aux Hutus », in J.-F. Gotanègre, Vivre et mourir au Rwanda. Un exemple de géographie d’une catastrophe humaine, thèse de doctorat, Université de Montpellier III, janvier 1996, p. 117.
[13]
Voir Jean Lacouture, Mitterrand. Une histoire de Français, t. 2, Paris, Seuil, 1998, p. 452-463.
[14]
Lorsque le film « Tuez-les tous » de Raphaël Glucksmann et Pierre Mézerette, consacré au génocide rwandais, est passé sur France 3 à la fin de 2004, Hubert Védrine et Robert Balladur ont estimé nécessaire de rappeler les mérites de la politique française en 1994. Dès août 2004, l’ancien commandant de l’opération Turquoise, le général Lafourcade, avait réaffirmé que celle-ci fut « l’honneur de la France » dans Le Figaro (17 août 2004).
[15]
Voir notamment Claudine Vidal, « Les commémorations du génocide au Rwanda », Les Temps modernes, n° 613, mars-mai 2001, p. 1-46 et « La commémoration du génocide au Rwanda. Violence symbolique, mémorisation forcée et histoire officielle », Cahiers d’études africaines, n° 175, 2004, 3, p. 575-592.
[16]
Ce n’est que très récemment, le 14 avril 2005, que l’Ambassade de France à Kigali a exprimé ses regrets pour le personnel rwandais massacré en 1994 faute d’avoir été évacué. Voir V. Kayimahe, France-Rwanda : les coulisses du génocide. Témoignage d’un rescapé, Paris, Dagorno, 2002.
[17]
C. Onana (avec D. Mushayidi), Les secrets du génocide rwandais, Ed. Minsi, 2001/Duboiris, 2002.
[18]
La « cause hutue » renvoie non à la défense des Rwandais ou des Burundais hutus, mais à celle des thèses habituelles du Hutu power.
[19]
Ed. Les intouchables, Québec 2003.
[20]
Aucun des spécialistes du Rwanda n’est invité, alors qu’à l’époque on aurait pu penser par exemple à Jean Hatzfeld qui venait de publier au Seuil deux livres sur le sujet (Dans le nu de la vie en 2000 et Une saison de machettes en septembre 2003).
[21]
En mai 1996, Africa international (sous la plume de son correspondant à Yaoundé) s’insurgeait contre l’arrestation au Cameroun de douze responsables de l’ancien régime rwandais impliqués dans le génocide (à commencer par le colonel Bagosora) en ces termes : « Les circonstances de leur arrestation sont révélatrices du harcèlement systématique dont font l’objet tous les Hutus éduqués, surtout lorsqu’ils ont exercé des responsabilités dans l’ancien Rwanda… Les pressions du FPR sont relayées par ses alliés à l’ONU, en Belgique et aux États-Unis ».
[22]
On a une bonne illustration de ce ton page 21 du livre de Philpot. Les organisateurs, interrogés sur cette dérive, ont invoqué « la liberté d’expression ».
[23]
R. Dallaire ; voir l’excellent compte rendu de A. Cojean, « Rwanda : les cauchemars d’un général », Le Monde, 8 décembre 2003.
[24]
Ce qui permettra de diffuser que le colloque a été accueilli par « l’université de Paris »…
[25]
Les « éditions Duboiris » où Charles Onana a publié ses ouvrages et ceux des auteurs qui lui sont proches sur le Rwanda et le Congo, sont en fait une SARL monopersonnelle de M. Onana lui-même. Le caractère plutôt confidentiel de cette maison, non répertoriée dans les listings professionnels habituels, ni même dans l’annuaire, n’empêche pas ses titres de s’étaler dans les bacs de la FNAC des Halles.
[26]
J.-R. Booh Booh, Le patron de Dallaire parle. Révélations sur les dérives d’un général de l’ONU au Rwanda, éd. Duboiris, 2005.
[27]
Voir dans J.-P. Chrétien et al., op. cit., 1995/2003, p. 274 et 279.
[28]
Dossier de deux pleines pages, annoncées en page 1 et complétées d’un éditorial non signé.
[29]
Comme si par exemple l’assassinat d’un président français par un étranger devrait déclencher automatiquement le massacre de tous les compatriotes du meurtrier. On voit le sophisme contenu dans la formulation de cet éditorial !
[30]
Une pièce qui s’avérera peu après sans rapport avec le Falcon, à supposer même que cet avion ait eu une « boire noire » et en sachant qu’un tel enregistreur de vol ne peut rien apprendre sur les tireurs des missiles. Un délire étonnant !
[31]
Le Monde, 6 mai 2004. Nous préférons ne pas commenter ces articles. Notons que pour les extrémistes rwandais, l’organe raciste Kangura lui-même n’aurait été qu’une provocation émanant du FPR pour déconsidérer les Hutus !
[32]
Que désigne ce mot, sinon une portée décisive quant à une relecture de la crise de 1994 ?
[33]
Notamment par un avocat de la veuve d’un des pilotes français victimes de l’attentat du 6 avril, Laurent Curt, qui atteste que l’instruction est en cours et que cette évocation d’un « rapport bouclé » est un « mensonge éhonté » (in Golias n° 101, mars-avril 2005, p. 28).
[34]
C. Braeckman, Le Soir de Bruxelles, 17 juin 1994 ; G. Prunier, « Informations et rumeurs », Le Monde, 19 avril 2000.
[35]
Assemblée nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), t. I, Paris, 1998, p. 233.
[36]
R. Philpot, op. cit., p. 21, 66 et quatrième de couverture.
[37]
Cf. Lyndon H. Larouche, « Viewing Africa’s current crisis from the vantage point of universal history », conférence donnée le 26 avril 1997 pour l’Institut Schiller sur le thème « La paix par le développement dans la région des Grands lacs d’Afrique », Executive intelligence review, vol. 24, n° 22, 23 mai 1997, p. 16-24. Voir aussi J.-C. Charra, « L’intérêt supérieur de l’Angleterre », Figaro magazine, 27 septembre1997.
[38]
Par exemple les Twin towers victimes en septembre 2003 d’un obscur complot américain…
[39]
H. Ngbanda Nzambo, Crimes organisés en Afrique centrale. Révélations sur les réseaux rwandais et occidentaux, éd. Duboiris, 2004, quatrième de couverture.
[40]
Par exemple le 22 septembre 2004, la séance du CAPE consacrée à la défense de Al-Manar, la chaîne satellitaire de télévision du Hezbollah, dont le contenu antisémite avait ému l’opinion française.
[41]
J.-M. Chaumont, La concurrence des victimes. Guerre, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.
[42]
Sur ce prétendu « plan de colonisation tusi », relancé par l’organe raciste Kangura en novembre 1990 et repris par des services français en 1993, voir : L’horreur qui nous prend au visage, 2005, p. 354-359.
[43]
L’inavouable. La France au Rwanda, Les Arènes, mars 2004.
[44]
Actes publiés en 2005 chez Karthala sous le titre L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au Rwanda,
[45]
On notera une allusion destinée à jeter le trouble sur la nature du témoignage du journaliste du Figaro. En dépit de l’expression de ce scepticisme officiel, deux témoignages, celui d’un ancien militaire rwandais devant le TPIR en janvier 2005 et celui d’un gendarme français ancien du Rwanda sur France Culture en avril ont attesté que ce débat n’était pas clos. Et le 7 avril 2004 la FIDH et la Ligue française des Droits de l’homme écrivaient à Jacques Chirac pour rappeler que la Mission d’information de 1998 avait eu le mérite de « défricher une partie des causes et du déroulement de cette catastrophe, mais qu’une commission d’enquête parlementaire serait nécessaire ».
[46]
« Paris n’est pas responsable du génocide », Le Figaro, 11 avril 2005.
[47]
Vu le rôle décisif de Médecins sans frontières dans l’identification du génocide de 1994, nous avons trouvé décevante et réductrice la distance prise par cette organisation en 2004 devant la commémoration, que le docteur Hervé Bradol appelle « un des thèmes majeurs au cœur de la propagande d’un régime coupable de crimes majeurs » (Bulletin de MSF, interview, 7 avril 2004).
[48]
Oserait-ton par ailleurs supposer que Churchill et Staline ont poussé Hitler au crime pour mieux se partager l’Europe ?
[49]
Voir : Reporters sans frontières, Les médias de la haine, Paris, La Découverte, 1995 ; E. Duverger et R. Ménard, La censure des bien-pensants, Paris, Albin Michel, 2003, p. 19-20. E. Zoro-Bi, Juge en Côte d’ivoire. Désarmer la violence, Karthala, 2004, p. 107-111.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/tdm.005.0059

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