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S'il est encore des gens qui voient dans le génocide rwandais de 1994 une flambée barbare de « violence africaine », il n'est pas de meilleur antidote que la lecture du rapport massif de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) (1). Comme en Arménie, comme en Europe sous la domination nazie, le meurtre collectif a été planifié, organisé, dirigé d'en haut et exécuté grâce à l'obéissance passive des citoyens devant une autorité dévoyée.
Dès octobre 1990 se met en place de manière systématique et progressive un instrument de propagande idéologique adapté au but poursuivi : mensonges, entretien de la peur, insinuations sur la situation catastrophique qui résulterait d'un partage du pouvoir, diffamation des opposants, « accusations en miroir » (attribuer à l'autre ce que l'on va faire soi-même), appels à la « solidarité ethnique »... Outre les militaires, la police, et les employés de l'administration communale, l'entreprise a été portée par des intellectuels - tels ces universitaires de Butare qui fournissaient de la propagande au mouvement - mais aussi par les Eglises, comme le montrent les derniers « dossiers de Golias » (2). De même, les modalités et l'ambiguïté de la participation populaire, voulue par les organisateurs, afin que nul ne puisse se délivrer de la culpabilité collective, apparaissent aujourd'hui clairement. Cette participation est à la racine du terrible blocage actuel de la société rwandaise où 130 000 détenus pourrissent dans des prisons surpeuplées, assassins et spectateurs malchanceux mêlés.
Les responsabilités internationales sont écrasantes. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre : rapports d'informateurs, découvertes fortuites, rumeurs vérifiées. Le rapport de la FIDH fournit des documents inédits et impitoyables. L'ONU a préféré écouter les interprétations rassurantes de M. Booh Booh, timide envoyé du secrétaire général, plutôt que le rude langage du général Roméo Dallaire, commandant la mission militaire. Placée devant l'indéniable elle a tergiversé, puis ayant tergiversé elle a décidé de se dérober. Enfin, obligée d'employer le mot « génocide » le 8 juin, soit deux mois après qu'il eut commencé, elle tergiversa et parvint à n'intervenir que lorsque tout était terminé. Si l'ONU est sourde, l'administration américaine l'est tout autant, car une étude de la CIA parlant de la possibilité de 500 000 morts n'est absolument pas prise au sérieux par Washington. Le rôle de la France apparaît aussi au travers de l'analyse de la coopération militaire avec le régime rwandais.
Mais le plus « scandaleux » concerne peut-être les exactions du Front patriotique rwandais (FPR) tutsi, qui, par son action militaire, a mis fin au génocide. A leur tour, les « héros » de l'histoire se sont rendus coupables de crimes contre l'humanité qu'ils ont tenté de faire passer pour des meurtres de revanche, commis dans la fureur de l'après-massacre. Il ne s'agit pas d'un deuxième génocide, comme on le prétend parfois, mais plutôt d'une politique de terreur délibérée permettant au nouveau pouvoir, minoritaire à la fois ethniquement et politiquement, de s'imposer. Et c'est bien là l'ultime et horrible paradoxe : d'une certaine manière les génocidaires ont gagné. Leur atroce idéologie a déteint sur leurs vainqueurs, a contaminé tous les rapports sociaux, a perverti les calculs politiques. Et, de bien des points de vue, l'actuelle guerre du Congo où les Rwandais des deux camps demeurent des protagonistes essentiels n'est qu'un nouveau chapitre de cet infernal engrenage.
GÉRARD PRUNIER
* Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, Paris) et directeur du Centre français d'études éthiopiennes (Addis-Abeba).
(1) Human Rights Watch, Fédération internationale des droits de l'homme, Aucun témoin
ne doit survivre : le génocide au Rwanda, Karthala, Paris, 1999, 931 pages, 220 F.
(2) Rwanda, l'honneur perdu de l'Eglise, sous la direction de Christian Terras, Golias,
coll. « Les dossiers de Golias », Villeurbanne, 1999, 260 pages, 98 F.