Fiche du document numéro 28499

Num
28499
Date
Jeudi Avril 1993
Amj
Taille
565318
Sur titre
Difficile transition en Afrique
Titre
Au Rwanda, les massacres ethniques au service de la dictature
Sous titre
Un accord a finalement été signé le 7 mars dernier entre le président Juvénal Habyarimana et le Front patriotique pour mettre un terme aux combats qui ravagent le Rwanda. Une force internationale neutre sous l'égide de l'ONU devrait superviser sa mise en application et permettre le retrait des troupes françaises qui avaient volé, en février 1993, au secours du régime de Kigali. Ce cessez-le-feu permettra-t-il de s'acheminer vers un partage du pouvoir et les premières élections libres de l'histoire du Rwanda, pays profondément meurtri par les massacres ethniques ?
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FPR
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le 1er octobre 1990, un groupe de Rwandais réfugiés en Ouganda attaque la frontière
nord du Rwanda. Ils réclament le droit de retourner dans leur pays et d'y jouir de tous
les droits reconnus à tous les citoyens par la communauté internationale (1).

Cette attaque, bien que la plus importante, n'était pas la première. Depuis plus de
trente ans, les réfugiés rwandais ont à plusieurs reprises essayé de rentrer dans leur
pays par la force ou par la négociation (2). Fondé sur les droits d'une seule ethnie et
bénéficiant de la caution morale de l'Occident, le régime fut sauvé, parfois in extremis, par l'intervention militaire d'une puissance occidentale. Ce fut le cas, notamment, en
décembre 1963 et en janvier 1964, aux portes de la capitale.

La force échoua donc. Mais la négociation ne se révéla pas plus efficace et se heurta au
prétexte, entre autres, de la surpopulation d'un territoire exigu. L'exiguïté du
territoire est en effet l'un des dogmes sur lequel se fonde le régime, avec la dichotomie
irréductible hutu-tutsi, la pauvreté en ressources naturelles et le caractère féodal du
Tutsi. Tout cela est accepté comme une fatalité et interdit toute discussion (3).

Le président Habyarimana, depuis son coup d'Etat de 1973 par lequel il renversa le
président Kayibanda, n'a cessé de proclamer qu'il était sur le point de résoudre le
problème des réfugiés par la négociation lorsque intervinrent les premières attaques
du Front patriotique du Rwanda (FPR). En outre, assure-t-il, la démocratie était
assurée : le FPR n'a donc pu déclencher une guerre pour recouvrer une patrie et
promouvoir la démocratie, conclut-il (4). En réalité, cela fait déjà vingt ans que
M. Juvénal Habyarimana est sur le point de résoudre le problème des réfugiés.

Quant aux motivations qui ont poussé les exilés rwandais à tenter de forcer par les
armes l'entrée de leur pays, est-il nécessaire de les chercher dans un gigantesque
projet de conquête ? En fait, ces exilés n'ont jamais été définitivement acceptés dans
aucun pays de refuge. Même là où ils avaient pu acquérir la nationalité, ils n'ont
jamais été considérés comme des citoyens à part entière. Dans le domaine public, ils
se sont heurtés à la réticence des pays d'adoption à leur accorder des responsabilités à
la mesure de leur mérite ou de leurs qualifications. Dans l'entreprise privée, leur
dynamisme a souvent semblé porter ombrage aux autochtones. Pour toutes ces
raisons, leurs droits nationaux - récemment acquis - furent souvent remis en
question (5).

En octobre 1990, le régime de M. Habyarimana semblait à bout de souffle. En effet,
ayant hérité d'un pouvoir qui excluait les Tutsis, le président avait réussi à amplifier
l'exclusion et la division parmi les citoyens. Il avait d'abord joué le Nord contre le Sud.
Dans un second temps, il joua Gisenyi, son terroir, contre Ruhengeri. Au moment des
faits qui nous intéressent, même à Gisenyi, lieu de naissance du président jouissant
d'un traitement de faveur - comme cela est courant chez les grands chefs africains, -
des conflits apparurent.

Au demeurant, cette division généralisée du Rwanda explique la composition du FPR
qui n'est nullement un mouvement exclusivement tutsi. Tous ceux qui, à des titres
divers et à des époques différentes, ont été gravement menacés par le cercle de plus en
plus restreint du pouvoir, ou qui ont été exclus de la communauté rwandaise, ont
trouvé naturellement dans le FPR une structure d'accueil et de combat pour le
recouvrement de leurs droits.

Au moment de l'attaque du FPR, les principes démocratiques gagnaient du terrain en
Afrique. Ils commandaient le pluralisme dans la gestion de la chose publique et le
respect des droits de l'homme. M. Habyarimana, qui gouvernait le pays depuis vingt
ans à l'aide d'un parti non seulement unique mais auquel tout citoyen était obligé
d'adhérer, ne pouvait ignorer ces nouvelles tendances sans risquer de perdre le
soutien des forces occidentales. Logiquement, il devait accepter les exigences du FPR,
qui n'étaient qu'une traduction rwandaise des droits de l'homme à l'honneur dans le
monde entier. Alors, on sortit pour le combattre une panoplie qui avait déjà servi en
Afrique pour discréditer le mouvement des indépendances. On commença par nier
son caractère rwandais. On se plut à souligner la présence en ses rangs de nationaux
ougandais. C'est ainsi que l'on envisagea d'enjoindre au président de l'Ouganda
d'arrêter son agression contre un pays souverain voisin. La saisine du Conseil de
sécurité de l'ONU fut évoquée lors d'un entretien du président Mitterrand avec le
président Habyarimana, le 18 octobre 1990 à l'Elysée (6).

On essaya ensuite de nier la présence du FPR au Rwanda pour en faire à tout prix un
mouvement ougandais, attaquant à partir de l'Ouganda. Il fallut y renoncer par la
force des choses : des populations fuyaient les zones de combat, des soldats blessés
rentraient du front et démentaient par leurs témoignages la propagande officielle, des
journalistes étrangers et des observateurs fiables témoignaient.

Pendant ce temps, le régime de parti unique bricolait hâtivement un multipartisme de
fortune. Aujourd'hui, aucun observateur n'ose plus prétendre que le FPR est un
mouvement ougandais et personne n'oserait affirmer que la démocratie s'est instaurée
au Rwanda. Ces mêmes milieux qui prêchent la démocratie occidentale ne trouvaient
rien à redire au régime de parti unique et, dans les organismes d'aide au
développement, le Rwanda passait pour un modèle. En 1992 encore, le secrétaire
général de l'Internationale démocrate chrétienne écrivait qu'il n'y avait aucune autre
solution que le parti unique de M. Habyarimana (7).

Les leaders des nouveaux partis d'opposition ont tous été déçus par le régime du
Mouvement révolutionnaire national pour le développement et la démocratie
(MRND), un grand nombre en ont souffert dans leur corps et ils ont tous été
préoccupés par l'inexorable désagrégation du tissu national rwandais. Le spectre de la
pauvreté et de la famine se trouve aux portes du Rwanda. Si la guerre et la division
continuent, ce pays déjà réputé surpeuplé, dont l'équilibre alimentaire a été fragile
depuis des temps immémoriaux - à telle enseigne que les famines servent de points de
repère pour la chronologie, peut sombrer dans une situation plus horrible que celle de
la Somalie. Enfin, les malheurs du Rwanda ont toujours été enracinés dans la volonté
d'un petit groupe de monopoliser le pouvoir. Or, à aucune époque de son histoire les
exclus n'ont perdu l'espoir de renverser ce monopole.

En arrivant au pouvoir voilà vingt années, M. Juvénal Habyarimana trouvait un pays
ethniquement divisé. L'élite tutsi, pour l'essentiel, avait péri dans des massacres
répétés. Un grand nombre de Tutsis se trouvaient en exil. Ceux qui étaient restés au
pays y vivaient dans des conditions de citoyens de seconde zone, sans possibilité
d'accéder ni à la fonction publique, ni à l'armée, ni à l'instruction et servaient d'otages
à chaque alarme venue des milieux de réfugiés. M. Habyarimana, en prenant le
pouvoir, avait reconnu lui-même cette injustice et se disait prêt à y mettre fin. Mais
ses proclamations ne furent pas plus honorées que de banales promesses
électorales (8).

Bon nombre d'organismes de coopération s'accommodaient de sa politique de
discrimination dont le principal instrument fut le système des quotas qui reposait sur
le fichage ethnique de la population, inventé à l'époque coloniale selon des critères
aussi arbitraires que la taille, la finesse des traits, le nombre de têtes de bétail, etc.
Habituellement utilisé dans des sociétés profondément conflictuelles, ou fort avancées
sur le chemin de la division et de la séparation, un tel système s'est partout révélé
impuissant à restaurer l'harmonie sociale. Au Rwanda, il engendra une insatisfaction
généralisée. Un ministre hutu de l'éducation nationale avoua même un jour en public
qu'il était une prime à la crétinisation nationale, faisant fi du mérite et de la
qualification des citoyens.

M. Habyarimana poussa encore plus loin la division du pays en éliminant les
opposants. Les partisans du président Kayibanda, renversé en 1973, firent les frais de
cette épuration. Ils furent éliminés physiquement ou enfermés dans la prison-mouroir
de Ruhengeri, prise d'assaut en janvier 1991 par le Front patriotique rwandais. Selon
la logique de l'alternance "à l'africaine", des tentatives pour renverser
M. Habyarimana lui-même furent mises au point. Il voulut alors éliminer les
comploteurs, n'y réussit pas toujours et se fit de nouveaux ennemis.

Les résultats obtenus dans le domaine du développement contribuèrent à masquer les
injustices sur lesquelles reposait le régime. Bien mieux, le Rwanda fut présenté
désormais comme un pays modèle dans le tiers-monde. On oubliait au moins deux
choses. La première, c'est qu'il est difficile de trouver ailleurs en Afrique un peuple
aussi homogène, parlant la même langue, ayant une unité nationale déjà établie et un
sens séculaire du bien commun, dans un environnement climatique paradisiaque.
Bref, un terrain humainement propice.

La deuxième, qu'on ne souligne pas assez, c'est la concentration exceptionnelle de
coopérants étrangers sur ce petit territoire. Coopérants officiels, nationaux,
volontaires de toutes obédiences, laïques et religieuses, tissent sur le Rwanda une
véritable toile d'araignée. Avec de tels atouts, il n'est pas interdit de penser que, dans
un climat d'harmonie, les performances eussent été encore meilleures. Au contraire,
mis à mal par un régime de division, le Rwanda manifestait, à la fin des années 80, un
essoufflement inquiétant (9).

En 1990, après l'attaque du FPR, un peu de clairvoyance et de générosité politiques
auraient désarmé bien des combattants. Au contraire, la panique triompha et le
régime prit des otages, loin des champs de bataille, parmi ceux des citoyens qui
avaient préféré mener de l'intérieur le combat pour leurs droits plutôt que de partir en
exil.

On lyncha, on tortura, on viola, on massacra et on emprisonna, sans épargner ni
femmes ni enfants, des citoyens qui n'avaient commis d'autre crime que de
ressembler physiquement aux assaillants venus du nord ou qui avaient avec eux
quelque relation de famille souvent fort éloignée, parfois même pas prouvée. Devant
l'indignation de la communauté internationale, le régime consentit de mauvais gré à
relâcher au compte-gouttes et sans vergogne ceux qui n'avaient pas succombé. Les
occasions de désamorcer le conflit ne manquèrent pas, mais au lieu de les saisir, le
président préféra s'arc-bouter sur des chimères et s'aligna sur les plus fanatiques (10).

Suivirent une série de massacres à travers le pays. Kibilira, Bigogwe, Bugesera, Kibuye
et d'autres lieux, ponctuent dans le sang la carence d'un homme qui se veut encore
président. Le récent rapport de la Fédération internationale des droits de l'homme
affirme la responsabilité des autorités rwandaises dans ces massacres (11).

Problème escamoté

Un moment ébranlé et disposé à composer, M. Habyarimana a repris du poil de la
bête grâce au soutien militaire français. Paris a successivement affirmé intervenir au
Rwanda pour respecter des accords d'Etat à Etat, protéger les étrangers, assurer la
sécurité de ses ressortissants (moins nombreux, au demeurant, que les militaires
dépêchés au fur et à mesure de l'évolution du conflit). Selon M. Habyarimana,
interrogé par Radio France internationale, la France est au Rwanda pour protéger ses
intérêts, sans autre précision (12).

Outre qu'on ne voit guère ce que les ressortissants français font de si essentiel dans ce
pays qu'il faille en barrer la route à des Rwandais, on peut s'interroger sur le
parallélisme que la France établit entre son aide militaire au Rwanda et l'aide
supposée de l'Ouganda au FPR. On peut tout au plus accuser l'Ouganda d'aider des
Rwandais à rentrer chez eux, tandis que la France contribue à les en empêcher.

La saisine du Conseil de sécurité n'arrange pas les choses non plus. On va escamoter
un problème entre Rwandais pour lui substituer un problème ougando-rwandais ;
remplacer un simple problème de droits de l'homme par un problème de sécurité des
frontières entre deux pays voisins souverains.

Mais ce n'est qu'une habileté à courte vue, car le problème de l'égalité des citoyens ne
peut s'éluder : l'ensemble des jeunes générations estiment que le pays, en dépassant le
stade tribal, avait pris une option sérieuse sur un avenir meilleur, elles ne supportent
pas d'être embrigadées dans des antagonismes ethniques et régionaux destructeurs et
dépassés.

La France serait mieux inspirée en conseillant à ses amis de Kigali d'ouvrir le jeu
politique à une majorité citoyenne (la majorité ethnique n'ayant rien de commun avec
la démocratie) et d'organiser un retour digne pour les réfugiés. M. Max Gallo, député
socialiste au Parlement européen, écrivait ici-même : "Les problèmes non résolus sur
la longue durée ressurgissent toujours au moment d'une forte crise. Et on paie cher
de les avoir négligés… La fuite hors du cadre national pour trouver des remèdes à
des contradictions intérieures est une illusion (13) ."

(1) Cf. Danièle Helbig, "Le Rwanda entre guerre civile et réformes politiques", le Monde
diplomatique , novembre 1990. Lire aussi Jean-Pierre Chrétien, "La crise politique
rwandaise", communication non publiée faite à Genève, 13 décembre 1991, et A.
Guichaoua, le Probléme des réfugiés rwandais et des populations banyarwanda dans la
région des Grands Lacs africains , Haut Commissariat des Nations unies pour les
réfugiés, Genève, 1992.

(2) Exile from Rwanda : Background to an Invasion , The U.S. Committee for refugees,
Washington, février 1991.

(3) Jean-Pierre Chrétien, op. cit.

(4) Sur le thème de la "guerre imposée", voir les discours officiels et, entre autres,
Dossier de presse , présidence de la République, Kigali, 17 juillet 1992. Thème épousé
par l'Internationale démocrate chrétienne, influencée sans doute par sa branche belge. Cf.
, notamment, son congrès des 1er et 2 mars 1993 à Bruxelles.

(5) Le président Obote expulsa de l'Ouganda, en octobre 1992, les réfugiés rwandais.
Ceux-ci cherchèrent refuge… au Rwanda qui ferma alors ses frontières. Cf. Exile from
Rwanda , op. cit. , p. 10.

(6) Le Monde , 19 octobre 1990.

(7) M. André Louis, secrétaire général de l'Internationale démocrate chrétienne, l'Echo ,
1er juillet 1992, Bruxelles.

(8) En 1990, la minorité tutsi évaluée empiriquement à 10 % de la population (7 millions
au total) comptait 1 bourgmestre sur 143, aucun préfet sur 10, 2 députés sur 70, aucun
officier dans l'armée, une seule unité dans le corps diplomatique, un ministre. On croit
généralement que, en 1993, la situation est, au mieux, identique.

(9) Cf. , entre autres, Alain Hansenn, le Désenchantement de la coopération , Karthala,
Paris, 1989 et Fernand Bézy, Quatre Vérités sur le Rwanda , Louvain-la-Neuve, 1991.

(10) Le MRND est aujourd'hui allié à la Coalition pour la défense de la République
(CDR), partisan d'une République hutu pure et dure, avec une demi-douzaine de petits
partis considérés généralement comme des créations du MRND pour s'opposer aux
accords de partage du pouvoir signés à Arusha en janvier 1993 entre le gouvernement et
le FPR.

(11) Rapport de la FIDH, d'après une dépêche AFP du 8 mars 1993.

(12) RFI, 19 juillet 1992.

(13) Le Monde diplomatique, novembre.

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