Citation
Présentée comme l’étape finale de
la normalisation des relations
entre la France et le Rwanda
après un quart de siècle de tensions, la
visite à Kigali du président Macron représente
plutôt le début d’une nouvelle
étape, celle où l’« œuvre de justice »
pourra se poursuivre, inspirée par la reconnaissance
du passé. Avant de
prendre la parole devant les officiels
rwandais, le chef de l’Etat français avait
passé de longs moments à l’intérieur du
mémorial de Gisozi où sont rassemblés
les témoignages du génocide et où
se trouve illustré l’impitoyable enchaînement
de la haine qui mena au massacre
d’un million de Rwandais en
1994.
Costume gris, visage marqué par
l’émotion, s’exprimant avec solennité, le
président français a prononcé un discours
millimétré, assurant : « En me tenant
avec humilité et respect à vos côtés,
ce jour, je viens de reconnaître nos
responsabilités. » Il a poursuivi en déclarant
: « Reconnaître le passé, c’est
aussi et surtout poursuivre l’œuvre de
justice. En nous engageant à ce qu’aucune
personne soupçonnée de crimes
de génocide ne puisse échapper au travail
des juges. »
Beaucoup de Rwandais ont compris
ces propos comme un avertissement à
ceux de leurs compatriotes qui, impliqués
à divers niveaux dans le génocide,
se trouvent toujours en France, à commencer
par la famille de l’ancien président
Habyarimana, dont son épouse
Agathe, accueillie jadis à la demande du
président Mitterrand.
« Pas le visage de la France »
Par contre, animal à sang froid, représentant
une génération arrivée à l’âge
adulte après le génocide, Macron n’a
pas cédé à l’élan d’empathie qui, en
2000, avait précipité Guy Verhofstadt,
alors Premier ministre de la Belgique, à
la tribune du stade Amahoro pour y déclarer
« au nom de mon peuple, au nom
de mon pays je vous demande pardon ».
Le président français a estimé que
« la France n’a pas été complice » et,
soucieux de ne pas déshonorer l’armée
de son pays, il a précisé : « Les tueurs
qui hantaient les marais, les collines, les
églises n’avaient pas le visage de la
France. (…) Le sang qui a coulé n’a pas
déshonoré ses armes ni les mains de ses
soldats qui ont, eux aussi, vu de leurs
yeux l’innommable, pansé des blessures
et étouffé leurs larmes. » Réservant ses
critiques voilées à la politique menée
par la France après le génocide, il a cependant
précisé « qu’au lendemain,
alors que des responsables français
avaient eu la lucidité et le courage de le
qualifier de génocide, la France n’a pas
su en tirer les conséquences appropriées
».
La France, a-t-il dit, « a un devoir, celui
de regarder l’Histoire en face et de
reconnaître la part de souffrance qu’elle
a infligée au peuple rwandais en faisant
trop longtemps prévaloir le silence sur
l’examen de la vérité. (…) En voulant
faire obstacle à un conflit régional ou
une guerre civile, elle restait de fait aux
côtés d’un régime génocidaire. En ignorant
les alertes des plus lucides observateurs,
la France endossait une responsabilité
accablante dans un engrenage qui
a abouti au pire alors même qu’elle songeait
précisément à l’éviter ».
Macron s’est ainsi aligné sur le rapport
des historiens dirigé par François
Duclert, qui avait conclu aux « responsabilités
lourdes et accablantes de la
France », à l’« aveuglement » du président
français de l’époque, François
Mitterrand, et son entourage mais sans
aller jusqu’à prononcer le terme de complicité.
Exigence de vérité
Ce faisant, le président français, sans
s’aliéner les militaires de son pays engagés
sur tant de fronts en Afrique, a circonscrit
la responsabilité de l’« aveuglement
» à un petit groupe de décideurs
rassemblés à l’époque autour de l’Elysée
et de sa cellule africaine. Une manière
habile d’assumer le passé sans en porter
le poids, sauf avec la promesse d’intensifier
la coopération avec le Rwanda.
Mais à un an des élections présidentielles,
alors que des mouvements de
fronde, inspirés par d’autres motifs,
agitent certains cercles militaires, pouvait-
il vraiment aller plus loin ?
Dans sa réponse, le président Kagame
montra qu’il avait pris la mesure du
courage dont avait fait preuve son hôte :
il rappela les « bruits et les voix » en dépit
desquels le président Macron avait
franchi le pas, assura qu’il importait de
ne pas trop se précipiter, d’avancer pas à
pas, de répondre à toutes les questions
qui continuent à se poser, année après
année, exigeant la clarté. Il rendit ainsi
un discret hommage au dynamisme de
la société civile française, ses intellectuels,
ses journalistes, ses simples citoyens
ayant maintenu, d’année en année,
leur exigence de vérité, en
concluant : « La vérité guérit. » Il se référait
ainsi à un proverbe rwandais qui
prend aujourd’hui toute sa force : « La
vérité traverse le feu mais jamais elle ne
brûle. »
Il ramena aussi la responsabilité à son
véritable niveau, celui des gens qui, à
l’époque, prenaient les décisions, laissant
discrètement entendre que le
peuple français en tant que tel n’avait
pas été associé à la politique menée au
Rwanda.
La défense du continent
Même si les polémiques, les affrontements
avec la France ont requis beaucoup
d’énergie, là ne fut cependant pas
l’essentiel pour un homme tel que Kagame,
et il tint à le rappeler : « Alors
que nous aurions pu être déclarés un
Etat en faillite, nous sommes, en dépit
de tout, demeurés un peuple uni, essayant
sans relâche de devenir
meilleur.» L’ancien président de
l’Union africaine (avant
Tshisekedi) prit aussi la
défense du continent,
cette Afrique si souvent
caricaturée avec ses mauvais
acteurs, ses échecs,
ses catastrophes, inspirant
les « donneurs de leçons
» convaincus de leur
propre supériorité et finalement
pétris de racisme.
Un racisme qui se
trouve dans la même logique
que le génocide lui-même…
Refusant désormais
l’émotion et les retours
en arrière, Kagame définit
les contours d’une future
relation avec la
France, d’une coopération
dans des domaines
qui, précisément, sont les
favoris d’Emmanuel Macron
: l’investissement, la
digitalisation, l’égalité
hommes-femmes, le soutien
à l’entrepreneuriat et
aux petites entreprises, la
multiplication des startup
et le pari fait sur les
jeunes.
Applaudi par un
Rwanda réaliste et tourné
vers l’avenir, où les
survivants du génocide ont quelquefois
le sentiment d’appartenir au passé, Emmanuel
Macron a, en France, ménagé
ses adversaires potentiels. Mais il a aussi
suscité l’amertume d’un homme
comme Alain Gauthier, président du
CPCR (Collectif des parties civiles pour
le Rwanda). Ce dernier rappelle que
« les rescapés et les familles des victimes
ne peuvent se contenter d’un discours
lénifiant et compatissant. Ils ont
besoin de justice, ils espéraient une demande
de pardon. Ils devront continuer
à vivre avec leur douleur ».