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Jeudi 27 mai, la visite d’Emmanuel Macron au Rwanda marque une étape décisive dans le rapprochement avec la France. Paris devrait prochainement envoyer un ambassadeur à Kigali. Un poste vacant depuis 2015.
Avant, pendant et après le génocide des Tutsis du Rwanda de 1994, la France a soutenu politiquement et militairement les tueurs. Cette compromission a durablement marqué les relations entre les deux pays. « Aucune des précédentes tentatives de rapprochement diplomatique, voire de normalisation de la relation avec le Rwanda, n’a pu aller jusqu’au bout ou en tout cas n’a pu être amorcée de manière irréversible parce qu’il est resté ce blocage mémoriel et historique qui n’a toujours pas trouvé de dénouement », affirmait l'Élysée lors d'un briefing pour la presse, organisé le 26 mars.
C’est le récit que souhaite imposer l’Élysée. Avec sa commission d’historiens, le président Emmanuel Macron aurait permis l’émergence de la « vérité » historique et ainsi franchi le « blocage mémoriel » qui empêchait toute amélioration des relations avec le Rwanda. Ce faisant, il aurait réussi là où ses prédécesseurs avaient échoué.
En réalité, une normalisation entre Paris et Kigali s’était déjà produite. Mais ce processus fut brusquement interrompu à la suite d’une crise diplomatique survenue en 2012. Ministre des affaires étrangères pendant le génocide des Tutsis, Alain Juppé en fut le fossoyeur lors de son retour au Quai d’Orsay.
Mediapart a enquêté sur cet épisode des relations franco-rwandaises et recueilli le témoignage inédit de l’ambassadeur de France au Rwanda entre 2010 et 2012.
Le rapprochement en question commence après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007. Le nouveau ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, entreprend alors de renouer avec les autorités rwandaises.
De passage à Kigali en 2008, Bernard Kouchner reconnaît une « faute politique » commise par la France en 1994. Depuis la mairie de Bordeaux, l’ancien ministre Alain Juppé dénonce immédiatement sur son blog les « contre-vérités », des « amalgames », la « repentance » et les « compromissions de la realpolitik ».
Cela n’empêche pas le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, de se rendre à son tour au Rwanda en 2009 et d’officialiser ainsi le réchauffement diplomatique avec le pays des mille collines.
Alain Juppé, en octobre 2019. © Stephane de Sakutin / AFP
Le diplomate Laurent Contini, ambassadeur de France au Zimbabwe, est alors désigné pour prendre le poste de Kigali. Détaché auprès du représentant spécial de l’Union européenne dans les Grands Lacs durant cinq ans, l’homme s’est déjà impliqué dans le processus de paix au Burundi ainsi qu’en République démocratique du Congo et connaît bien la situation intérieure au Rwanda.
Laurent Contini débarque à Kigali en janvier 2010. « C’est un peu sportif. C’est rare… On arrive très peu nombreux, comme un commando. Une équipe spéciale de 5 ou 6 pour tout rouvrir. Tout est pourri, donc c’est un boulot qui est presque matérialiste. Il faut reconstituer les infrastructures et les institutions, donc c’est compliqué. On a peu de temps, peu d’argent… », raconte l’ambassadeur qui décrit une expérience « passionnante ».
La petite équipe diplomatique, qui repart de zéro, parvient à remplir sa mission. « J’arrive à rouvrir les ambassades. L’école française démarre bien. Pour le centre culturel français, on avait un projet de reconstruction », se félicite rétrospectivement Laurent Contini.
En déplacement à Kigali au mois de février 2010, Nicolas Sarkozy prononce un discours retentissant dans lequel il reconnaît les « graves erreurs d’appréciation » et un « aveuglement » de la France en 1994.
Pourquoi, dès lors, parle-t-on aujourd’hui de « blocage » dans les relations entre les deux pays ? « Ça prenait fort !, résume au contraire Laurent Contini. Tous les projets qu’on a mis sur pied à l’époque – financement, coopération énergétique, etc. – avançaient même relativement vite. La normalisation se faisait partout. J’avais même obtenu de l’Élysée l’envoi d’un attaché de défense. »
En France, quelques voix s’élèvent néanmoins contre le rapprochement avec Kigali. À nouveau, Alain Juppé proteste à plusieurs reprises sur son blog et dans des courriers publics contre toute évocation de la responsabilité de la France dans les événements de 1994. Il s’agirait selon lui d’une « réécriture de l’histoire » commanditée par le Rwanda.
Laurent Contini profite de la conférence des ambassadeurs de l’été 2010 pour contacter Alain Juppé. « Je le rencontre pendant une heure et j’essaie de lui expliquer la rationalité de la normalisation avec le Rwanda. Qu’il ne s’agissait pas d’une entreprise de repentance, mais d’un objectif politique ! Dans ma naïveté, je croyais lui avoir fait toucher un peu de cette rationalité », raconte le diplomate.
Mais neuf mois après la reprise des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda, Bernard Kouchner semble déjà sur le départ : il est marginalisé par les conseillers du président Sarkozy sur la plupart des dossiers importants. Claude Guéant conserve la haute main sur les affaires africaines, et l’ex-« french doctor » Kouchner ronge son frein.
Du côté des présumés génocidaires rwandais, la normalisation accélérée des relations franco-rwandaises inquiète. En particulier chez les cadres des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe armé raciste et criminel qui a ravagé la région des Grands Lacs et dont une partie des responsables politiques réside en France.
Dans la soirée du 5 septembre 2010, le secrétaire exécutif des FDLR basé en région parisienne, Callixte Mbarushimana, appelle l’un de ses anciens collègues rwandais établi près de Toulouse. Les deux hommes semblent bien informés de ce qui se trame au sein de la droite.
Mediapart a consulté la retranscription de cet appel d’une demi-heure intercepté par la gendarmerie. Les deux extrémistes rwandais évoquent les poursuites engagées contre des chefs du FDLR en Allemagne, mais aussi le rapprochement franco-rwandais, et ils s’inquiètent de pouvoir être utilisés comme « monnaie d’échange ».
« Les choses peuvent changer dans les jours à venir », annonce Callixte Mbarushimana qui semble impatient de voir partir Bernard Kouchner. « Si le monsieur de Bordeaux devient ministre, ça ira bien. On dit qu’il est pressenti pour remplacer l’autre », acquiesce son correspondant.
Quelques semaines plus tard, Alain Juppé revient au gouvernement, mais pas au ministère des affaires étrangères. Il est d’abord ministre de la défense pendant trois mois tandis que Michèle Alliot-Marie hérite du Quai d’Orsay. C’est une suite de révélations sur les connivences de cette dernière avec le régime tunisien qui conduit le « monsieur de Bordeaux » à la remplacer. « C’est un prophète », s’amuse le diplomate Laurent Contini quand nous lui rapportons les propos du correspondant de Callixte Mbarushimana.
Toujours est-il que la politique fructueuse lancée par Bernard Kouchner et poursuivie par Michèle Alliot-Marie n’est effectivement pas du goût d’Alain Juppé. Le nouveau ministre des affaires étrangères impose un virage à 180 degrés dans les relations avec le Rwanda. C’est ce que l’ambassadeur Laurent Contini appelle « l’effet Juppé ».
« Je reçois un coup de téléphone du directeur de cabinet de Juppé qui me dit que je dégage »
L’une des premières décisions du nouveau ministre des affaires étrangères consiste en effet à envoyer une inspection à l’ambassade de Kigali. « Un petit poste qui ouvre ne s’attend pas à une inspection au bout d’un an de fonctionnement. On est 10, 12 agents, débordés, on ne sait plus où donner de la tête, je travaille 18 heures par jour, sept jours sur sept… », se remémore Laurent Contini.
« Je vois débarquer une grosse inspection. Un seul inspecteur suffit pour un petit poste. Là, ils sont trois. Ils restent une semaine. C’est beaucoup. Et c’est un boulot énorme. Il faut tout revoir, tout ressortir, tout mettre à plat… », se rappelle Laurent Contini qui s’interroge sur les raisons de cette démarche qu’il considère comme « pas banale ».
Selon le diplomate, les inspecteurs dépêchés sur place se seraient révélés « programmés dès le départ ». Il résume : « Je serais trop “pro-Kagame”, trop “proche du régime”, ma correspondance et ma production ne conviendraient pas… Ils cherchent des vices de forme et des malversations. Ils ne trouvent rien, mais rendent un avis négatif. »
Pour Laurent Contini, cette inspection précoce et agressive de son ambassade signifie quelque chose. « C’était le premier signe qu’à Paris tout avait changé et que l’on commençait à me chercher des poux dans la tête », analyse-t-il.
Quelques semaines après la venue des inspecteurs du Quai d’Orsay, les célébrations de la dix-septième commémoration du génocide contre les Tutsis se tiennent à Kigali. L’ambassadeur marque le coup en recevant les familles des anciens employés tutsis de l’ambassade de France. « Ça a été compliqué. Difficile. Certains n’ont pas voulu venir. On est une soixantaine dans le petit jardin de l’ambassade. Je célèbre leur venue et je leur présente à titre de citoyen individuel et en tant qu’ambassadeur de France mes excuses pour avoir abandonné leurs parents en 1994 », se remémore Laurent Contini.
« Ce n’était pas une révolution », souligne l’ambassadeur. Ce drame avait effectivement déjà été reconnu par des responsables français. « Mais l’Élysée me téléphone pour m’avertir que ça chauffe parce que les militaires et le ministère des affaires étrangères ne sont pas contents », raconte Laurent Contini.
En mai 2011, un échange cinglant oppose dans la presse Alain Juppé et Paul Kagame. Ce dernier déclare que le ministre n’est « pas à sa connaissance » le bienvenu au Rwanda. Ce à quoi l’intéressé répond qu’il n’a pas « l’intention d’y aller ou de lui serrer la main ».
Mais les choses vont réellement se précipiter avant la visite de Paul Kagame à Paris, programmée en septembre 2011. Les voyages préparatoires, dont le dernier est conduit par la ministre rwandaise Louise Mushikiwabo en personne, se heurtent à l’absence de son homologue français Alain Juppé qui a décidé de partir en Nouvelle-Zélande.
Lorsque le président rwandais et sa délégation arrivent à Paris le 11 septembre 2011, Alain Juppé est à nouveau absent. Mais de la Chine où il a préféré se rendre, il ne se prive pas d’influer sur le cours des événements parisiens. « Le matin même du traditionnel déjeuner à l’Élysée avec les présidents et les ambassadeurs rwandais et français, on me dit que je ne peux pas venir – contre toutes les traditions –, car Juppé est intervenu plusieurs fois pour que je n’y assiste pas », affirme Laurent Contini. Le message est clair. Ses jours en tant qu’ambassadeur à Kigali sont comptés.
En marge de cette visite, les militants extrémistes congolais et rwandais se mobilisent à Paris. Les incidents et les agressions se multiplient : insultes, jets de pierres et d’essence sur des personnes identifiées comme des Tutsis, tabassages, blocage du périphérique parisien, incendies de véhicules…
Les nervis saluent l’action du ministre des affaires étrangères qui boycotte la visite du président rwandais et refuse de communiquer avec son homologue Louise Mushikiwabo. « Bravo ! Bravo Alain Juppé ! », s’époumonent en chœur les extrémistes rwandais et congolais sur plusieurs vidéos visionnées par Mediapart.
Malgré la décision de Kigali de ne pas réagir à ces événements, la coopération franco-rwandaise est alors sérieusement compromise et Alain Juppé va lui donner le coup de grâce. « En novembre, je reçois un coup de téléphone du directeur de cabinet de Juppé qui me dit que je dégage », explique Laurent Contini.
En février 2012, après quatre mois de silence, les autorités rwandaises refusent l’agrément du nouveau diplomate désigné par Paris. Le Quai d’Orsay n’a plus qu’à se prétendre offensé pour rappeler son ambassadeur. « Je suis sommé de partir en 48 heures, résume Laurent Contini. J’arrive à Paris. C’est le vide total. Je ne suis accueilli par personne. »
Alain Juppé accordera finalement une entrevue à Laurent Contini en mai 2012. Le diplomate appréhende. « Je m’attends à me faire couper la tête. On ne vire pas un ambassadeur parce qu’il s’est trompé de couleur de chemise. Donc je m’attends à des reproches, des choses graves qui motivent mon départ », se souvient-il.
Mais, finalement, rien de tout cela selon lui. « Le ministre ne me dit rien, ne me fait aucun reproche, aucune réprimande… C’était un entretien très bizarre, avec beaucoup de silences. Il n’est pas à l’aise, fuyant. Il ne me regarde pas dans les yeux », raconte Laurent Contini qui se dit « surpris » et « dérouté » de ne pas connaître le motif de son départ ou le sujet du mécontentement d’Alain Juppé.
Il faudra attendre le mois de décembre 2012 pour qu’un nouvel ambassadeur prenne ses fonctions à Kigali. Mais l’élection de François Hollande et le retour du Parti socialiste au pouvoir achèveront de ruiner la coopération entre les deux pays.
Un incident, survenu lors des cérémonies de la vingtième commémoration du génocide, conduira au refus d’agréer un nouvel ambassadeur l’année suivante. Depuis cet épisode, un « chargé d’affaires » représente la France à Kigali.
Cette crise diplomatique qui commence en 2012 est-elle due à un « blocage mémoriel » comme semble l’affirmer aujourd’hui l’Élysée ? En réalité, c’est dans le jeu politique franco-français que se situe sans doute la principale raison pour laquelle cette tentative de rapprochement franco-rwandais, voulue et lancée par Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, tourne au vinaigre en 2012.
Pour rassembler la droite dans la perspective de l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy doit s’assurer du soutien d’Alain Juppé avec qui il entretient une relation tumultueuse. C’est cette configuration particulière qui oblige le président à quelques concessions et donne une certaine marge de manœuvre à l’édile de Bordeaux.
La bonne relation entre la France et le Rwanda est sacrifiée pour des raisons politiques, internes à l’Hexagone.
D’ailleurs, des années plus tard, en avril 2019, lorsque Emmanuel Macron envisage une première fois de rendre à Kigali, (relire ici notre article de l’époque), la proximité du pouvoir avec Alain Juppé (et avec l’ancien secrétaire général de l’Élysée Hubert Védrine) pèse dans son choix d’y renoncer.
Sollicité par Mediapart, Alain Juppé n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Nous lui avons transmis une série de questions auxquelles il n’a pas donné suite. Le 7 avril, après la publication du rapport Duclert, il avait publié dans Le Monde une sorte de demi-mea culpa sur l'attitude de la France pendant le génocide.
Le ministère des affaires étrangères n’a pas non plus répondu à nos sollicitations.
Quant à Laurent Contini, il est plus ostracisé que jamais depuis l’incident de 2012. « Je reviens au salaire minimum comme un débutant et on me laisse pourrir comme ça », raconte-t-il. Après une très brève affectation en Nouvelle-Zélande à la fin de l’année 2013, le ministre socialiste Laurent Fabius le rappelle. Cette fois, il ne repartira pas.
« À mon retour, j’ai demandé à passer en conseil de discipline. Parce que j’en avais marre et que je sais comme ils peuvent être durs dans leurs jugements informels », explique Laurent Contini. Mais le Quai d’Orsay n’en fera rien. Le diplomate est désormais « chargé de mission » au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS). Un placard dans lequel il a passé les sept dernières années.
« Je reste là jusqu’à la fin, jusqu’à la retraite. Je n’aurai pas de poste. On me l’a annoncé. C’est rare, ça… C’est une punition très longue au Quai d’Orsay. Très très longue… », soupire Laurent Contini qui n’exclut pas d’exercer des recours contre sa hiérarchie.