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Sous les lambris de l’Hôtel Peninsula, à deux pas de la Place de l’Etoile à Paris, un rendez-vous très discret avait été fixé mardi soir : trois anciens officiers et un ex-diplomate, tous Français, étaient invités à rencontrer le président rwandais Paul Kagame. Dans le hall, personne ne prêtait attention aux silhouettes masquées qui se saluaient avec une pudeur de geishas. Mais aussitôt installés dans une immense salle de réunion, haute comme une nef de cathédrale, les visages se sont découverts et l’émotion fut d’emblée perceptible.
Car tous étaient conscients de vivre un moment particulier, au croisement des destins personnels et de l’histoire. Celle qui a conduit au génocide des Tutsis en 1994. Pendant cette période, les convives de cette réunion n’étaient pas dans le même camp. Du moins officiellement.
Pour rappel, au début des années 90, Paris s’engage militairement aux côtés du régime rwandais, confronté à une rébellion armée, le Front Patriotique Rwandais (FPR), dirigée par un certain Paul Kagame. Deux des officiers présents mardi au Peninsula assumaient des responsabilités à l’époque. Le général Jean Varret était à la tête de la coopération militaire française à Paris de 1990 à 1993. Et sur place, le colonel René Galinié était l’attaché militaire depuis 1988, et commandant de l’opération Noroît, déclenchée en octobre 1990 pour faire face au FPR. Très vite, les deux hommes perçoivent les dangers d’un engagement compromettant, et pourtant toujours croissant, aux côtés d’un pouvoir qui en réalité ne songe qu’à éradiquer la minorité tutsie, collectivement accusée d’être «complice» du FPR. Ce mouvement rebelle constitué d’enfants de réfugiés tutsis, qui avaient fui le pays suite à des pogroms récurrents depuis 1959.
«J’ai toujours été passionné par le continent africain. J’avais découvert en début de carrière les risques et les dérives de la Françafrique. Je les ai acceptés car j’étais discipliné. Jusqu’au Rwanda», confesse le général Varret, lors de ce tour de table où chacun évoque ses souvenirs. Dès 1990, il s’inquiète de la radicalisation du pouvoir en place. Alerté notamment par le colonel Galinié, qui perçoit alors lui aussi «clairement chez certains leaders la décision d’éliminer massivement les Tutsis». Malgré leurs avertissements, Varret comme Galinié seront ignorés, discrédités, poussés à la démission. «Vous avez agi comme d’authentiques agents républicains de l’Etat. Vous aviez raison hier, vous avez raison aujourd’hui», a martelé l’historien Vincent Duclert. S’improvisant maître de cérémonie mardi soir, lui qui avait dirigé la commission chargée par le président Macron d’examiner les archives françaises sur cette période trouble des relations franco rwandaises.
Etait également présent le diplomate Yannick Gérard, dépêché en juillet 1994 à Goma dans l’ex-Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo, RDC), à la frontière avec le Rwanda. Il aura été le seul haut fonctionnaire sur place à alerter sur la nécessité d’arrêter les chefs d’orchestre des massacres, réfugiés dans la zone où se déploie l’opération Turquoise, déclenchée par Paris à la fin du génocide. Lui non plus ne sera pas écouté. Et les génocidaires franchiront la frontière, sans être inquiétés par les troupes françaises.
Dialogue improvisé
Mais le clou de cette rencontre entre Kagame et ceux qui ont été «à la hauteur de la tradition de liberté et de courage de la France», comme l’a rappelé Vincent Duclert, fut le dialogue improvisé entre «Eric» et «Paul». Kagame n’a pas la réputation de se laisser submerger par ses émotions. Mais on le sent tout de même touché, lorsqu’il lance au général Eric de Stabenrath cette phrase si banale : «Tu n’as pas changé, Eric». Les deux hommes ne s’étaient pas revus depuis une trentaine d’années. Depuis l’époque où ils étaient condisciples dans une école militaire américaine, à Fort Leavenworth, au Kansas.
«Mon cher Paul», l’interpelle à son tour l’officier français qui fut en charge du secteur de Gikongoro, une localité de l’ouest du Rwanda, pendant l’Opération Turquoise.
A cette époque, les deux hommes se trouvent face à face sur une ligne de front invisible. Le FPR de Kagame qui est en train de combattre et de faire reculer les forces génocidaires, considère alors l’opération Turquoise comme l’ultime tentative de la France pour sauver un allié pourtant compromettant. Entre les deux camps, il y aura quelques affrontements, comme le rappellera mercredi Kagame, qui fera état d’une lettre menaçante, intimant au FPR de ne plus progresser sur le terrain, envoyée par le général Jean-Claude Lafourcade, commandant en chef de l’opération Turquoise.
Depuis la zone occupée par Turquoise, Eric de Stabenrath fera également parvenir une lettre à Kagame. Pour lui rappeler «ses bonnes intentions», dit-il. Et surtout leur passé commun. Ni l’un ni l’autre ne l’ont oublié. A la veille de la montée des périls, en 1990, à Fort Leavenworth, au Kansas, ils font tous les deux partie du groupe des «étudiants étrangers». Ils se lient d’amitié.
Passé commun
A cette époque, «Eric» ne connaît «rien au Rwanda». Il ne comprend pas plus la position complexe de ce jeune officier africain, qui porte l’uniforme ougandais alors même qu’il est un réfugié rwandais. Déjà impliqué en secret dans la formation d’une rébellion qui veut imposer le retour au Rwanda des Tutsis exilés. A en croire Kagame, le projet ne plaît guère à leur «hôte», le président ougandais Yoweri Museveni, qui a bénéficié de l’aide de ces jeunes Rwandais combatifs pour prendre le pouvoir en 1986. Pour contrecarrer cette rébellion en gestation, le président ougandais cherche à éloigner leur leader, Fred Rwigema. Il lui impose de partir en formation au Kansas. Au dernier moment, c’est Kagame qui prend sa place, pour maintenir le «chef» sur le terrain dans la perspective d’une attaque prévue au Rwanda. Elle aura lieu le 1er octobre 1990. Mais Fred Rwigema est tué le jour même. Au Kansas, un jeune élève officier africain fait alors précipitamment ses bagages. «Nos instructeurs ne comprenaient pas comment je pouvais abandonner ma formation en cours de route», rappelle Kagame. «On nous a dit qu’il partait combattre dans une rébellion lointaine en Afrique», se souvient Eric de Stabenrath, qui partagera un «dernier lunch», rappelle-t-il, avec Kagame avant son départ. Le général français s’est souvent offusqué des accusations portées contre Turquoise. Parfois par Kagame lui-même. Mais ce mercredi, les voilà tous les deux qui évoquent des photos, des camarades d’école… «Nous ne devons pas être prisonniers de notre histoire», constate Kagame, reprenant une phrase qu’il avait déjà formulée dans une interview à Libération en 2017. Encore faut-il partager un passé commun.
Deux rapports sur le rôle de la France au Rwanda, publiés récemment, y ont participé. L’un à Paris, celui de la commission Duclert, l’autre à Kigali, fruit du travail d’enquête d’avocats américains. «Ces deux rapports ont confirmé que la politique française était erronée. Ça m’a réhabilité. J’étais déchu, je me sens un peu restauré», confesse avec émotion le général Varret. Il était déjà très tard dans la soirée quand les convives de cette histoire à peine «restaurée» se sont quittés. Avec le sentiment d’avoir participé à une rencontre inédite, qui consacre un tournant. Juste avant une visite, déjà qualifiée d’«historique», d’Emmanuel Macron à Kigali, le 27 mai.