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Le président rwandais Paul Kagame reçu au sommet de Paris par son homologue
français Emmanuel Macron, le 18 mai 2021. © Ludovic MARIN/AFP
Ce 18 mai au soir, dans la salle de réunion d’un palace parisien, à proximité de l’Arc de Triomphe, deux « anciens combattants » échangent leurs souvenirs. « J’ai fait la connaissance d’Éric au Kansas, se souvient Paul Kagame. À la boutonnière, il portait un pin’s avec le drapeau français, et moi un autre avec le drapeau ougandais. Il m’a demandé si j’étais ougandais. Je lui ai répondu : ‘Non, seulement en raison des circonstances.’ »
Assis aux côtés du président rwandais, le général Éric de Stabenrath, lui non plus, n’a rien oublié de l’époque où tous deux se sont connus. C’était en 1990, à Fort Leavenworth, au Kansas, où ils suivaient une formation militaire dans un complexe de l’US Army. « La dernière fois que je vous ai vu, c’était en octobre 1990, rappelle le Français. Un jour, quelqu’un m’a dit : ‘Paul est parti gérer une rébellion en Afrique’. »
Assurer la relève
Au Rwanda, où un mouvement politico-militaire composé d’exilés rwandais, majoritairement tutsi, a lancé quelques jours plus tôt sa première offensive contre le régime de Juvénal Habyarimana, le commandant de l’Armée patriotique rwandaise (APR), Fred Rwigema, vient de trouver la mort dans les combats. Paul Kagame doit écourter sa formation pour se rendre au Rwanda assurer la relève.
Quatre ans plus tard, les deux officiers se retrouveront sur un même terrain d’opérations, sans toutefois se revoir. Au Rwanda, à la fin de juin 1994, Éric de Stabenrath est « chef opérations » du Régiment d’infanterie de chars de marine (RICM), en charge du secteur de Gikongoro, dans le cadre de l’opération militaro-humanitaire Turquoise. À cette date, Paul Kagame ne porte plus les couleurs de l’Ouganda : devenu le chef militaire de l’APR, il mène le combat contre l’armée rwandaise, qui, depuis près de trois mois, encadre le génocide contre les Tutsi.
© Éric de Stabenrath, de dos et Jean Varret, à la gauche de Paul Kagame,
le 18 mai 2021 à Paris. Paul Kagame/Flickr
Souvenir favorable
Formulé par Paul Kagame lors de la visite de l’historien Vincent Duclert à Kigali, au début d’avril, le vœu du président rwandais – revoir ce vieux camarade – a été exaucé. Car autour de la longue table, d’autres vétérans de l’armée française ont, eux aussi, pris place, répondant favorablement au souhait présidentiel de revoir des protagonistes français croisés entre 1990 et 1994 et dont il garde un souvenir favorable.
À sa gauche, le général Jean Varret, 85 ans, chef de la Mission militaire de Coopération entre 1990 et 1993. Face à lui, outre Vincent Duclert, l’ancien ambassadeur Yannick Gérard, aujourd’hui retraité, est lui aussi venu brasser ses souvenirs, tout comme le colonel René Galinié, 81 ans, issu de la gendarmerie. « C’est un moment important pour moi de me reconnecter à ces expériences passées et à ceux qui les ont vécues », commente Paul Kagame.
Tour à tour, chacun exhumera de sa mémoire des souvenirs vieux d’une trentaine d’années, dans ce conflit indirect où l’armée française et le Front patriotique rwandais (FPR) se sont livrés, sur les collines luxuriantes du Rwanda, une guerre qui ne disait pas son nom.
« AU MOMENT DU GÉNOCIDE, JE ME SUIS FÉLICITÉ DE NE PLUS PORTER L’UNIFORME »
Le général Varret raconte ainsi les états d’âme qu’il a éprouvés en comprenant, notamment grâce aux alertes lancées par le colonel Galinié, alors attaché de défense, les risques que des massacres de grande ampleur fomentés par le régime hutu – soutenu inconditionnellement par Paris – visent la population tutsi. « J’étais discipliné. Par le passé, j’avais soutenu la rébellion biafraise [au Nigeria], ce qui s’était soldé par un échec », raconte l’officier. Mais face aux errements de la politique française au Rwanda, Jean Varret estime cette fois que la coupe est pleine – « C’était la première fois de ma carrière qu’on ne me faisait pas confiance », témoigne-t-il – et applique le précepte qui veut qu’un militaire, « ça ferme sa gueule ou ça démissionne ». « En 1993, ajoute-t-il, j’ai donc décidé de me taire et j’ai démissionné de l’armée. Un an plus tard, au moment du génocide, je me suis félicité de ne plus porter l’uniforme. »
Selon lui, les rapports rendus récemment par une commission d’historiens et de juristes français à la demande du président Emmanuel Macron et par un cabinet d’avocats américains pour le compte du gouvernement rwandais ont permis de laver son honneur. « Ces deux rapports m’ont réhabilité. Ils permettront de restaurer [entre la France et le Rwanda] une coopération gagnant-gagnant », se réjouit-il.
« J’AVAIS ALERTÉ TOUT LE MONDE, MAIS SEUL VARRET M’A TOUJOURS SOUTENU »
À son tour, le colonel René Galinié évoque les conditions dans lesquelles, dès mars 1991, il a préféré lui aussi démissionner de son poste plutôt que de devoir garder les yeux fermés sur les dérives du régime Habyarimana : « Au moment de mon départ, une catastrophe humaine me paraissait inéluctable. J’avais alerté tout le monde, mais seul Varret m’a toujours soutenu’, relate-t-il, amer.
Quant à Yannick Gérard, ambassadeur de France en Ouganda de 1990 à 1997, qui fut à ce titre concerné par la guerre puis par le génocide – il sera notamment le représentant du Quai d’Orsay au Rwanda dans le cadre de l’opération Turquoise –, il avait, tout comme Éric de Stabenrath, rencontré à l’époque Paul Kagame. « Je conserve un souvenir assez précis des deux ou trois soirées que nous avons passées à l’ambassade de France à Kampala, où vous m’expliquiez les objectifs de votre mouvement », dit-il au président rwandais. Retraité depuis 17 ans, le diplomate indique avoir tiré de cette expérience douloureuse une devise : « Vous rendrez un immense service à votre pays en refusant de plaire aux autorités. Elles sont toujours passagères. »
Index menaçant
De son côté, le président rwandais reviendra sur une expérience marquante, survenue en septembre 1991 à Paris, à une époque où il pensait encore pouvoir sensibiliser les autorités françaises à la cause défendue par le FPR. Dans la capitale, il rencontre Jean-Christophe Mitterrand, conseiller aux affaires africaines de son père, le président François Mitterrand, et Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères. Lors d’une discussion, relate Paul Kagame, « Paul Dijoud a pointé son index vers moi en me menaçant de ce que le président Habyarimana risquait de faire [si le FPR poursuivait son action militaire] : ‘Si vous vous emparez de Kigali, alors vous ne reverrez plus vos frères et vos familles car tous auront été massacrés !’, m’a-t-il lancé. »
Durant ce même séjour parisien, Paul Kagame sera brièvement interpellé, à l’aube, dans sa chambre d’hôtel, par des policiers français qui lui infligeront une garde à vue d’une journée avant de le relâcher. Une expérience dont il n’a rien oublié : « J’ai dit au président Emmanuel Macron que j’aimerais savoir aujourd’hui pourquoi j’ai été traité ainsi à l’époque », confie-t-il à ses interlocuteurs.
Hautement symbolique, cette rencontre entre le président rwandais et cet aréopage d’officiers est la dernière étape en date d’un rapprochement diplomatique entamé depuis l’élection d’Emmanuel Macron, en 2017. Celui-ci devrait d’ailleurs se poursuivre à la fin de mai avec la visite de ce dernier à Kigali. La première d’un chef d’État français au Rwanda depuis celle de Nicolas Sarkozy, en février 2010.