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Entre avril et juin 1994, un million de Tutsis ont été exterminés au Rwanda. Certains de leurs assassins vivent aujourd’hui parmi nous, mais seule une poignée fait l’objet de poursuites ou d’enquêtes.
Il n’a pas fallu attendre la visite du président rwandais, Paul Kagame, à Paris, lundi 17 mai, et sa rencontre avec Emmanuel Macron, pour que ce constat soit dressé : il est répété depuis des décennies, sans que l’on sache précisément combien d’individus sont concernés, ni les buts précis qui les ont conduits dans l’Hexagone.
Cette situation d’impunité se révèle cependant particulièrement incompréhensible pour trois d’entre eux, qui figurent sur la première liste des personnes que le Rwanda considère, depuis 1996, comme des « génocidaires de première catégorie » et que Mediapart a retrouvés.
Cette première liste comporte près de 2 000 noms d’individus que les autorités rwandaises souhaitaient alors poursuivre. Élaboré alors que le pays était en ruine et que la guerre faisait encore rage, ce document n’est évidemment pas exhaustif, de nombreux suspects n’y figurent pas.
Mais les autorités françaises ne pouvaient en ignorer l’existence : dès 1996, les administrations en avaient connaissance. Ce qui n’a pas empêché ces trois suspects de vivre sans être inquiétés.
Le premier fut une véritable vedette pendant les tueries. Journaliste de la radio nationale rwandaise, Hyacinthe Bicamumpaka animait la station pendant les massacres. Radio Rwanda était la voix officielle du régime génocidaire.
Dix jours après le début du génocide, Hyacinthe Bicamumpaka rappelait ainsi aux Rwandais la version officielle qui justifiait les tueries : « Les sanguinaires ont abattu l’avion qui transportait notre chef de l’État », affirmait-il.
L’animateur s’employait ensuite à justifier le carnage dans le sud de la capitale : « Ce soir, des coups de feu ont été entendus dans les localités de Nyamirambo et de Rebero, où les Forces armées rwandaises traquaient les Inkotanyi [surnom que se donnaient les forces rebelles – ndlr] qui s’y seraient cachés. »
Un mois plus tard, Hyacinthe Bicamumpaka se faisait le porte-voix du ministre de la défense et dénonçait à l’antenne « l’ennemi qui continue à exterminer les Rwandais », avant d’intimer aux auditeurs de « rester vigilants pour davantage [se] protéger » : « Aux barrières et aux rondes que vous faites, vous devez faire très attention et vérifier les identités de tous les passants. »
« Même si nous perdons cette bataille, nous reviendrons », affirmait Hyacinthe Bicamumpaka à l’hebdomadaire Jeune Afrique au début du mois de juin 1994, avant de promettre que l’ennemi des génocidaires « régnera[it] sur un désert ».
Hyacinthe Bicamumpaka a gagné la France 15 jours après cette déclaration et n’est jamais revenu au Rwanda.
En 1995, il vivait dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) situé dans une petite commune paisible de Saône-et-Loire, bien loin de la guerre, des épidémies et de la faim qui sévissaient dans les camps de réfugiés où il avait abandonné ses compatriotes.
Sa demande d’asile ne sera rejetée qu’en octobre 1997. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) use de l’article 1er-F de la Convention de Genève, qui permet d’exclure du statut de réfugié les personnes suspectées de génocide.
Mais alors que l’ex-animateur n’envisageait la France que comme une étape dans la reconquête du Rwanda, il s’y est éternisé. Hyacinthe Bicamumpaka réside toujours en France, dans le Nord. Il a 65 ans.
Le deuxième suspect, Joseph Mushyandi, était, lui, avocat de formation. Proche des milieux politico-religieux les plus extrémistes, il dirigeait une association fantoche de défense des droits de l’homme. Il est notamment soupçonné d’avoir maquillé des tueries commises par le régime avant le génocide pour les attribuer aux forces rebelles.
Ces manœuvres, menées conjointement avec des individus qui seront condamnés à la prison à perpétuité par la justice internationale, ont alimenté les accusations en miroir qui justifièrent les massacres.
Pendant le génocide, Joseph Mushyandi a continué d’évoluer dans le giron du gouvernement intérimaire. Il est soupçonné d’avoir lui-même participé aux massacres à Kigali, puis dans sa région d’origine.
Le troisième de ces suspects, Anastase Rwabizambuga, était employé au mobilier scolaire dans la capitale du pays. Il a changé de nom en 1999 à la faveur d’une naturalisation et réside dans les Hauts-de-Seine.
Les informations d’état civil qu’il a fournies pour déposer sa société de revente de pièces automobiles en 2007 correspondent à celles de la liste des suspects établie par le Rwanda en 1996.
Nous avons tenté de joindre ces trois hommes sans succès, à plusieurs reprises, et leur avons laissé un message sur leur boîte vocale quand cela était possible. Ils n’ont pas donné suite.
Comment ont-ils pu s’installer et vivre impunément en France ? C’est d’abord l’attitude très conciliante du Quai d’Orsay envers les extrémistes rwandais qui a permis l’arrivée d’un grand nombre d’entre eux. Avant que ces derniers se chargent ensuite d’organiser la venue de leurs compatriotes.
Dans les années qui suivent le génocide, le ministère français des affaires étrangères, dirigé successivement par Alain Juppé (RPR), Hervé de Charette (UDF) puis Hubert Vedrine (PS), offre d’abord des sauf-conduits à l’ancienne élite rwandaise vers des pays africains dont les régimes sont liés à la France.
Dans l’Hexagone, l’administration chargée d’examiner les demandes d’asile se trouve sous la tutelle du Quai d’Orsay et les anciens cadres rwandais y bénéficient d’un biais favorable de la part des fonctionnaires. Les exilés profitent également du temps d’adaptation nécessaire à cette institution peu informée sur la tragédie rwandaise.
Puis un système de pression sur la direction de l’Ofpra se met progressivement en place pour permettre aux sulfureux amis rwandais de la France de s’installer dans l’Hexagone, comme l’a déjà révélé Mediapart.
De leur côté, les premiers extrémistes rwandais arrivés en France ne chôment pas. En quelques années, nombre d’entre eux intègrent le dispositif d’accueil des réfugiés à différents niveaux : administrations centrales, services sociaux des collectivités, associations humanitaires et même agences européennes.
Les réfugiés rwandais séjournent ensuite d’autant plus tranquillement en France que les refus d’accorder l’asile n’ont, bien souvent, aucune conséquence judiciaire.
Dans la jurisprudence disponible, Mediapart a identifié dix-sept Rwandais suspectés d’avoir commis des crimes par l’Ofpra, mais encore jamais poursuivis pénalement à ce jour. Deux d’entre eux sont morts sans avoir été inquiétés. Trois autres ont quitté le territoire français pour la Belgique.
Au-delà de leur présence sur une liste de suspects, Hyacinthe Bicamumpaka, Joseph Mushyandi et Anastase Rwabizambuga ont un autre point commun : ils s’investissent dans les activités d’un réseau associatif.
En quittant le Rwanda, les responsables du génocide avaient, en effet, élaboré un plan qu’ils suivirent méticuleusement. Si le volet militaire de leur stratégie déboucha sur une succession d’échecs cuisants, l’implantation d’une diaspora militante en Europe destinée à les soutenir fut un véritable succès.
En avril 1995, après sa déroute, la frange dure de l’ancien régime crée dans les camps de déplacés du Zaïre le Rassemblement pour le retour des réfugiés et la démocratie au Rwanda (RDR).
D’après des documents « confidentiels défense » consultés par Mediapart, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) s’était d’abord montrée sceptique au sujet du RDR, avant de présenter l’organisation sous un jour beaucoup plus favorable.
Loin du champ de bataille congolais, l’offensive médiatique et diplomatique des génocidaires va se jouer au cœur de l’Europe et plus particulièrement en France, où ils vont bénéficier de la mansuétude des autorités.
Un an après la création du RDR, un document de travail interne faisait le point sur la situation de l’organisation. Ce mémorandum est riche d’informations sur sa stratégie. L’organisation prévoit de « créer des associations (ONG, groupes folkloriques…) servant de couverture aux activités de collecte ou de transit de fonds ».
Parallèlement à la fondation du RDR au Congo, les membres de l’organisation créent deux structures en France. L’ex-journaliste de la radio rwandaise Hyacinthe Bicamumpaka participe à la création de la première, déposée dans le Nord dès avril 1995.
Les statuts de la seconde association, le Cercle de solidarité des Rwandais de France (CSRF), sont rédigés en région parisienne au mois d’août 1995 par des dirigeants du RDR.
Dans le sillage du CSRF, des associations de Rwandais fleurissent aux quatre coins du pays, conformément au projet du RDR. Elles sont toutes liées et leurs statuts s’avèrent souvent extrêmement similaires. Les membres du CSRF participent directement à la création ou à la vie de 15 d’entre elles.
Mediapart est ainsi parvenu à identifier trente-et-une structures dans quinze départements. Leur activité se concentre à Paris, dans l’Essonne, les Hauts-de-Seine, le Val-de-Marne et les Yvelines, mais aussi à Amiens, Bordeaux, Besançon, Orléans, Le Havre, Lille, Lyon, Rennes, Reims, Rouen, dans le Tarn, à Strasbourg, Toulouse et Tours.
Nous avons collecté près de 400 documents sur lesquels figurent les noms de 279 Rwandais. Ce chiffre n’est évidemment pas exhaustif mais témoigne, à lui seul, de l’importance de ce réseau.
Ces petites communautés reproduisent l’ordre social pyramidal qui régnait au pays des Mille Collines. À la tête de chaque structure, on retrouve d’anciens cadres intellectuels, diplomatiques, financiers ou militaires du Rwanda.
Depuis vingt-sept ans, la diaspora rwandaise est ainsi quadrillée par un noyau d’extrémistes qui étouffe toute initiative échappant à son contrôle, et une génération de jeunes Européens d’origine rwandaise a grandi au sein de cette diaspora, façonnés dans la rancœur, bercés par des mensonges et pétris d’idéologie par ceux qui souhaitent à tout prix éviter la réconciliation des Rwandais.
Une situation favorisée par l’impunité des génocidaires présumés dans l’Hexagone et le déni entretenu par les responsables politiques français, qui se sont longtemps fait l’écho d’une vaste entreprise de désinformation et de falsification de l’histoire.